CHAPITRE III
Paternité.
(Cette lettre nous fut vendue par un ivrogne de la taverne du Chabrûlé, nous pensons qu’elle fut rédigée lors de la bataille des Landes de Sidimotes qui fit rage en Descendre 611. Son auteur, d’après la description, serait Celebrimbor Anca, bibliothécaire de Brâkmar de 596 à 609)
Mon enfant,
Tu ne me connaitras jamais, grand bien t’en fasse.
Mais sentant mon heure venir, je ne peux, comme tout à chacun, que me retourner vers mon passé et regretter mes erreurs. Et l’envie de laisser une trace, ne serait ce que dans ta mémoire est plus forte que de plonger à jamais dans l’anonymat des morts pour Brâkmar.
Une erreur de plus, je le sais, mais celle-ci sera ma dernière.
Je ne m’excuserais pas pour mon absence, je ne sais même pas si tu verras un jour le soleil, mais si tel est le cas, tu comprendras peut être. Je vais ici me contenter de te raconter ce qui m’a mené à ta possible création.
Je fus durant longtemps gardien du savoir de Rushu, régnant seul sur mon petit royaume qu’était la bibliothèque de ma cité. On m’avait nommé à cette place non pour mon érudition, mais pour ma droiture et ma subordination au pouvoir.
De plus je venais d’une famille noble, soi-disant descendante de grands démons, et il fut décidé que mes doigts se saliraient dans l’encre et non dans le sang.
Alors qu’Oto Mustam, cette raclure infâme avait pour devoir de former nos jeunes brâkmariens à l’art du combat, j’étais chargé pour ma part de les éduquer à la haine aveugle envers Bonta, à laver leur cerveau de toute humanité envers les ailes blanches.
Je répétais des inepties à longueur de journée afin de former de dociles combattants, de la même manière que je fus moi-même formé dans ma jeunesse.
Mais le soir venu, un autre travail m’attendait.
Je devais relire les archives de la ville, les classer, et brûler tout ce qui aurait pu laisser sous entendre un quelconque lien entre la cité blanche et la cité noire.
Mon travail était simple et répétitif, jusqu’à ce que je me mette à lire.
Je veux dire, à lire vraiment. Entre les lignes, avec mon cœur, et ne plus me contenter d’un œil froid posé sur ces écrits.
Je m’usais les yeux à la lueur de la bougie à déchiffrer les lettres d’amour entre les paysannes bontariennes et les guerriers brâkmariens, lettres trouvées le plus souvent sur la dépouille de ces derniers après leur exécution pour insoumission.
Je me plongeais avec délice dans les mémoires de Lagerf Hilde qui relataient que dans les temps anciens, Jiva et Hyrkul furent à même de se comprendre et de vivre en paix.
Je me délectais des correspondances cyniques entre les chefs des cités ennemies, souhaitant, l’un comme l’autre, continuer à attiser la haine afin de garder le pouvoir suprême sur leur peuple.
Mais l’erreur est le mot clé de ma vie. Faisant preuve d’une naïve témérité, je me décidais à ne plus brûler ces traces. Elles avaient pour moi le goût de la liberté, elles qui allaient à l’encontre des intérêts de ma ville. Je les gardais précieusement sur moi, narguant ainsi mes chefs, porté par une rébellion d’adolescent. C'est étrange, mais ce moment fut le plus jouissif de ma vie.
Ma manœuvre ne mis que peu de temps avant d’être découverte. Dénoncé, je fus jeté en prison en attendant ma mise à mort. Je ne sais pas si ce fut un bien ou un mal, mais les dirigeants décidèrent que ma peine ne serait pas l’exécution. Ils me marquèrent au fer rouge de l’emblème de Brâkmar et m’envoyèrent au front afin de participer à leur guerre stérile.
Je te passerais les détails sur nos conditions de vie au front.
Le froid, la faim, la haine exacerbée, tout ceci est vrai, et bien plus que tu ne pourras jamais te l’imaginer.
Mon état physique se dégradait de jour en jour, et mon esprit divaguait. J’étais obsédé par ce lien intime qui unissait Brâkmar et Bonta, et avant de mourir, je ne souhaitais qu’une chose, pouvoir moi-même renforcer ce lien, comme un dernier pied de nez à mes dirigeants corrompus.
L’occasion se présenta de manière inespérée, sous la forme d’une jeune bontarienne perdue dans ces contrées lointaines, et forcée de s’éloigner de sa ville pour je ne sais quelle raison.
Je lui volais sa virginité, non dans le but de la faire souffrir, mais pour que naisse peut être un jour ce qui serait pour moi le lien entre ces deux cités.
Laisser une trace indélébile de notre passage ici bas, toujours la même histoire.
Alors que je t’écris, mon espoir, ma descendance, ta mère repose à l’abri à mes cotés. Je la regarde et je sais que sa vie est maintenant gâchée. Mais certaines causes valent plus qu’une simple vie.
Je m’en retourne maintenant avec mes camarades, j’entends les bruits sourds de la bataille qui commence. Je m’en vais mourir car plus rien n’a de sens.
Je ne sais pas si tu auras un jour cette lettre, mon fils, ma fille, mais sache que tu m’as sauvé avant ma mort.