Beaucoup moins prolifique qu’à ses débuts tapageurs, Killing Joke s’est toujours aménagé, depuis une quinzaine d’années, de longs silences radio que de nouveaux albums toujours plus puissants et dévastateurs finissaient par venir déchirer sadiquement ("Extremities, Dirt and Various Repressed Emotions" en 90, "Pandemonium" en 94). Né d’une haine et d’une rage aisément compréhensibles en ces temps chaotiques, le nouvel opus du Joker (éponyme, tout comme son aîné de 1980 !) se révèle à l’image de ce début de XXI° siècle : violent, sombre et étouffant.
Nous sommes donc allés à la rencontre de Jaz Coleman, leader charismatique plus shamanique que jamais pour faire état avec lui de ses thèmes de prédilection : politique, ésotérisme et philosophie. L’homme est prolixe et de surcroît ne manque pas souffle : interview marathon !
THE DEATH AND RESURRECTION SHOW :
Je crois que ce disque doit être le plus explosif de toute notre carrière en terme d’intensité. Sur notre nouvel album, j’aime absolument chacun des onze titres, ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant. Tu sais, je crois que beaucoup de gens doivent penser que c’est notre tout premier disque. En fait je m’en rends compte lorsque je vois que ma copine devait avoir un an lorsqu’on a sorti le premier Killing Joke en 1980 (rire sardonique). Arriver à ce stade-là après onze albums alors que la majorité des groupes sortent leur œuvre de référence au bout du premier ou du deuxième disque prouve juste, à mon sens, que rien n’est jamais prédéfini. La musique reste la musique, quelle qu’elle soit et nous n’avons jamais eu avec Killing Joke une image particulière à défendre. Tu sais, les modes et les courants vont et viennent et cette fidélité autour du groupe est une chose qui me réconforte particulièrement.
LIVE :
Cette entité qu’est Killing Joke attire à ses concerts, que nous appelons rituels ou cérémonie, des gens d’une conscience instinctive très élevée. La chose la plus intéressante n’est pas nous sur scène mais le public… Combien de groupes peuvent se targuer d’avoir une audience dont le QI grimpe jusqu’à 150 (rire). Je dirais que nous, nous le pouvons ! Je suis toujours stupéfié de voir à quel point les gens qui viennent nous voir en concert peuvent m’inspirer. Killing Joke est comme une sorte de miroir géant : la scène est le public et vice-versa. Cela signifie aussi que si nous, nous pouvons faire cela, alors vous pouvez faire tout ce que vous voulez. Tu vois, je me suis retrouvé l’an dernier professeur de musique à l’université d’Oxford alors que je n’ai pas passé un seul examen pour cela ! Ce que je veux dire par là c’est que tout t’est ouvert si tu travailles dur pour cela. La difficulté n’est qu’un détail, c’est la passion qui dirige tout.
Pour te donner un exemple, on pourrait me jeter en prison, j’enseignerais ma musique sur du papier toilette s’il le fallait. L’impulsion reste la même. Ce n’est pas quelque chose que j’ai choisi, je suis "obligé" de le faire ! Pour en revenir au groupe, je voudrais dire que je suis immensément fier de la "tradition Killing Joke" car c’est un véritable réseau de personnes talentueuses partout dans le monde. Ce n’est pas juste un groupe, c’est aussi une manière de penser, un style de vie. Tout le monde peut être impliqué dans Killing Joke, il n’y a pas ce phénomène de fans ! Nous ne faisons pas de différence entre nos concerts et les cérémonies sacrées auxquelles nous nous adonnons lorsque nous jouons des percussions sous la pleine lune en vénérant une entité féminine. Ce n’est pas que l’on veut évangéliser les gens qui viennent à nos concerts mais l’on ne peut différencier notre expression religieuse de nos prestations live.
C’est exactement la même chose et c’est là la grande différence par rapport à tous les autres groupes. Un bon exemple de ce que je te raconte est que chaque membre de Killing Joke a nommé deux ou trois personnes de son entourage pour lui succéder dans le groupe après sa mort, afin que la tradition se perpétue. C’est un système tribal et nos concerts sont l’occasion de réunir toutes les tribus.
DON DE DIEU :
Dans la philosophie de Killing Joke, nous pensons que toute personne dans le monde naît douée d’un talent, quel qu’il soit. Et la vie, enfance incluse, est seulement l’emplacement dans lequel peut s’épanouir ce don de Dieu… Tout le monde ne le trouve pas, certains le découvrent plus tard et quelques enfants prodiges le révèlent très tôt, mais il est de ton devoir de trouver ta passion, ton amour et ce don qui t’a été donné. Et lorsque enfin tu peux l’exploiter, tu te retrouves alors spirituellement et biologiquement en harmonie avec l’univers.
DEMOCRATIE ?
Chacun sait qu’il n’y a plus de démocratie, que c’est la fin de cette notion. Il y a une élite qui gouverne le monde et qui compte dans ses rangs des complexes militaro-industriels, des firmes pétrolières etc. Comme je le dis dans le dernier album "Cinq corporations qui rapportent plus d’argent que 46 pays réunis" (sur Blood on Your Hands -ndlr)… C’est inacceptable ! C’est pour cela que l’Union Européenne se doit d’être forte, brutale et fière de sa division avec les États-Unis. Le monde a besoin que l’Europe devienne une super puissance pour contrebalancer la folie de la Chine et de l’Amérique ! Nous sommes entrés dans une période difficile et étrange de l’Histoire et il faut s’attendre à de plus en plus de guerres. Tout empire, à tous les niveaux.
Et malheureusement, c’est une époque idéale pour Killing Joke. Si tu regardes dans les universités, la moitié des étudiants ne fait pas de philosophie mais du bizness. Nous sommes en train de perdre notre civilisation. En tant qu’Européens nous nous devons d’être visionnaires et de préserver notre culture afin que l’américanisation ne nous engloutisse pas. La diversité de la culture européenne est si belle… Nous sommes civilisés et c’est pourquoi la peine de mort est inacceptable ; est-ce que tu te rends compte que George W. Bush a fait exécuter des gamins noirs handicapés et de nombreux Afro-Américains ? Si ce type peut dormir la nuit, je me demande bien quelle sorte de créature il est… Pour moi Bush, Blair, Kissinger et probablement Bush père devraient être traduits devant la cour criminelle internationale. Mais on n'y arrivera jamais car si les Américains ont adhéré à cette cour internationale, ils n’ont pour autant prévu que d’y envoyer d’autres gens qu’eux (rire cynique).
Pour en revenir à l’U.E., je suis convaincu que des valeurs telles que justice, pardon et compassion sont les pierres fondatrices de ce que doit être une société. Et l’Europe peut être fière de cela. Celle-ci a seulement besoin de changements radicaux afin de devenir plus forte. Ces nouveaux états membres qui ne veulent pas obtempérer et qui plaident allégeance à l’Amérique et à une guerre illégale, doivent être exclus de l’Union Européenne, comme la Grande-Bretagne devrait l’être ! J’ai complètement rejeté ma citoyenneté britannique et je me considère aujourd’hui avant tout comme un Néo-Zélandais. D’ailleurs, je vais te montrer ce dont je suis le plus fier (il sort de son sac un passeport néo-zélandais -ndlr).
ÎLES ET PROPHÉTIE :
La race humaine se doit de changer ses valeurs ! Et je suis presque certain que seul un cataclysme, à un niveau ou à un autre, pourrait réveiller les consciences… Tu sais, cela m’agace lorsque j’entends les gens faire référence à mon escapade en Islande comme d’une fuite devant l’imminence de l’Apocalypse car je n’ai jamais crédité la thèse d’une Apocalypse comme celle révélée par Saint-Jean. Je n’ai jamais cru à la fin du monde, je croirais plutôt au contraire. Nous avons découvert ce mythe à propos d’une île au bout du monde et Jordie (Walker, guitariste de Killing Joke -ndlr) et moi y avons cru. C’est seulement après avoir changé l’hymne national Néo-Zélandais que je me suis vraiment rendu compte que cet endroit où je vivais était LE bon endroit. Mais tout prend sa source dans cette escapade islandaise car c’est là-bas que je me suis réveillé un jour et que je me suis dit : "Je serai compositeur"… Si je n’avais pas été en Islande, je ne le serais probablement jamais devenu. Et la Nouvelle-Zélande m’a donné ma première opportunité de composer pour un grand orchestre symphonique. Tout est lié…
CHEMIN DE CROIX ET PHILOSOPHIE :
Laisser mes enfants en Nouvelle-Zélande pour parcourir le monde et faire 150 ou 200 concerts, tout en dirigeant entre temps plusieurs orchestres philharmoniques fini par m’empêcher de dormir : je suis tellement excité et transporté de joie que j’en viens parfois à redouter que tout cela puisse détruire ma vie personnelle. Quand tu entreprends autant de grandes choses, tu te dois d’être réaliste et cela, le temps te l’apprend bien… Vois-tu, je ne fais pas tout ça pour l’argent ; j’ai composé la chanson du "Mulan" de Walt Disney et ce que je veux dire par là est que je pourrais me faire bien plus de fric avec mes propres créations classiques. J’ai conduit tellement d’orchestres classiques, j’ai enregistré cinquante ou soixante disques en dix ans, que je suis tranquille pour au moins sept années. Je peux donc me concentrer aujourd’hui pleinement sur Killing Joke. Voilà, que puis-je rajouter de plus si ce n’est que je suis comblé comme jamais je n’ai osé l’imaginer ! Tous mes rêves sont devenus réalité.
Tu sais, tu te dois de te souvenir de ce proverbe polynésien qui dit "Prend garde à l’homme qui rêve les yeux grands ouverts". Je me suis concentré autour de ce que je désirais réellement pour mon travail et je travaille aujourd’hui comme tu ne peux pas l’imaginer, parfois plus de quatre-vingts jours d’affilée. Je n’arrive pas à dormir et trois ou quatre heures de sommeil me suffisent. J’en perds la notion du temps et il m’arrive parfois de ne même plus savoir quel jour ni quel mois nous sommes tellement je m’immerge dans mon travail. Je ne crois pas que quelqu’un puisse s’acharner ainsi chaque jour de l’année, mais moi oui ! Je suis totalement dévoué à mon œuvre et tous ces travaux ainsi que tous les projets parallèles de chaque membre du groupe sont aussi du Killing Joke. Car l’idée fondamentale de Killing Joke à ses débuts était ce concept de renouveau, de renaissance. Tout comme Dali ou Picasso qui ont utilisé la sculpture après la toile du tableau, nous nous servons de tous les différents médiums qui nous plaisent car nous le pouvons.
Nous avons la quarantaine passée et nous nous exprimons bien mieux qu’avant. Ce que je veux dire par là c’est que si tu bosses dur sur ce que tu aimes vraiment, alors quand tu auras atteint la quarantaine, ce sera l’une des meilleures périodes de ta vie, je te le garantis. À partir de ce moment-là, tout ce que tu décideras te sera possible car tu en auras alors la capacité. Par exemple, je peux aujourd’hui aller m’asseoir au sommet d’une montagne, composer une musique pour un orchestre et retranscrire celle-ci directement sur le papier. J’en aurais été bien incapable il y a vingt ans ! Je n’aurais pas pu non plus chanter comme je chante aujourd’hui et pourtant je le voulais. J’ai essayé et parfois je m’en suis même approché de très près mais je n’ai finalement jamais été satisfait du résultat. Avec notre nouvel album, c’est enfin chose faite !