I
Au sortir des sombres bois de Lamorian, après de longs jours de marche,j'étais parvenu dans la vallée de Bajkuh, enfin. Les hautes herbes s'étendaient jusqu'à l'horizon et filtraient le vent doux venant des montagnes du Nord qui me rafraîchissait le visage.
Douce comme le vent était la pente qui menait au centre de la vallée. À présent sorti des ténèbres,je voyais un nombre impressionnant de chemins qui descendaient à cet endroit,car c'est là que sortait de terre la grande colonne de pierre au sommet de laquelle se trouvait Al Bajkuh la Magnifique, celle que j'étais venu trouver.
La ville de Lumière était bâtie sur une colline. Par un miracle de la nature, de la physique ou de la Déesse-Mère,suivant les avis, cette colline au diamètre important tenait à 77 mètres au-dessus de la vallée qui portait son nom, juchée sur la colonne de pierre au diamètre dix fois inférieur à celui du bas de la colline. Au centre et au sommet d'Al Bajkuh étaient les trois tours d'ivoire où résidaient les sages. Plus bas résidaient les plus aisés, dans de splendides et hautes demeures de pierre.
Au bord, tout en bas, des masures de bois, la misère. Je n'avais d'yeux que pour les tours d'ivoire, c'est pour elles que j'étais venu. Je dus rester le regard dans les nuages de la Fortune de longues minutes. Un flux de plaisir et d'enthousiasme me parcourut furtivement. Je poussai un soupir et me remis
en marche. J'avais touché au but, mais il me fallait tout de même me hâter si je voulais avoir atteint mon rêve avant la nuit. Il n¹était pas question de gravir les pentes abruptes de la colonne à la merci d¹un accident, voire pire. Au bout d'une heure de marche, je me trouvai au milieu d'une grande troupe se dirigeant sagement, comme un seul homme, vers les voies d'accès à a colonne de pierres rêvée.
Dès le début de l'ascension, l'avancée fluide se transformait en combat pénible pour progresser sur le chemin sec. En effet, il fallait dépasser de lourds chariots et surtout ne pas se trouver juste derrière eux car il n'était pas rare que l'un d'eux se renverse sur des simples voyageurs comme moi.
Les plus courageux se tenaient sur la droite, près du vide. Là, ils avançaient plus vite, mais l'agglutine ment de voyageurs générait des mouvements de foule qui à tout moment pouvaient précipiter l¹un d¹eux dans une chute mortelle. J'avais opté pour le centre du chemin. Le sol rocailleux et légèrement ensablé rendait chaque pas pénible. J'aperçus un rocher sur la colonne légèrement en hauteur et à coups de coude, je me frayai un chemin jusqu'à lui. J'étais déjà fatigué, et pourtant ce calvaire ne faisait que commencer. Assis sur ma pierre, je m¹accordai un moment de répit et me rendis compte que la vue était merveilleuse.
Aux pieds de la mégapole dans laquelle je me rendais, la nature était restée presque intacte et, les yeux plongés dans sa beauté, mes oreilles n¹étaient plus sensibles au chaos formé de jurons, de cris et de bruits causés par les chocs entre chariots. Vers Yhan, je voyais les bois de Lamorian, par lesquels j'étais passé. En les quittant j'avais quitté les ténèbres pour la lumière, toutefois les Elfes avaient rendu leurs forêts sûres et cette partie du voyage avait donc été peu dangereuse. À présent, par contre, j'ignorais ce qui m'attendait. Mais mon espoir supplantait ma crainte. Je me tournai à 180 degrés.
Je pouvais maintenant voir Al Wôn, ce qui signifie « le lac » dans la langue des marchands. Al Bajkuh signifie « la lumière » dans cette même langue.
Al Wôn s'étendait jusqu'aux pieds des montagnes de Zah'at, du nom de la ville à qui elles servent de murailles. Enfin, mon regard se tourna vers An où l'on voyait le plateau de Païn. Ses deux gros bourgs étaient noyés dans les nuages et l'on ne pouvait les distinguer.
Le soleil commençait à se coucher là-bas, à Yh. Je sautai de mon rocher et me remis en route, à la fois motivé et inquiet à l'idée de me trouver piégé par le noir. Je jouais des coudes et m'époumonais. Mais l'astre d'or continuait sa chute et mon angoisse croissait comme les vergers légendaires de la luxuriante vallée de Bajkuh.
J'atteins les quartiers bas de la ville une fois la nuit tombée. Les
voyageurs se hâtaient de rejoindre leurs demeures ou autre lieu connu ils pouvaient se réfugier. Je me mis à la recherche d'un gîte. Je m'engageai dans les ruelles en me fiant à ma bonne étoile car je n'avais ni adresse, ni carte, ni idée d'endroit où me rendre. Toutes les portes s'étaient refermées. Les rues étaient noires. Je cherchais une enseigne. Mes pieds étaient trempes. Alors que quelques minutes auparavant je marchais encore
sur des pavés, ceux-ci s'étaient changés en terre boueuse. Je me mis sur les côtés des rues et j¹entendis des chats sauter sur les toits. Il se mit à pleuvoir. Je décidai à frapper à n¹'mporte quelle porte, on finirait bien par m'accueillir.
Mais les portes restaient désespérément closes et les gouttes devenaient énormes. J'entendis des pas derrière moi et me retournai.
Un gueux se tenait immobile dans un filet de lumière et me regardait. Je ne bougeai pas avant de remarquer qu'il tenait un poignard dans sa main, légèrement dissimulée par son long manteau. Je reculai de quelques pas sans le quitter du regard. Il avança. Je cherchai des yeux une ruelle où courir.
Il y en avait une à ma gauche. Un homme en sortit. Il ricanait. Il avait un bâton épais. Je courus, sans savoir où j'allais. On courait derrière moi, je ne songeai pas à me retourner. Je n¹eus même pas l¹idée de les affronter.
J¹aurais pu me retourner brusquement, assommer l'un d'eux, lui arracher son arme et dire à son compère de me laisser en paix. Mais je courus droit devant moi. Il y avait des indications sur les murs. Je ne pris évidemment pas le temps de les lire, mais je savais de quoi il s'agissait, on m'en avait parlé. J'étais près du grand vide. Je tournai à droite. Mon pied heurta une pierre. Je tombai dans la boue. Mon genou me faisait mal.
J'entendis mes agresseurs fondre sur moi. Il me fallait courir, je n'y arrivais plus. Dans la ville de Lumière, j'étais dans le noir, dans la boue, et un gueu me tirait les cheveux. Au prix d'un effort désespéré, je cognai de toutes mes forces sur ce brigand. Il se retourna et je me jetai sur une ruelle mais je sentis une douleur dans le dos : le poignard de son compère. Je m'agrippai au mur de bois. Je n'avais encore rien vu. Des images me
parcoururent la tête. Je sentis un autre coup dans le dos. Ma bouche avait un goût de sang. Le temps s'arrêta. Un troisième coup dans le dos. On me tourna. Je reçus un coup dans le ventre. Je regardai déjà le ciel. Je ne sentais plus rien. Je n'avais même plus la force de faire un rire idiot, songeant à la tête que feraient les bandits lorsqu'ils découvriraient que je n'avais pas un sou en poche. Mon esprit envoya un air à mes oreilles, comme pour un enterrement que je n'aurai jamais. Une main sale me tira les cheveux.
La dague sous ma gorge refléta la lumière des étoiles. Je ne sentisrien. Mon corps désarticulé et désormais mutilé par la fureur des gueux roula lentement le long d'une petite pente. La boue aurait pu être une herbe bleue, il n'y avait que le ciel et ses astres. La pente prit fin, j'y avais laissé un tapis rouge. Je volai de longues secondes. Je quittai la cité des nuages. Je crois qu'une fois au sol, ma tête se sépara de mon tronc.
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