[Vensonge]

- C'est.. C'est toi ?

Son regard incrédule, l'ovale de ses lèvres arrondies par le choc. Je savais bien que je n'aurai pas dû.

- Mmh. Je ne reste pas...
- Oh.

Je m'assieds lourdement, attrape un quignon de pain et sors le fromage. La faim qui me ronge n'est pas de cet ordre-là, mais je veux occuper mes doigts. Elle reste là, sur le côté. Elle me regarde et elle a peur.
Je le sens dans chaque os que j'ai, sa crainte sourde et malaisée. Cette espèce de tension des tripes qu'elle combat depuis que je suis arrivé, à grands renforts de sentiments rationnels et fraternels.
Pourtant elle n'a pas les yeux d'une sœur sur moi. Non, juste d'une femme inquiète. Je déteste ça. Et plus encore je hais la moiteur de mes paumes et la sécheresse de ma bouche. La chaleur ne devrait pas m'affecter comme ça. Même la sienne.

- Frère...
- Mmh ?
- Hier le.. Le puits était sec, alors nous avons été jusqu'à... Tu sais...

Sa voix cède mais je devine déjà. Les lions et les vautours n'avaient pas encore terminé. Je serre les dents sans m'en apercevoir. Bannir les visions de feu et de sang qui menacent à nouveau de submerger le reste. Museler la haine.

- Des pillards.. De sales vipères des sables qui venaient pour notre grain, ma sœur.

Au début c'était facile, savoir qui haïr et qui protéger. Je commence à Le comprendre. A comprendre pourquoi Il m'a offert cela. Le prix dans le don qu'Il m'a fait.Parce qu'ils sont tous faux.

- Ils.. Ils n'étaient pas armés... Ce... C'étaient des marchands...
- Ils étaient faux ! Malsains, souillés, ils puaient tous la convoitise et le vice ! Il fallait bien que quelqu'un le fasse ! Ils n'auraient fait qu'ajouter, encore des immondices sur le sable ! Le pays ne ressemble plus qu'à ça !

Elle ne comprend pas. Elle ne ressent pas, elle, à quel point l'homme ici n'est plus qu'un triste jouet pour les forces oubliées qu'il évoqua jadis. Et dire que je me croyais faible.. Faible de m'incliner pour puiser dans la force d'un autre. Faible de partager une nature qui n'était pas la mienne. Si j'avais pu les voir alors tels qu'ils me sont à présent... Des asticots sur une charogne.
Le couteau passe et repasse sur le pain rêche. Je m'aperçois à peine qu'il n'y a plus beaucoup de fromage, à force. Je sens d'ici la puanteur humiliante de sa peur. Sa faiblesse. Son impuissance.
Comme la brise attise les braises, ma colère s'accroît. Pour qui ai-je sacrifié tant ? Pour qui ai-je accepté, choisi cette voie ?

- Je... C'est bien que tu sois passé je... Je voulais te dire... Ashtini va vendre ses peaux à Khémi la semaine prochaine et je... Je vais aller avec lui...

Sa voix, sa douce voix qui a bercé mes nuits difficiles depuis que nous sommes enfants, charrie une terreur qui me fait soudain plus mal qu'un coup de lame dans les reins. Elle me murmure ce qui n'est pas dit. Que c'est un aller simple loin de moi qu'elle m'annonce là. Loin de moi et de ma folie, de mes changements et tout ce que j'ai pu devenir. Devenir pour nous. Devenir pour elle.

- Tu.. Tu comprends, il ne reste plus grand chose du village et... Enfin, cet hiver risque d'être impossible... Et puis c'est un rêve tu te souviens... Je... Je veux pas que tu crois que tu n'es pas le bienvenu mais... Enfin je me disais que peut-être on pourrait...

La colère me submerge. Je ne vois même pas brûler ce qui restait de ma tartine alors que je serre les poings. Ses yeux s'écarquillent.
Je me lève et m'approche. Elle reste figée.
Son regard incrédule, l'ovale de ses lèvres arrondies par l'horreur.
Le couteau s'enfonce avec douceur dans son flanc. Je le remonte, sens les côtes céder sous ma force. Les lèvres de la plaie s'écartent peu à peu pour laisser voir ses chairs sanglantes. Je l'éventre jusqu'au sein.
Le visage encore paralysé dans cette stupeur, elle glisse jusqu'au sol et tombe.
Je jette ce qui est maintenant un simple bout de métal à moitié fondu, lève les yeux.
Les flammes s'attaquent déjà aux tentures.

Je sors, essuyant mes larmes.
Il est temps de partir.