Chapitre 2 : La lyre de Schamel
Pipir Oom en avait vu passé des alcolos qui venaient empuantir ses toilettes. Il était chargé du gardiennage de ce lieu au combien utile et hautement sacré de la taverne de Sufokia. Peut être le seul lieu que chacun visite au moins une fois dans sa vie si ce n’est beaucoup plus, à moins d’être un clochard par vocation… Ou un Sadida qui pense faire pousser plus vite ses plantes grâce à son propre fluide. Mais là… ce n’était pas un de ces piliers de comptoir aviné à la face rougeaude qui squattait. Le vieux Pipir regardait d’un œil hagard le jeune barde faire des aller-retour incessants.
Le vieux soupira… " Ah les jeunes.. Le trac… " grommela-t-il… " Hé Schamel ! Cesse donc de tourner ! Ta vessie est vide depuis longtemps ! " Cria-t-il au musicien qui venait de nouveau d’investir les lieux.
" Clac " la porte se referma derrière Schamel dans un bruit sonore : " Je sais, je sais, Pipir. " Répondit une petite voix apeurée derrière la porte. " Mais je viens de recorder ma lyre et je sens un truc bizarre : j’ai peur de faire un vieux bide ce soir. "
La chaise du vieux grinça d’un ton fort peu aimable lorsque Pipir leva nonchalamment sa masse imposante : " Petit, ça fait cinquante fois que tu joues ici, je ne vois pas où est le problème, tu te saucissonnes le gros intestin pour rien, oui. "
" Je sais… " ajouta la petite voix : " mais là c’est différent, je ne sais pas pourquoi. "
Pipir toussa, se racla la gorge, signe d’une profonde réflexion intérieure, et décida de ne plus importuner le gamin. Le musicien n’était pas mauvais, ni très bon d’ailleurs… Il n’attirait pas les foules mais ne les repoussait pas non plus. Du coup, ses tarifs étaient abordables pour la maison. Au moins, les gens pouvaient dire qu’à la taverne, deux fois par semaine, il y avait une animation, même si généralement les rires et les chants des badauds couvraient les compositions du barde… Enfin, ca faisait toujours une musique de fond. " Va falloir penser un jour à trouver le moyen de mettre de la musique sur un parchemin pour qu’elle se joue magiquement toute seule" soupira Pipir "au moins ca lui évitera ses états d’âme et surtout d’envahir mes toilettes au jeunot, là. "
Enfin il était ressortit… Plus blanc qu’un linge, il se dirigeant lentement vers la scène comme un bouftou apprivoisé allant à l’abattoir. Pipir fronça les sourcils, il le suivit et bifurqua pour s’installer dans la salle : pour une fois, il voulait voir le récital. Le jeune ne tiendrait pas le coup. Abordant le barmaid qui était aussi le maître des lieux, il le regarda d’un air entendu pour lui signifier que ce serait sûrement le dernier contrat de Schamel ici : On n’importune pas sans raison le gardien d’un lieu sacré entre tous, nom de nom. Faisant à nouveau protester une chaise innocente, le vieux s’installa et se tourna vers la petite scène.
Schamel sortit des coulisses, penaud et maladroit, le dos voûté, les doigts crispés sur son instrument. Il alla se mettre sur un tabouret au centre de la scène, marchant presque sur la pointe des pieds. Comme d’habitude, aucun spectateur ne salua son arrivée ni ne stoppa sa conversation. Tout juste eut-il quelques regards de travers, quelques froncements de sourcils des habitués qui le trouvaient bien étrange ce soir.
Le jeune homme se racla la gorge et commença à chanter deux trois notes sans accompagnement. Il procédait toujours ainsi. Puis il se tut et laissa quelques instants de silence, avançant lentement – peut-être un peu trop – ses fines mains vers l’instrument… Il pinça la première corde et la musique envahit alors la salle…
Pipir poussa une exclamation, interloqué. Tous les habitués du lieu avaient cessé leur badinage désinvolte. Une musique douce et suave envahissait réellement la salle. Un frisson lui parcouru l’échine, c’était comme s’il avait pu toucher la mélodie de ses doigts gras, mais un profond respect l’en empêchait. La musique s’élançait doucement, elle était triste et pourtant rythmée. Elle sonnait juste, mais surtout elle sonnait vraie. Schamel sur la scène, semblait en transe, il chantait de sa voix haut perchée, mais on aurait dit qu’il n’était pas seul : la lyre l’accompagnait… Presque trop parfaitement.
Le vieux eut peur au début, il voulut se fermer à cette musique qui semblait lui murmurer "entend mon message "… Pourtant, il ne put que s’ouvrir à elle et ce fut une joie étrange, puis une profonde tristesse. Il revit les guerres du passé, les hommes qui mourraient, le sang versé et les statuts des Douze qui restaient là, impassibles au monde qui les entouraient. Il entendit avec effroi - et pourtant il en faut beaucoup pour effrayer un ancien pirate - les cris des démons, il fut le spectateur de leurs kabbales… Et toujours ces dieux glacés de pierre dont les représentations baignaient du sang des fidèles sacrifiés.
Il ne sut combien de temps passa ainsi. Dans sa folle jeunesse, Pipir se rappelait avoir fumer une pipe à herbe venue des Koalaks qui lui avait procuré un grand plaisir et avait modifié le cours du temps pendant quelques heures. Selon les dires de son fournisseur, il aurait s’agit de la pipe du Koulosse en personne, un dangereux monstre… Et bien même ce souvenir n’égalait pas ce qu’il venait de vivre. Il reprit lentement ses esprits, constatant que tout le monde était dans le même état, l’œil vitreux mais la mine plus que réjouit. Certains voyous réputés pour leur cruauté pleuraient, reniflants, la lèvre tremblante et basse comme des bambins. Quant à Schamel, il gisait à terre, inanimé.
Quelques mois plus tard… Pipir n’était plus le gardien des toilettes de la taverne de Sufokia. Il l’avait quitter pour suivre le barde. D’ailleurs tout le monde avait quitté la taverne, même son propriétaire. Schamel avait pris de l’assurance et jouait dorénavant tous les soirs devant un parterre de plus en plus nombreux. A chaque fois, l’histoire était différente, mais elle retraçait toujours une heure sombre du royaume d’Amakna. Les accents de vérité et la beauté des compositions du musicien tuait dans l’œuf tout scepticisme et abattait l’incrédulité des plus froids venus ici, intrigués par cette histoire d’un jeune barde et de sa lyre magique.
Au fil des jours, Pipir réalisa doucement que la lyre avait sa propre existence. Mais le comprit-il vraiment par lui-même ou était-ce la lyre qui le lui avait révélé ? Il ne le sut, toujours est-il que ses camarades de route étaient d’accord sur ce point : la lyre était vivante. Le vieux ne pouvait plus se passer de ces concerts nocturnes. Si, par malheur, Schamel ne pouvait jouer, il se sentait abattu jusqu’à la prochaine représentation, ses compagnons de même.
Un soir d’ailleurs, le jeune barde ne vint pas. Déçu, Pipir alla se coucher sans espoir de trouver le sommeil. L’anxiété le repris lorsque Schamel ne se présenta pas le soir suivant. Certains pleuraient en silence, d’autres se rongeaient les ongles au sang. Le vieux préféra tracer des cercles dans le sable toute la nuit. Le troisième soir, la petite foule se présenta pour le récital. La peur se lisait sur les visages, la fébrilité gagnait les rangs. Ne tenant plus, Pipir prit sur lui. Il se leva et rejoignit la tente de Schamel en trois enjambées retentissantes. Il pouvait sentir dans son dos les regards de craintes ou de réprobation de ses compères. Sans hésiter, par peur de ne pouvoir tenter à nouveau ce geste s’il ne le faisait pas maintenant, il écarta la toile brutalement…
Une jeune fille en sortit. Elle le regardait d’un air doux et radieux. Ses cheveux vert-pâle flottaient dans une brise pourtant absente. Pipir avait l’impression de se diluer dans le regard vert d’eau de la damoiselle. Elle était plus que jolie, elle était radieusement belle. Elle serrait délicatement une lyre entre ses mains.
" Ce soir je jouerais pour vous, en personne " C’était plus qu’une voix qui venait de murmurer ces mots, presque une mélodie à elle seule. Tous l’avaient entendu et s’étaient relevés frissonnant.
Pipir fit quelques pas en arrière, Schamel précédait la Dame, mais cela, l’ancêtre ne l’avait qu’aperçu. Il vit la belle s’asseoir à la place que Schamel occupait habituellement lors de ses récitals. Elle s’installa avec grâce dans un silence presque palpable, il la vit préparer son instrument… Et la musique fût… Même le barde ne pouvait égaler le talent de la Dame, ce fut pire ou mieux que tout. Le vieux voyait la musique danser et prendre vie sous ses yeux. Il fut réellement, cette fois ci, le témoin des batailles, le spectateur de l’histoire. Il fut là, devant l’arrogance de ce monde et de ses dieux.
L’ancien n’aurait su dire combien de temps dura le récital, mais lorsque la Dame se retira, l’aube pointait. Il s’en fut rejoindre sa couche, l’âme triste pour le monde et pourtant serein tout à la fois. Un autre côté de lui-même se sentait heureux et libre… Une divinité venait de chanter pour lui toute la nuit… Sa déesse, la Dame.
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