Plus le temps passe et plus mon bouclier me semble lourd. Déjà, mes réflexes sont moins affûtés. Devant ma glace, je traque les premières marques de l'âge. Je sais très bien ce qui arrive aux guerrières vieillissantes... Un jour, on oublie d'éviter un coup et là vient la blessure mortelle. Pendant toute ma formation, mon mentor m'a préparée à ce jour béni où je rejoindrai mon Dieu.
- La plus belle mort est celle qui arrive les armes à la main avec le nom de son Dieu sur les lèvres, avait-il coutume de dire. Certainement pas dans son lit comme un marchand ou un homme du peuple. Nous sommes les servants d'Arwan, pas de simples mortels. Nous le servons même au moment de notre mort.
Ces phrases sont gravées dans ma mémoire. Pourtant, j'aspire à une autre vie, plus calme, plus douce avec celle que j'aime. Elle m'a fait découvrir que pour bien mourir, il faut d'abord bien vivre. Et en quoi se résume ma vie ? Combat, meurtre, sang et douleur ? Cela devrait me ravir, moi qui jeune, espérais faire couler des rivières de sang du corps de mes ennemis et qui me délectais des cris de souffrance de mes victimes. Mais elle m'a changée. Elle, la magicienne, a transformé le loup en agneau, l'assassin en défenseur des faibles. J'ai épousé son âme en même temps que sa cause. Je ris en imaginant la tête de mon mentor s'il me voyait en ce moment..
Je m'habille et je fais mon tour habituel dans notre maison, les dortoirs et les chambres de mes soeurs, vides, me rendent sombre. Mortes, disparues ou déserteurs, plusieurs manquent à l'appel. Nous ne sommes plus aussi nombreuses qu'avant, nous sommes affaiblies. Le soir, lors des veillées, peu de nos soeurs se pressent pour écouter les chants et les contes de Kalliopê. Les rangs de nos Anciennes se sont éclaircis. Je sens la fatigue m'envahir. A quoi bon combattre si tout est vain... Seule la force de l'habitude me pousse à continuer, ainsi que la volonté de défendre ce pourquoi je me suis battue jusqu'à présent. J'arrive à notre salle commune. Je rectifie ma position et j'inspecte ma tenue. Peu importe mes pensés, je me dois d'être parfaite devant les autres, un roc que rien n'affecte.
J'entre et je vois mes soeurs attroupées entourant quelqu'un. Intriguée, je m'avance et me fraye un passage parmi elles. Ma petite taille ne me permettant pas de voir d'où je me trouve. Arrivée au premier rang, je vois enfin l'objet de toutes les attentions, une grande guerrière en armure noire et à la chevelure rousse, une gigantesque épée à deux mains passée dans le dos. Mes lèvres forment un sourire en prononçant son nom. Elle étais enfin revenue.
- Allez, les filles, au travail ! Nous avons des contrats à honorer.
Les Faucheuses se dispersent et je suis Lilith dans notre forteresse. Sous ses pas, j'ai l'impression que notre fort revit. J'entends les bruits de la forge ainsi que mes soeurs qui s'activent. Est-ce elle qui fait ça, ou moi
qui étais sourde ?
Je reste trois pas derrière mon officier, comme on me l'a appris à l'Académie, prête à réagir en cas de danger.
- Thanadrielle, me dit-elle, rassemble quelques soeurs, nous avons une mission à accomplir. Il est temps de montrer que les Faucheuses sont toujours là.
- A tes ordres, répondis-je. Je la salue, puis me presse d'exécuter son ordre.
Je parcours les couloirs, faisant signe à mes soeurs de me suivre. Notre petite troupe grossit. Je les observe. Elles ont le même sourire que moi sur le visage. Je monte sur mon destrier, imité par mes soeurs. Mon amour et ma filleule se portant à mes côtés. Je fais avancer mon cheval pour me mettre derrière la guerrière aux cheveux de feu. Je déploie la bannière des Faucheuses, la Rose de la Sororité, enserrant l'Epée de la Guerrière. Celle-ci claque sous le vent.
- Faucheuses, en avant ! crie Lilith
Notre troupe s'ébranle doucement, puis nous partons au galop. Vers où ? Peu me chaud ! Je sais ce que je suis : une Faucheuse d'Ames ! Et si un jour j'ai pu l'oublier, aujourd'hui j'en suis certaine. Une nouvelle ère s'ouvre a nous !
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