[Récits] Les Résonances du Pal

Répondre
Partager Rechercher
J’ai peur.

Non pas de ce que je vais devenir, puisque je sais très bien comment tout cela va se terminer, mais plutôt de ce qui va suivre et de pourquoi tout cela a commencé.

Je ne sais pas qui, de mon grand âge ou de l’indicible effroi qui m’étreint tout entier, fait le plus trembler ma main alors que j’entreprends d’écrire ces lignes.
J’ai beau être seul, du moins je le crois, dans cette réserve reculée du sous-sol de la grande Bibliothèque d’Amakna, je ne peux m’empêcher de sursauter au moindre bruit. Les ombres de quelques rats papivores jouant parmi les ouvrages reliés prennent d’inquiétantes formes à la lueur de cette bougie, consumée aux deux tiers, qui constitue ma seule source lumineuse au beau milieu des imposants et sombres rayonnages.

J’ai peur.

J’ai peur de ce que j’ai découvert.
J’ai peur de ce que je sais.

Par tous les dieux, je regrette tant d’avoir voulu comprendre ce qui me hante désormais !

S’il s’avérait que vous découvriez ces écrits, je vous en conjure, au nom des Douze, arrêtez là votre lecture. Cet avertissement est le premier et dernier garde-fou que je mets à votre disposition.

J’ose espérer que vous aurez dominé votre curiosité… pour votre bien.

Ma cause est perdue, l’attrait des mots a eu raison de moi et c’est pour cela que je continue d’écrire. Je sais comment tout cela doit finir mais, pire que tout, je sais comment tout cela a commencé.


Le 12 Septange de l’an 26, après une nuit de combats épiques et de massacres grandioses, Raval mettait fin à ce qui serait désormais connu sous le nom de « Bataille de l’Aurore Pourpre ».
N’importe quel profane sait que cette dernière opposait Bonta à Brâkmar et qu’il s’en était fallu de peu pour que la Cité Sombre ne l’emporte sur sa blanche rivale.
Les siècles défilèrent, la « guerre des cités » perdura jusqu’à ce que les deux villes ne soient réduites à l’état de ruines en 135. Il fallut attendre 500 ans pour les voir émerger du néant, fantômes issus du passé.

Le statut quo s’installa rapidement entre les deux factions. Bonta, cependant, avait répandu son influence sur la plupart des territoires connus. Les prismes de conquête scintillaient d’une lueur céruléenne et, derrière leurs remparts aussi sombres que solides, les Brâkmariens mâchonnaient leur rancœur.

Quand j’y repense, j’en viens à me demander comment nous n’avons rien vu venir…

Au mois de Flovor de l’an 643, les dirigeants des six nations, grands de ce monde et instances supérieures, annoncèrent l’officialisation prochaine d’un système d’alliances.
Officieusement, ces dernières existaient déjà mais se cantonnaient à de simples pactes d’entraide et/ou de non-agression entre quelques guildes. Il n’y avait pas de quoi fouetter un chacha et l’annonce retomba comme un soufflé.
Il fallut l’intervention des corps de métiers des Bricoleurs et des Forgemages pour que s’éveille l’intérêt du peuple. Il était question d’une nouvelle génération de prismes de conquête et cette annonce fit l’effet d’une tornabombe.


On entendit des rumeurs, des on-dit et Brâkmar se remit à bruisser de murmures et de chuchotis…
Dans le plus grand secret, s’opérèrent alors de subtiles tractations et rapprochements entre ce que la cité de Rushu comptait de plus vil et de plus perfide.
Des émissaires furent dépêchés, des diplomates désignés et des pactes scellés.

Dans leur fatuité caractéristique, ne percevant pas l’ampleur de ce qui était en train de se dérouler, les services de renseignements bontariens ne bronchèrent pas. La Cité Lumineuse avait la mainmise sur le Monde des Douze, pourquoi s’en faire ? Hélas, par habitude, , les espions d’Allister imitèrent leurs confrères bontariens.
Ce fut leur première erreur mais aucun d’entre nous n’aurait pu le deviner.

J’aurais dû faire plus attention ! Les signes avant-coureurs étaient là, sous nos yeux. Comme je m’en veux…

De rencontres discrètes en rendez-vous tenus dans l’ombre, usant d’habiles artifices et de sortilèges de camouflage, deux factions de l’élite brâkmarienne, bientôt rejointes par une troisième, parvinrent à un accord.
Au lieu de se gêner les unes les autres, comme c’était de coutume dans la Cité Sombre, elles avaient décidé de coopérer.
Adeptes des anciens préceptes démoniaques comme des nouveaux, représentants des trois Ordres de la ville, tous représentaient ce qui se faisait de plus cruel, de plus pernicieux et de plus efficace. Tous étaient liés, sous la houlette d’un triumvirat intransigeant pour qui le meilleur était tout juste passable. Ils avaient choisi un nom, un symbole.

A l’abri des regards indiscrets et des murs qui ont trop d’oreilles, leurs artisans s’affairèrent à la confection de bannières et autres étendards pour que, une fois l’heure venue, le Monde des Douze puisse découvrir à qui il avait affaire.
Les raids brâkmariens se faisaient de plus en plus nombreux et les soldats bontariens avaient bien du mal à les contenir ! On voyait se battre, côte-à-côte, ceux qui, autrefois, se contentaient de coexister. Cela aurait dû nous mettre la puce à l’oreille !

Lorsque nous avons compris, il était déjà trop tard…

La journée du 12 Juinssidor touchait à sa fin, le crépuscule finissait de poindre, la soirée était déjà bien entamée et le Démon XXI s’apprêtait à laisser sa place à son successeur.

C’est à ce moment qu’ils sont apparus.

On a dénombré 22 d’entre eux. De véritables fous de guerre ! Toutes ailes de cuir déployées, ils ont fondu sur leurs victimes sans crier gare.
Plutôt que d’utiliser le terme « victimes », il conviendrait mieux d’employer celui de « proies ». Car c’est ce qu’étaient les 17 Percepteurs qui tombèrent, inertes et équarris, en l’espace d’une heure. Les rejoignirent au sol, pour ne plus jamais se relever, leurs 21 malheureux défenseurs.
Ceux qui purent assister aux combats, de loin ou cachés, en parlèrent comme d'une « horreur pourpre ».

Personne ne comprenait ce qui avait bien pu se produire pour que des Brâkmariens, et pas des moindres, en viennent à de telles extrémités.
Tout autant qu’Amakna, la cité de Bonta fut prise de court par la violence d’une telle attaque. Et, pendant que nous nous interrogions, estomaqués, l’une des plus grandes demeures de Brâkmar résonnait d’une litanie entonnée par une assemblée qui allait, nous ne le savions pas encore, refaire parler d’elle.

En fin de compte, ce qui s’est déroulé le soir du 12 Juinssidor 643 n’était rien en comparaison des événements qui allaient suivre treize jours plus tard.

Le Monde des Douze bouillonnait d’effervescence à la veille de l’officialisation du système d’alliances. Les guildes retardataires se cherchaient des alliés ou, à défaut de, des protecteurs et chacun se préparait à disputer âprement le moindre morceau de territoire vierge.
Tout le monde avait occulté de son esprit ce qui s’était déroulé le soir du 12 Juinssidor.

Mal nous en prit.

Alors que les cloches douziennes s'apprêtaient à consacrer le règne éphémère du Démon XXII, ils surgirent à nouveau. On pouvait distinguer de nouveaux blasons dans leurs rangs et cela n’augurait rien de bon.
Après recensement des témoignages, il s’avéra qu’ils n’étaient « que » 46. Leur nombre n’explique pourtant pas l’ampleur de la boucherie qu’ils perpétrèrent.
Froidement éliminés, 40 Percepteurs et 60 de leurs défenseurs furent balayés comme des fétus de paille !
Ce que les témoins nommaient « horreur pourpre » se répandit dans nos campagnes, sur nos îles, et nous ne pûmes qu’assister, impuissants, au massacre. Je perdis deux proches amis, tous deux Percepteurs. Puissent les âmes de Torna Do’Micyl et de Nhinten Do’Labrosaurus reposer en paix…

Lorsque la Démone XXIII entama son heure de servitude, ils étaient déjà repartis.

Mes yeux s’embuent lorsque je me remémore cette soirée maudite. Tous ces cris, toutes ces larmes… La nature elle-même semblait pleurer les évènements qui venaient de se dérouler, les plantes dégoulinant du sang versé, la terre souillée des fluides vitaux de ceux qui avait chu. Les caniveaux charriaient des ruisseaux vermillon et des nuées de corbacs, attirées par l’odeur de la mort, se disputaient les cadavres.
Ce crépuscule du 24 Juinssidor 643, pour la toute première fois, nous voyions rouge.
Au sens propre.

Et cela n’était rien en comparaison de l’aube qui allait suivre.

Aurions-nous seulement pu agir ? Se peut-il que nous ayons eu une chance, même infime ? J'en viens à me le demander...

Le Temple des Alliances n’ouvrit ses portes qu’en milieu de matinée, le 25 Juinssidor 643, et peu nombreux furent ceux qui les franchirent.
A peine l’accès à l’escalier principal fut-il dégagé qu’une petite silhouette barbue s’engouffra dans le dédale des couloirs de l’imposant bâtiment et usa du pouvoir de son alliogemme, encore chaude d’un polissage récent.

Très vite, les cartes magiques dédiées aux alignements de territoires virèrent au rouge. Nous autres, mages, mîmes, tout d’abord, cela sur le compte d'un dysfonctionnement de nos sortilèges. Puis, constatant que nos formules étaient exactes et avaient été prononcées correctement, nous pensâmes naïvement que l’encre des documents avait tout simplement bavé. Mais il n’en était rien : les cartes s’étaient métamorphosées le plus normalement possible.
Sur les 162 territoires de conquête préalablement cartographiés et définis, les 122 plus stratégiques, auxquels venaient s’ajouter 7 villages, scintillaient du plus beau vermeil ! Ceux qui avaient réussi un tel tour de force avaient le sens de l’esbroufe, nous étions sidérés.

Nous pûmes alors entr'apercevoir une infime partie des plans de ceux à qui nous avions affaire. Depuis des mois, ils nous avaient tous trompés, espionnés, abusés et manipulés. Leur vice ne semblait connaître aucune limite !
Ils s’étaient assurés, dans l’ombre, de retarder suffisamment leurs adversaires potentiels. Et, plus rapides et plus malins, ils y étaient parvenus.

129 territoires arboraient donc leur marque, comme apposée au fer rouge, au bout d’une seule journée. Nous allions enfin savoir qui ils étaient.

Bien vite, mes confrères et moi-même nous rendîmes au Temple des Alliances afin d’en consulter l’annuaire flambant neuf.
Je me souviens de notre empressement, de notre hâte, de notre anxiété mais, surtout, de notre état d’excitation.
Quelle stupeur lorsque nos yeux s’arrêtèrent sur ce soleil d’or sur fond de gueules ! Sous ce blason, tracées à l’aide d’une encre luisante aux reflets cramoisis, s’étalaient les lettres pleines et déliées d’un nom :

« L’Aurore Pourpre »

A cette lecture, certains d’entre nous pâlirent, je fis partie du lot.
Un tel nom pour une alliance qui regroupait alors 8 guildes cumulant 666 membres… Quels pouvaient bien être leurs desseins ?

Je décidais donc de me pencher sur le cas de « L’Aurore Pourpre ». Nous n’en savions que peu de choses et elle semblait, de par son organisation, sa cohésion et sa détermination sans failles, destinée à accomplir de hauts faits. Restait à découvrir la nature desdits « faits ».

Je me mis à l'étudier sous toutes ses coutures, tentant d’établir des liens entre les différentes guildes la composant, d’en extraire une philosophie, une idéologie. Je cherchais à rencontrer ses membres mais chacune de mes demandes, quelle qu’en fût la nature, se heurtait à un mur de silence.

L’Aurore Pourpre s’était caparaçonnée derrière ses secrets, faisant du mystère son armure.
Aussi décidai-je de m’adresser aux différents services de renseignements, usant de ma fonction, de ma position, comme d’un passe-droit. Je fis chou blanc.

Il me fallait des informations, aussi insignifiantes fussent-elles ! C’est pourquoi je me mis à interroger des membres d’alliances aujourd’hui dissoutes ou en passe de l’être. Je ne pouvais apporter que peu de crédit à leurs témoignages : les « Guerriers Pourpres » ne laissaient aucun survivant derrière eux.
Je tournais en rond et m’en rendais compte.

Or, de tout temps, ont existé des professions qui, loin de souffrir des conflits, en ont tiré profit. Parmi elles, on peut compter celle des trouvères et autres ménestrels. Ces saltimbanques qui, pour quelques Kamas ou une pinte de bière, vous refont le monde et vous donnent des nouvelles de votre arrière-grand-oncle exilé au fin fond de la jungle de Moon. Toujours au fait de ce qui s’est déroulé la veille, voire le jour même pour les plus aguerris, leurs oreilles sont plus efficaces et nombreuses que la moyenne.

J’entrepris de me constituer un véritable réseau d’informateurs-chanteurs-rimeurs-frimeurs et, ainsi, de compulser toutes les ballades et chansons de geste qui avaient un rapport, proche ou lointain, avec ce qui était devenu pour moi une véritable obsession : L’Aurore Pourpre.

Séparant le bon grain de l’ivraie, je fis des découvertes qui me tinrent éveillé d’angoisse de longues nuits durant.

J’entendis parler du mythe des « Stratèges », je faillis toucher du doigt celui des « Chefs de Guerre ». Mais ce n’était là qu’un fragment de la partie émergée de l’iceberg…
De contes en poèmes, de ragots en colportages, je commençais à percevoir la dimension véritable de ce projet audacieux qu’était L’Aurore Pourpre.

Trois guildes de plus avaient rejoint les rangs de celle qui s’était imposée comme L’alliance par excellence. L’Aurore Pourpre était parvenue à asseoir sa domination sur des alliances beaucoup plus importantes et, mieux que cela, sur le Monde des Douze.

Désormais, la moindre demande de renseignements me valait un regard suspicieux. Le plus banal de mes déplacements se transformait en filature. Ils étaient au courant de ce que j’avais entrepris. Et ils le sont toujours.

Ils sont partout, disposent de ramifications qui vont au-delà de ce que l’on peut soupçonner. Partout et nulle part à la fois. Je ne sais plus à qui je peux faire confiance. Je n’ose plus parler à qui que ce soit, de peur qu’il ne s’agisse de l’un des leurs. Surtout après ce que j’ai découvert…

Aucun d’entre nous n’est prêt à entendre la vérité. Leur vérité. Et encore moins à leur faire face !
Que ceux qui se targuent de s’être dressés sur leur chemin dans le seul but de contrecarrer leurs desseins se ravisent.

Ils n’ont aucune idée de ce à quoi ils s’attaquent.

Rheun Yoof’Oulz !

Le 25 Juinssidor 643, l’aurore s’est levée par deux fois et, depuis, ne s’est jamais recouchée.
Le ciel saigne chaque matin. Oubliez le vieil adage bwork « Cissassègn’Sec Honpeul’tuay » ! Si L’Aurore Pourpre se pare de cette couleur, se fait sanguinolente, ce n’est pas pour autant que l’on peut s’en débarrasser. Non !

Tenez-vous loin d'elle, loin des champs de bataille. Vivez dans l’ignorance. Ne changez rien à vos habitudes. Rien. Ne vous dressez pas contre elle. Jamais. Ne cherchez pas à savoir qui ils sont. Non plus.

Cela n’en vaut pas la peine.

Cela n’en vaut plus la peine…

Il me faut repartir. Si je venais à passer trop de temps ici, ils pourraient me prendre sur le fait et mon témoignage pourrait être découvert. Trop de risques. Pas le choix.

Je n’ai fait que gratter la surface.

Je reviendrai bientôt poursuivre mon œuvre impie et coucherai par écrit les secrets que j’ai été chercher dans l’ombre de L’Aurore Pourpre.

Je me félicite toutefois d’avoir eu la présence d’esprit de songer à dissimuler ce document ici. Qui viendrait chercher un manuscrit inconnu de tous au fin fond de l’une des réserves d’une des plus importantes bibliothèques existantes ?
Je ne pouvais rêver meilleure cachette.


Que les Douze vous protègent.
Pour moi, il est déjà trop tard.




1377087830-parcheminella2.jpg

Dernière modification par Narhuitlalashishtom ; 07/12/2013 à 15h16.
Un rire puissant secoue les landes de Sidimote, sortant ses habitants de la torpeur de cette chaude fin de journée de Fraouctor.
Pourtant cet accès d’hilarité ne parvient pas à couvrir la chamade née il y a peu dans la poitrine de cette frêle silhouette qui semble s’être lancée dans une course éperdue.

Traquée, celle-ci est traquée.

Aux abois, elle ne cesse de jeter de rapides coups d’œil par-dessus son épaule. Elle doit se dépêcher, trouver une cachette, fuir, survivre.
Solitaire, au beau milieu des landes, elle fait une cible facile. Il lui faut se rapprocher des contreforts des Monts Koalaks, elle y trouvera certainement un refuge. Elle y sèmera ses poursuivants.

La silhouette fuit, le visage déformé par l’effort et par la peur, le rire résonnant toujours.
Elle n’en revient pas. Tout s’est déroulé si rapidement. Peut-être les autres s’en sont-ils tirés ? Cette question la fait glousser. Non, il est inutile de se bercer d’illusions. Personne n’a survécu.

Atteignant enfin les premiers pierriers, elle prend le risque de s’arrêter dans le but de couvrir sa cape et ses vêtements de poussière. Espérant se fondre dans le décor, la silhouette débute son ascension.
Dès qu’une pierre roule sous ses pieds et dévale la pente abrupte, entraînant à sa suite d’autres fragments de roche, elle s’immobilise, pestant intérieurement, et guette le moindre signe de ses poursuivants.
La sueur lui coule le long de l’échine, ses yeux sont hagards. Des ricanements nerveux entrecoupent son souffle. Celui-ci se fait court, presque rauque. Sa moustache, jaunie par le tabac, est agitée de spasmes trahissant son émoi.

Le crépuscule est maintenant tombé et le rire ne s’est pas fait entendre depuis plus d’une heure. Il n’est pas question de s’arrêter pour autant ! Il faut que le fuyard mette le plus de distance entre lui… et eux.
Il parvient enfin à un col, sa silhouette encapuchonnée se découpant un bref instant sur l’horizon.
Vite, se hâter de redescendre ! Fuir, toujours plus loin ! Ne pas glisser, ne pas tomber, une jambe cassée ne serait pas pour l’arranger. Eructant, ahanant, le fugitif entame sa folle descente.

Malmenant ses genoux souvent, se tordant la cheville parfois, il atteint enfin le bas de la pente. Au loin, les cloches de Brâkmar sonnent le début du règne du Démon I.
Neuf heures ! Cela fait déjà neuf heures qu’il court ! Neuf heures qu’il échappe au triste sort de ses défunts compagnons !

Avisant une large anfractuosité dans l’une des nombreuses colonnes rocheuses parsemant le territoire des dragodindes sauvages, le vieillard décide de s’y abriter, toujours sur le qui-vive, le temps de reposer ses jambes meurtries.
Perclus de douleur et de courbatures, il s’adosse contre la pierre froide et rugueuse. Il a usé et abusé de son sortilège d’Accélération et la magie vient prendre son dû.
Sentant ses forces décliner, le vieil homme commence à dodeliner de la tête. Ses paupières se font lourdes. Bah ! Après tout, il peut bien s’accorder un peu de repos. Continuer dans cet état ne lui servirait à rien, autant reprendre des forces en s’octroyant deux, non… une heure de sommeil. Recroquevillé, les genoux contre la poitrine, le vieillard s’endort.

Et le rire jaillit de la nuit, non loin de lui, répercuté et amplifié par la configuration du dédale rocheux.

Le fuyard s’élance, puisant dans des forces dont il ne soupçonnait pas l’existence. Les yeux embués de larmes, il court à perdre haleine, se ruant vers ce qu’il croit être son salut. Le village. Le village des éleveurs ! S’il parvient à atteindre le portail magique du zaap…
Mais le rire le rattrape et le dépasse, éclatant devant lui au moment où il pénètre dans l’agglomération et franchit la ligne des premières maisons. Tant pis pour le zaap ! Il reste, non loin de là, la maison de guilde.

Déboulant en trombe d’une ruelle voisine, il parvient devant les restes calcinés de l’édifice. Trônant sur ce qui reste d’un mur, flottant au gré du vent nocturne, un étendard de gueules à soleil d’or est fiché entre les pierres noircies par les flammes.
Ils sont déjà passés par là. Vite, déguerpir !
Arrivant devant la banque, le fuyard oblique sur la droite, suivi de près par ce rire démentiel qui l'obsède, et poursuit son échappée folle en direction de la forêt de Kaliptus voisine. Ils sont en train de le rabattre ! Sousouris livrée aux chachas… Non, c’est la fatigue qui lui fait penser cela. Il doit se concentrer sur sa fuite et rien d’autre.

Les koalaks, agressifs en journée, sont endormis pour la plupart et ne posent aucun problème au vieillard. Il reste encore quelques heures avant que l’aube ne se lève et que les marsupiaux ne se réveillent. Mais le fugitif sera déjà loin à ce moment et ils ne seront alors plus que le cadet de ses soucis.
Dans sa course, exténué, le petit homme ne remarque pas un entrelacs de racines et y bute. S’affalant de tout son long par terre, son menton broussailleux racle le sol. L’odeur d’humus lui emplit les narines et c’est là qu’il le remarque.

Lui.

Le silence.

Pas un seul bruit ne se fait entendre dans cette jungle qui, de jour comme de nuit, fourmille pourtant de vie. Même le bourdonnement incessant des moskitos s’est tu. Le vieillard prend appui sur ses mains et ses coudes pour se relever lorsqu’il entend soudain un craquement sec dans son dos. Figé, il n’ose plus faire le moindre geste. Le temps semble s’être suspendu.

Véritable détonation, le rire claque et déchire le silence en même temps qu’il achève de briser les derniers remparts qu'il restait à la raison du fuyard. Ce dernier décampe, plus par instinct qu’autre chose, mû par une terreur ancestrale. Celle de la proie.
Derrière lui, ce ricanement qui fait vibrer chaque fragment de son être. Devant lui, la lisière de la forêt, l’orée du bois, les marécages.
Impossible d’y couper, faire demi-tour est exclu, il faut tenter le tout pour le tout.
Si les marécages ne lui règlent pas son compte, nul doute que ses poursuivants s’en chargeront.

Faisant fi des histoires de serpentins géants, de sangsues cannibales et de crocodailles mangeurs d’hommes, le vieil homme entre dans l’eau trouble et nauséabonde dans un grand concert d’éclaboussures.
La vase lui arrache bien vite ses bottes, lestées de l’eau qui s’y est insinuée, dans un bruit de succion. Rapidement, l’onde opaque lui arrive à la taille puis aux épaules. Le vieillard n’a pas d’autre choix que de se mettre à nager et, pour ce faire, de se débarrasser de sa cape. Cette dernière, gorgée d’eau, menace de l’entraîner au fond en plus d’entraver ses mouvements.
A plusieurs reprises, il sent quelque chose le frôler. Est-ce un animal ? Un végétal ? Il n’obtient jamais de réponse mais ces rencontres fugaces, instants de panique supplémentaires, laissent leur empreinte sur son fragile état nerveux.

Progressant dans les canaux, d’une brasse rendue aussi pathétique que brouillonne par la fatigue, le fugitif a la force de se rendre compte que le ciel commence à pâlir et que la nuit perd de son éclat. L’aube va se lever et l’activité aquatique reprendre de plus belle, il vaut mieux qu’il rejoigne la terre ferme.

Se laissant dériver jusqu’à un bouquet de roseaux, le vieil homme entreprend de gagner la berge la plus proche. Il se hisse péniblement sur ses pieds et parcourt les quelques mètres qui le séparent du bord.
Plus il avance, plus il lui paraît étrange que l’eau lui reste au niveau de la ceinture.
L’évidence, cette enquiquineuse de première catégorie, lui saute aux yeux : il s’enlise.
Plus il tente de sortir de l’eau, plus la vase l’aspire.
Plus il se débat, plus il s’enfonce.
Or, même sans s’agiter, le poids de son corps joue en sa défaveur et le pousse vers une inéluctable fin.

Casser sa pipe d'une telle façon, quel comble !
Lui qui vient d’échapper, des heures durant, à d’impitoyables bourreaux.
Lui qui a manqué, à d’innombrables reprises, de se rompre le cou, de se faire dévorer et de se noyer !
Il va crever là, en plein milieu de ces marécages sordides, à quelques pas de la berge, englouti par de bêtes sables mouvants. La Vie, cette maîtresse cruelle, s’est bien fichue de lui !

Le vieil homme se met à sangloter. L’eau lui arrive maintenant au torse. Il hoquette de tristesse, de dépit, de rage. Il hurle devant son impuissance. Il ne verra pas le soleil se lever. Il aura disparu sous la vase bien avant. Il va mourir.

Ses réflexions métaphysiques sur le sens de sa vie, de l’univers et du reste sont brusquement interrompues par un clapotis régulier qui semble venir dans sa direction.
Une petite bonne femme apparaît alors dans son champ de vision. Perchée sur des getas qui font gicler la boue à chaque pas, une longue pipe aux lèvres et un large sac de toile huilée sur ses épaules, elle avise l’infortuné vieillard en tirant quelques bouffées :

« Tout va comme vous voulez ? »

Par Enutrof, il était sauvé !

« Je suis enlisé, par pitié, lancez-moi une corde ! »

La septuagénaire, d’un œil critique, jauge la situation durant une minute qui paraît une éternité à l’homme en détresse puis elle acquiesce et pose son imposant sac à terre. Elle en extirpe une bonne longueur de filin et juge bon de préciser :

« Tressée dans le meilleur chanvre.
- Grâce vous soit rendue ! Sans vous, je…
- Vous aimez le thé à la menthe ?
- Que…
- Aimez-vous le thé à la menthe ? »

Le vieillard ne comprend pas. Il est sur le point de se noyer et sa seule porte de sortie commence à lui causer « tisane » !

« Ça vous réchauffera, une fois sorti de l’eau. »

Oh, bien sûr qu’il accepte la boisson ! Mais, vite, qu’elle lui lance la corde. Il continue de s’enfoncer !

« Pas de panique, il vous reste encore du temps. »

La vieille femme sort alors de son sac un petit fagot de bois qu’elle bourre de mousse sèche avant de l’enflammer à l’aide d’un briquet à amadou. Après avoir suspendu une bouilloire ébréchée au-dessus du foyer improvisé, elle se retourne vers le noyé en devenir, tire à trois reprises sur sa pipe et lâche :

« Bon, voyons ce qu’on peut faire pour vous. »

Arrimant profondément la corde à un carré de terre ferme, elle hèle le malheureux hors de son tombeau boueux. Regagnant à grand-peine le rivage, le vieil homme titube quelques instants et s’écroule près du feu.

« Enlevez donc ces frusques et mettez-les à sécher. Voilà ! »

Souriante, la petite femme tend un bol fumant à son interlocuteur tandis qu’elle verse un peu du contenu d’une bouteille en terre cuite barrée de trois croix dans le sien. Satisfaite de sa première gorgée, le regard taquin, elle reprend la parole :

« Et si vous m’expliquiez ce que vous faisiez là-dedans, mmh ? »

Le disciple d’Enutrof boit avidement le breuvage brûlant qui vient de lui être offert, se délectant de la chaleur qui se répand à l’intérieur de son corps meurtri. Il ferme les yeux, savourant encore un peu l’instant, et les rouvre, l’air grave.
Il raconte l’hécatombe et décrit la poursuite, sa fuite, la forêt, les marécages, le piège de la vase… jusqu’à son sauvetage.

« Et maintenant ? Que comptez-vous faire ?

- Rejoindre Amakna puis Bonta… Retrouver ma guilde, ma maison… Dormir, longtemps.
- Ça, on peut dire que vous l’avez mérité !
- N’est-ce pas ? »

Se grattant le menton, le vieillard éclate de rire. Un rire nerveux, un rire de soulagement, un rire où se déverse toute la fatigue, aussi bien physique que mentale, accumulée ces dernières heures.
Devant une telle scène, la petite vieille ne peut s’empêcher de s’esclaffer elle aussi.
Et le rire s’échappe de ses lèvres.

Livide, tétanisé, l’homme fixe ces dernières. Il fixe cette bouche, surmontée d’un regard qui s’est fait carnassier et qui, désormais, pétille de sadisme autant que de malice.
Il fixe cette bouche qui a proposé de l’aider alors qu’il était sur le point de perdre la vie.
Il fixe ces lèvres qui lui ont redonné espoir alors qu’il s’était résigné à périr. Ces mêmes lèvres qui sont, à présent, déformées par un rictus narquois et qui prononcent ces mots comme on décocherait autant de traits acérés :

« Allons bon, tu verrais ta tête ! C'est in-croya-ble ! Oh, et le moment où tu t’es cru hors de danger ! Tu aurais vu ça ! »

Et de la bouche de la disciple du Seigneur des Abîmes s’échappe une nouvelle fois le rire.

« Allez quoi, rigole ! Sois bon joueur. Tu ne pensais pas sérieusement que tu pourrais nous échapper, si ? Personne ne nous échappe jamais. Ja-mais. Non mais... tu verrais ta tête ! »

Le vieillard ne peut s’empêcher de sursauter lorsqu’une nouvelle voix s’élève dans son dos.

« Ça se lève. »

Le nouveau-venu n’a fait aucun bruit. Impossible de dire depuis combien de temps il est là ni même s’il a assisté à toute la scène.
La fervente de l’Avaricieux jette un coup d’œil au ciel.

« Effectivement, pile à l’heure. »

Et elle reporte son attention sur le petit homme paralysé par la terreur qu’ils ont instillée en lui toute la nuit durant.

« Tu sais qui nous représentons et pourquoi nous sommes là. Si ce n’est pas le cas, tu dois au moins t’en douter… Tu as très certainement entendu parler de nous. De ce qu’il arrive à ceux qui se croient capables de jouer avec des forces qui dépassent leur entendement… Cependant, s’il y a bien une chose que tu ne peux pas savoir sur notre compte, c’est ce que nous sommes. Vois-tu, jamais personne d’extérieur à nos rangs n’a eu l’opportunité, l’occasion, le temps nécessaire pour creuser sous la surface, pour lever le mystère qui nous entoure et faire tomber nos masques… Non, personne. Et tu ne feras pas exception à la règle… Je pourrais parler des heures durant mais nous n’en avons pas le temps. Tu as « échappé » temporairement au sort de tes petits camarades. Tu as vécu une nuit d’épouvante et, cerise sur le gâteau, tu as eu l’opportunité de discuter avec l’une d’entre nous. Parce que nous l’avons voulu ainsi. Berce-toi d’illusions si tu le souhaites mais sache qu’à aucun moment tu n’as été libre de tes mouvements. Console-toi et sèche ces larmes, ton sort n’est pas si terrible, va ! Dis-toi seulement que tu as cru pouvoir fuir. Fuir, en un sens, c’est partir. Et partir, c’est toujours mourir un peu. »

Dans un grand sourire, la septuagénaire s’adresse alors à son compagnon :

« Et si tu lui montrais pourquoi on t’appelle Lethal ? »

Le rire se fait entendre, sorti droit des gorges des deux prédateurs.
Leur victime lève les yeux vers l’horizon. Vers le soleil naissant.

Reflet métallique.
Une lame accroche les premiers rayons de l’astre solaire. L'espace d'un instant, une fine brume de gouttelettes carmin, vite balayée par le vent, scintille au soleil.

Histoire de rendre cette nouvelle aurore… un peu plus pourpre.
« Viandez-les. »

Deux mots. Des morts.

Le ressac des vagues qui viennent s’écraser sur le rivage du golfe sufokien est bien vite éclipsé par la clameur des escarmouches.

A demi enfoui sous le sable clair de la longue plage bordée d’eaux aussi turquoises que limpides, enchâssé dans sa structure rocailleuse, un prisme de conquête scintille doucement.
Il pulse.
Son cœur brille d’une lueur purpurine : il a été saboté, remettant ainsi en jeu le territoire qui lui est affilié. Un étendard y est encore accroché, ballotté par une brise venue de l’océan. Un étendard au soleil d’or sur fond de gueules.

Les alentours du golfe sufokien bruissent d’un vacarme devenu commun depuis quatre mois : le fracas de l’acier contre l’acier, la psalmodie des incantations, les détonations des sortilèges qui fusent, les halètements des couards qui fuient…
Un vacarme courant, donc, qui ne semble plus effrayer l’importante colonie de crabes rouges ayant élu domicile en ces lieux ensoleillés. Mais revenons-en au vacarme.

Dans l’air iodé, dominant distinctement les cris, une litanie se met à poindre :

« Que L’Aurore soit Pourpre. »

Deux jeunes alliances de mulous aux dents longues sont mises à mal.
Pensant pouvoir dépouiller ce territoire de ses richesses sans que ses légitimes propriétaires ne se soient servis, leurs représentants paient leur audace au prix fort. Celui de leur vie. Ni plus, ni moins.
Le sable, chauffé par le soleil, accueille leurs corps inertes et se teinte de carmin au fur et à mesure que s’y répand le sang des audacieux que d’aucuns nomment aussi « fous ».

Tout aussi rapidement qu’il avait disparu, le calme revient. Le cri des Moo’Het est le seul qui se fasse encore entendre sur la grève. Nul râle d’agonie ne s’élève, jamais. Aucun survivant, c’est la règle.

Les seuls à encore arpenter la plage sont les Croque-Morts. Ils sont venus libérer les âmes de ceux qui ne sont plus. Passant d’un corps à un autre, ils soulagent leurs victimes des biens dont elles n’auront plus l’usage et prononcent les mots de pouvoir consacrés.
Une brève lueur, un cadavre qui s’affaisse sur lui-même et ils passent au corps suivant. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus que leurs pairs, tous vivants, sur le sable.

Les affrontements n’auront pas duré longtemps. Une vingtaine de minutes, tout au plus. Cependant, voici que les effectifs se mettent à doubler alors qu’aucune demande de renfort n’a été formulée !
Le prisme de conquête ne va pas tarder à reprendre sa couleur initiale, le message est passé dans les rangs de ses défenseurs. Et ils sont nombreux à vouloir profiter de ce qui va suivre.

Les minutes s’écoulent, les secondes s’égrènent, la tension s’accroît, palpable.

D’un coup, le prisme se met à palpiter avant de s’éteindre et une déflagration lumineuse jaillit de la pierre aux multiples facettes. Le signal !
Chiens de guerre, profiteurs, Croque-Morts et Guérisseurs s’égayent alors dans toutes les directions, véritable nuée de rapaces. Leurs nouvelles proies ignorent encore tout de leur triste sort et poursuivent leurs déambulations de décapodes rougeauds et blasés.

Dès lors, chaque crabe, car c’est bien de crabes dont il est question, est scrupuleusement réduit en morceaux.
Les plus gourmands des prédateurs en profitent pour piocher généreusement dans la chair tendre et délicate qui est mise à leur disposition. Les carapaces calcaires cèdent, craquent et volent en éclats sous les armes, poings et pieds des récolteurs. Les doigts, véritables crochets vivants, fouaillent l’intérieur des carcasses et se referment sur de minuscules fragments minéraux encore recouverts des fluides vitaux d’une population de crustacés qui appartient désormais au passé et qui n’avait rien demandé à personne.

Au bout de quelques minutes à peine, le sable du golfe sufokien, balayé par la marée, est jonché de débris chitineux tandis que, çà et là, les exterminateurs continuent de s’affairer à ramasser les précieuses gemmes.

« 241… 242… 243. 243 pépites, Nam’ !
- C’est tout ? J’en ai déjà plus d’un millier !
- T’as pu en avoir, toi ?
- Vite fait, j’étais surtout là pour casser de l’amateur…
- N’oubliez pas de saboter le prisme à nouveau, on n’en a plus besoin maintenant qu’on a récupéré le butin qu’il contenait ! »

Une fois la toute nouvelle denrée remisée au fond des poches, bourses et autres sacs, les consignes fusent :

« Bon, on a encore le coin des Boos à nettoyer de ses pépites avant de nous en débarrasser, ce soir. Y aura peut-être des revendicateurs, ça nous occupera avant la razzia. »

L’assistance ricane.

« Au niveau de la manière de procéder, c’est simple : Viandez-les. »

Deux mots. Des morts.
Le vent souffle, siffle et hurle dans le dédale rocheux et glacé de la Crevasse Perge, rendant malaisé l’atterrissage d’un dirigeable frigostien.

Pourtant, son capitaine, un homme ventru à la barbe broussailleuse, parvient à poser son vaisseau sur le plateau neigeux qu’il a l’habitude d’utiliser comme aire de repos et d’envol. Il sourit, soulagé, mais ne peut s’empêcher de bougonner.
Lui demander de voler de nuit et dans de pareilles conditions, les fous ! Heureusement que la paie en valait la peine.

Une fois la nef solidement arrimée, son taciturne propriétaire opine du casque en direction du pont principal, chichement éclairé par quelques lanternes blafardes.
A ce signal, une passerelle de bois crantée est abaissée et aussitôt empruntée par une cohorte de passagers visiblement soulagés de pouvoir fouler le plancher des bouftous.

La plupart des membres de la petite troupe arbore des pavois et autres écus marqués d’un seul et même blason : une rose des vents de sable sur fond d’azur.

Différents groupes sont rapidement constitués et s’engagent d’un pas décidé dans le défilé labyrinthique. Dans la poudreuse jusqu’aux genoux, les infiltrés progressent à l’intérieur du chaos de glace.

Le vent se fait plus vif, mordant chaque parcelle de peau offerte de ses crocs immatériels. Par bourrasques, il charrie tant de neige que la visibilité des marcheurs s’en trouve considérablement réduite. Or, dans ce genre de défilé, voir c’est prévoir. Et prévoir, c’est survivre.

Le plein usage de leur vue aurait évité aux membres de l’un des groupes de se diriger droit dans les gueules avides d’une meute de ces canidés humanoïdes et laineux que sont les Givrefoux.
Le vent forcit, couvrant les éclats de ce bref affrontement.

Sans rien connaître du sort d’une partie des leurs, les discrets intrus parviennent aux positions définies au préalable, durant leur trajet aérien et mouvementé. Le dernier commando achève de se mettre en place. Il vient tout juste d’atteindre son objectif.

Prisonnier d’une gangue de glace, un prisme de conquête lévite et tangue sous les assauts furieux et répétés des rafales enneigées. Fanal dans la tempête, il palpite d’une lueur rougeâtre. Affaibli, une fois de plus, il remet le territoire qui lui est affilié entre les mains de ceux qui viendront le conquérir.

Les pavois d’azur se frictionnent, trépignent et grelottent. Aucun signe d’une quelconque alliance ennemie.
Nouvellement arrivés dans la course au pouvoir, c’est la toute première fois qu’ils sont en mesure de s’emparer d’un territoire d’une telle importance !

Les lèvres bleuissent et gercent alors que les minutes filent. En voilà déjà neuf d’écoulées, plus que…

Un mouvement sur la droite. Un autre à la périphérie du champ de vision des sentinelles.

C’était trop beau pour durer. Les propriétaires de la Crevasse Perge sont venus défendre leur bien.
En nombre.

Malgré le vent, plus d’une trentaine d’étendards sont hissés. Les pavois d’azur s’éparpillent, redoutant l’affrontement.
Las, ils sont rapidement rattrapés et éliminés. Leurs corps glacés bien vite recouverts par la neige.

Au loin, on entend le carillon de l’église du village enseveli. Le règne de la Démone XXIII vient de débuter.

C’est maintenant au tour des défenseurs d’attendre. Plus organisés, ils installent des braséros autour desquels ils pourront se réchauffer après avoir été relayés. Le temps s’écoule, implacable.

Cela fait près de vingt-huit minutes que le contrôle de la Crevasse Perge est revenu entre les mains de ses propriétaires. Le vent s’est calmé, le ciel est dégagé. Les étoiles sont visibles, on peut enfin distinguer les constellations du Doziak.
La lueur de la lune se réverbère sur la neige et se décompose à travers les stalactites ornant les bords des promontoires rocheux. Les gorges de la Crevasse Perge scintillent de mille feux.
Çà et là, quelques points brillent d’un éclat plus marqué et transforment le défilé de glace en une version miniature de la voûte céleste. Il s’agit des torches et des foyers qui ont été allumés et autour desquels se sont regroupés les défenseurs frigorifiés.

Un disciple de Xélor, le grand Chronomaître, consulte sa montre à gousset avant de s’adresser à son voisin :

« Encore deux minutes…
- J’t’en ficherai des défenses nocturnes sur Frigost. Merci à Djaul pour les engelures ! Quand j’pense qu’en Amakna, c’est encore l’été astrubien…
- Fais passer la frigowka et dis-toi qu’on sera bientôt rentr… »

Le son d’un cor vient de l’interrompre.

Répercuté et amplifié par les méandres du labyrinthe, il est impossible d’en localiser la source. Les défenseurs se sont tous levés, aux aguets. Les arcs se bandent, l’acier coulisse dans les fourreaux huilés. Les uns dégainent leurs lames tandis que leurs autres invoquent le nom de leur divinité tutélaire.
Soudain, un autre cor répond longuement à l’appel du premier. Puis un troisième ! Un quatrième ! Et encore un autre !

Les protecteurs du prisme se tournent vers celui-ci. Les deux minutes se sont écoulées et, pourtant, l’ouvrage magique continue de palpiter d’une lueur écarlate.
Ce sont jusqu’à dix cors qui résonnent et se répondent dans les gorges froides du dédale, tandis que les gorges chaudes des défenseurs déglutissent à l’unisson face à un tel concert, puis… le silence revient.

Juste assez longtemps pour que se fasse entendre un craquement sonore, inimitable et reconnaissable entre tous.

Celui d’une plaque neigeuse qui se fissure, se détache et se met en mouvement pour devenir, dans un grondement terrible, celui… d’une avalanche.
Le souffle glacé de cette dernière atteint, à toute vitesse, l’un des dix groupes des gardiens de la Crevasse Perge.
Happés, ballottés, engloutis par les flots froids et mortels, ses membres ne referont jamais surface.

C’est la débandade.

L’alliance en défense se divise aussitôt en deux camps : les moins courageux prennent la fuite tandis que les plus vaillants entreprennent de se jeter à l’assaut de ces ennemis invisibles qui viennent leur disputer le contrôle de ce territoire.

Qui sont-ils ?

La réponse arrive bien assez tôt. Les défenseurs se sont séparés en trios rodés à l’art de combattre ensemble. Et chacune de ces équipes mortellement efficaces vient de se trouver une cible.

Toutes arborent le même blason, qu’il soit cousu, frappé ou même tatoué : un soleil d’or sur fond de gueules.
Toutes affichent le même rictus.

Combien sont-ils ?

Les trios chargent, sûrs d’eux, et ne se soucient plus de cette seconde question.
Jusqu’à ce que trois adversaires supplémentaires émergent de la neige. Jaillissant au dernier moment, à quelques pas de chacun de leurs camarades attaqués. Chacun assénant un morceau de cette phrase, comme on le ferait d’un coup de couperet :

« L’Aurore.
- Sera.
- Pourpre. »

Des gouttelettes d’un rouge sombre éclosent sur la neige, fleurs de sang dans le dédale givré.

Les combats font rage. Rien n’est joué d’avance. La supériorité numérique, tous le savent, ne garantit jamais une victoire.
Les adversaires se jaugent, s’évaluent. Chaque coup se doit d’être calculé ou, à défaut de, rendu.

Pendant que les uns affrontent les autres, sous la lune impassible, une autre activité se déroule.

La traque.

Celle des fuyards, des lâches et des couards. Ces derniers ne s’en tireront pas à si bon compte.
Le vent étant tombé, n’ayant pas été recouvertes, leurs traces sont parfaitement visibles dans la neige. Retrouver les craintifs, les apeurés et les veules devient aisé. Les éliminer, un jeu d’enfant.

Cette tâche s’achève bien vite et permet à une partie des assaillants de venir en aide à celles et ceux qui continuent de se battre le long des contreforts escarpés.

Une fervente de Féca, la Dame au Bouclier, multiplie les allers-retours à grands renforts de ses sortilèges de téléportation. Elle a pour mission, en plus de faire partie de l’élite des combattants, de ramener à la vie ses rares camarades tombés au combat. Seule.
Guérisseuse, telle est sa fonction. Débouchant des fioles d’onguent, déroulant des mètres de gaze, prononçant les mots de pouvoir idoines, elle ranime ceux qui n’étaient plus en état de combattre.

Le vent se lève à nouveau, compliquant les affrontements déjà rendus ardus par la ténacité et l’efficacité des combattants.
A mesure que les uns meurent et que les autres font mourir, les rangs des défenseurs deviennent de plus en plus clairsemés. Ce, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’une poignée à résister.

Ils ont perdu, ils le savent.

Et un événement, caractéristique, vient leur donner raison.
Une déflagration lumineuse et silencieuse remonte, depuis son centre, chaque ramification de la Crevasse Perge.
Libérant le trésor qu’il renfermait, le prisme de conquête vient de changer de maîtres. L’un des nouveaux propriétaires y hisse déjà l’étendard approprié.

Les perdants sont achevés sans autre forme de procès.
Ils ont bien résisté, ont farouchement combattu.
Mais cela n’était pas suffisant. Ça ne l’est jamais.

La nuit s’est écoulée, glaciale, et le soleil s’est levé, dardant de faibles rayons à l’intérieur des couloirs traîtres et tortueux de la Crevasse Perge.
Les vainqueurs de l’affrontement ont parcouru leur nouveau territoire à la recherche des pépites dont il foisonnait. Ils ont pris leur part. Et ce qui allait avec.
Parmi les congères, le long des falaises abruptes, gisent les corps sans vie, souvent dépecés et équarris, d’une population de Givrefoux décimée.

Plus rien ne bouge. Plus rien ne vit. On n’entend rien.
Rien d’autre que le seul véritable maître des lieux. Le vent.

Le vent qui souffle, siffle et hurle dans le dédale rocheux et glacé de la Crevasse Perge.
Cri. Curiosité. Noirceur. Folie.

Ce dixième jour du mois de Descendre 643 allait marquer les esprits. A grands renforts de phénomènes tectoniques, un portail obscur venait de d’apparaître en plein milieu de la verdoyante Forêt d’Amakna. Celles et ceux qui osèrent en franchir le seuil ébénéen se retrouvèrent projetés dans une dimension où la seule et unique source de clarté était l’ombre. Ce que devait contenir ce pan de l’univers sembla marquer profondément les rares aventuriers qui en revinrent.

Ils y avaient vu ce que nul n’aurait jamais dû contempler. Ils savaient désormais des choses qui auraient dû être tues. Et ce savoir, cette connaissance nouvelle, aliéna l’esprit des plus faibles d’entre eux, les poussant à commettre les pires folies. Voici leur histoire.

Cinq jours après ce qui serait dorénavant connu comme « l’ouverture de la Dimension Obscure », le Monde des Douze s’emplit d’une agitation inhabituelle.

En dépit du bon sens, les légions conjointes de deux alliances venaient de se lancer à l’assaut d’un trône qui leur était demeuré inaccessible pendant près de six mois. On vit se dresser, çà et là, des étendards du Cœur Unique, frappés d’une rosace tannée sur fond de sable, ainsi que d’autres drapeaux, ceux-là d’azur et marqués d’une rose des vents de sable. Les symboles de ces deux alliances se mirent à fleurir dans les campagnes, sur les îles et même jusqu’au sommet des plus hautes montagnes. Puces, elles s’étaient mises en tête de réveiller un géant. Folles, elles comptaient mettre le ciel à bas.

D’une manière aussi imprévisible que le permet la démence, elles attaquèrent simultanément vingt-cinq des prismes, villages et autres territoires de conquête sous la coupe de Celle-Que-L’On-Ne-Nomme-Qu’à-La-Fin.

Sur la vingtaine de champs de bataille, l’atmosphère se mit à crépiter, chargée des flux magiques des sortilèges qui étaient formulés à tout-va. Les cheveux et les poils se dressaient, parcourus de fines décharges électriques, sous l’influence des incantations de renforcement qui étaient tantôt murmurées, tantôt scandées. Les corps, enhardis, se jetaient à l’assaut les uns des autres. Dans une mortelle étreinte, la plupart d’entre eux semblait danser. Danser avec l’ombre de la camarde.

Sans commune mesure avec les batailles de jadis, les lieux des affrontements furent le théâtre d’exploits martiaux qu’on avait rarement pu voir et qu’on n’admirerait sans doute plus jamais. Un point commun se détacha cependant desdits affrontements : leur fugacité. Aussi soudainement qu’ils avaient débuté, les combats s’achevèrent. L’élément de surprise n’avait que modérément porté ses fruits : sur les vingt-cinq prismes attaqués, seuls treize palpitaient désormais d’une lueur orangée, affaiblis.

Piqûres de puces, certes, mais piqûres quand même.

La folie des roses des vents, le délire des rosaces tannées… tout semblait appeler une réaction.

Alors L’Aurore se leva… pourpre, comme à l’accoutumée. Et peu lui importait que le soleil fût déjà couché. La démence, même d’origine obscure, ne donnait aucun droit. Et encore moins celui de venir récuser l’autorité de celle qui tenait le monde sous sa coupe.

Dès lors, le ciel nocturne se drapa d’une robe nuageuse et la lune, presque pleine, se mit à jouer à cache-cache derrière les longues traînées de coton céleste.

Djaul le Pataugeur, démon-lige du méphistophélique Rushu, semblait avoir suspendu ses occupations frigorifiques, focalisant son entière attention sur ce qui allait se dérouler. Le temps semblait suspendu, la bise du Protecteur de Descendre était tombée, le froid s’évanouissant avec elle. N’étaient-ce les apparitions sporadiques de l’astre lunaire, le Monde des Douze tout entier semblait entièrement tourné vers la suite des évènements, dans l’expectative. Les démons des minutes de la vingt-et-unième heure se succédèrent et, lorsque vint le tour du trentième, la nuit s’illumina.

Soixante-quatorze percepteurs, porteurs de l’écu d’azur, furent attaqués. D’un seul coup d’un seul. L’ensemble de leurs quarante-cinq prismes fut pris d’assaut. Et, à chaque imbécile qui se portait au secours des uns ou des autres, il était délivré un unique message, une seule sentence :

« Qui casse…
- … paye. »

Les centaures furent taillés en pièces, leurs défenseurs réduits à l’état de pulpe sanguinolente. Les prismes de cette Alliance dans un Monde Irréel tâtèrent d’un acier bien tangible : celui de la réalité, celui du courroux, celui de L’Aurore Pourpre. Ils gisaient, brisés, démantelés et descellés. Leurs carcasses, éparpillées sur des kamètres à la ronde, étaient autant d’avertissements à quiconque n’aurait pas compris le message : nul ne remettait la suprématie de L’Aurore en question sans en subir les conséquences.

Vu du ciel, le scintillement des foyers et des brasiers évoquait la forme de quelques constellations, à ceci près qu’il s’agissait de maisons de guildes et de repaires d’alliance qui avaient été incendiés, rasés ou encore pillés. Les enclos d’élevage, les champs de céréales et les serres alchimiques furent ravagés avec la même détermination, la même fureur.

« Ce n’est pas tellement à propos de la conquête de quelques territoires, non… C’est plutôt au sujet de la manière de faire passer un message. »

Les témoins des cent dix-neuf agressions meurtrières relayèrent bien vite la nouvelle. Les runes de contact chauffèrent en masse, certaines virèrent même au blanc ! De cette hécatombe, de ce massacre grandiose, de ce carnage ignoble, s’éleva une idée. Une vérité. Simple. Froide. Implacable.

Cette boucherie aurait pu être évitée.

Depuis leurs cachettes, ceux qui s’étaient terrés le comprirent. Hélas, il était déjà trop tard.

La démence venait d’être chassée des cœurs, des corps et des esprits par une émotion bien plus ancienne, ô combien plus primale : la peur.

Les cris des derniers malheureux terminèrent de retentir alors que le Démon III s’apprêtait à passer le flambeau à la Démone IV.

Les dépouilles jonchaient le sol, éparses, souillant de leurs fluides corporels le manteau noir de cette nuit du 16 Descendre 643. Quelques râles d’agonie se faisaient encore entendre, s’achevant généralement dans une suite de borborygmes infâmes. Nul n’était venu au secours des écus d’azur… Pas même les instigateurs de la folie qui scella leur sort.

L’aube se leva, à l’image de sa sœur purpurine, l’astre solaire dardant de timides rayons sur les macabres tableaux peints durant la nuit, à grands renforts de larmes et d’hémoglobine.

Les maîtres peintres de L’Aurore, ces assassins chevronnés, allaient tout de même devoir assurer la défense de leurs treize prismes affaiblis. Ce nombre avait porté malheur à ceux qui étaient à l’origine et il continuerait, fatalement, d’exercer son emprise symbolique sur l’un des camps de belligérants.
A l’aliénation fuligineuse allait succéder une autre forme de folie… celle de l’or. Et, plus précisément, celle des pépites. Fragments de pouvoir translucides et luminescents. Sur l’ensemble des treize territoires vulnérables, 850 000 d’entre elles allaient être relâchés.

De quoi motiver même les plus lâches.

Les quarante-cinq structures de cristal, de roche et d’acier victimes de l’ire de L’Aurore Pourpre allaient, elles aussi, avoir l’opportunité de changer de propriétaires. Leurs défenseurs s’organisèrent donc en conséquence.

Jusqu’aux deux tiers de la journée, les maigrelettes possessions des adeptes du Cœur Unique ne firent l’objet d’aucune attaque. Rassérénés, les porteurs des bannières de sable frappées d’une rosace tannée abordèrent en toute quiétude le règne éphémère de l’amnésique Démon XVII.

Mal leur en prit.

Ils virent débarquer sur leurs terres trente porteurs du soleil d’or sur fond de gueules. Las, il ne leur vint même pas à l’idée de contester l’action de ces derniers. Perdant, à cette occasion, l’un de leurs derniers territoires. Cette prise de position fit office de coup de semonce avant le début des hostilités.

Une heure plus tard, les dix-huit coups marquant l’avènement du démon éponyme retentirent. Trois prismes d’importance remettaient leur destin et le trésor tapi au fond de leurs entrailles entre les mains des derniers vivants qui se dresseraient à leurs côtés à la fin du décompte fatidique.

Trois fronts. Trois alliances. Bientôt rejointes par une quatrième…

Les séides du soleil d’or vinrent garnir les remparts de leur village de Terrdala, gardiens implacables et sentinelles imperturbables. Sous la canopée, à travers les volutes de poussière et de pollen, la lueur des torches se réverbérait sur les plis et le tissu vermillon des étendards aux liserés dorés.

Les fourreaux huilés, les lames affûtées, les boucliers briqués, tous étaient parés. A leur tête, un vieillard court sur pattes, fervent du Dragon d’Or Flamboyant, à la barbe d’une teinte violine.

A l’image des siens, sous ses innombrables rides d’expression, il restait concentré. Son attention entièrement focalisée sur d’éventuels mouvements, là-bas, à l’orée de la bambouseraie. Nulle trace d’un quelconque adversaire…

Soudainement, l’une des nombreuses poches de la jambe droite de son pantalon rapiécé se mit à chauffer puis à émettre une lumière d’un blanc laiteux. Sans s’alarmer outre-mesure, il en sortit une pierre de contact à la rune luminescente. D’une syllabe stridulante, il activa l’objet enchanté et appris, par la même occasion, que les champs de glace du continent frigostien faisaient l’objet d’une incursion massive des irréels blasons d’azur.

A peine cette nouvelle lui parvint-elle qu’une flèche fusa depuis le sous-bois pour venir se ficher dans la palissade ceignant le village.

D’une main crevassée, l’adepte d’Enutrof rangea la pierre magique et entreprit de lisser sa barbe broussailleuse. Les bamboutos grinçaient dans le vent. Ce dernier rendait la moiteur de l’endroit un peu plus supportable. Il faisait presque nuit, les moskitos vrombissaient autour des lanternes.

Depuis la bordure voisine qui leur appartenait encore, la horde du Cœur Unique se rua à l’assaut du village de Terrdala. L’impassible petit chef de guerre lança un bref sifflement. Et l’enfer se déchaîna.

Au même moment, à des milliers de kilokamètres de là, une disciple de Féca rangeait dans sa besace une pierre de contact semblable à la précédente.
L’opération effectuée, elle jeta un coup d’œil aux onze personnes qui l’accompagnaient.

Pataugeant dans la boue, à l’abri des regards, le groupe s’était installé au fond d’une dépression dans le sol inégal et traître de la putride Tourbière Nauséabonde. Quatre de ses membres arboraient, à l’instar de l’adepte de la Gardienne des Troupeaux Célestes, l’emblème du soleil d’or sur fond de gueules.

Les gargouillis et les ricanements stridents des tourbassingues masquaient les chuchotements des sept derniers membres de cette équipée visqueuse. Ceux-ci étaient venus en tant que partenaires. Cela faisait déjà plusieurs semaines que leur alliance cohabitait en bonne entente avec les représentants de L’Aurore Pourpre. Ce soir-là, c’était à leur tour d’apporter leur soutien. A charge de revanche…

La disciple de Féca les observa, songeuse.

L’une de ses consoeurs, aux mœurs de bisouglours, riait aux facéties de deux fervents du dieu Iop. Le premier avait été élevé par une meute de blérauves tandis que la seconde se proclamait collectionneuse de koinkoins, de préférence vivants. L’une de leur compagnes, une représentante de la Maîtresse des Compresses, voletait, de-ci de-là, à la poursuite de lépidoptères aux couleurs bigarrées. Leurs trois derniers comparses étaient aussi incongrus et saugrenus qu’eux. Sans oublier d’être mortellement efficaces.

Et vice versa.

Relativement retirée des conflits, sous des airs placides et nonchalants, leur alliance se suffisait à elle-même. Jusqu’à ce que les envoyés du Cœur Unique ne viennent lui chercher noise, troublant ainsi son calme. Eveillant l’eau qui dormait… La vindicte de cette dernière se fit sentir et, de fil en aiguille, conduisit à cette association dont les adversaires du soleil d’or allaient, une fois de plus, faire les frais.

Les douze infiltrés se réunirent en cercle au fond de la cuvette brunâtre et puante.

Ils étaient en territoire ennemi. Seuls cinq naïfs montaient la garde dans ces marécages fétides dont le prisme venait de virer à l’écarlate.

Au vu de la configuration du terrain, il n’y aurait pas d’effet de surprise.
L’approche discrète était interdite par la vase qui trahissait les déplacements, accompagnant chaque pas d’un bruit de succion sonore.

En fin de compte, cela ne les dérangeait pas outre-mesure.

Ainsi, dans un même élan, les douze personnages émergèrent de la vase et chargèrent leurs adversaires. Tandis que quatre des sentinelles se ruaient au contact des intrus avant de s’écrouler, sans vie, dans la fange aux remugles infâmes, la dernière d’entre elles appelait en renfort les troupes parties à l’assaut de Terrdala.

Par le truchement des portails magiques bleutés, des sortilèges de téléportation et des modules technomagiques de quelques prismes de conquête voisins, la totalité des assaillants de Terrdala la Luxuriante atteint la Tourbière Nauséabonde devenue vulnérable.

Se heurtant à un mur de défenses ensorcelées, s’empêtrant dans d’innombrables pièges et glyphes, ils comprirent que le petit nombre de leurs adversaires était inversement proportionnel à leur efficacité et leurs qualités martiales. La résistance des importuns qui s’étaient débarrassés de leurs gardes en surprit plus d’un.

Et le pire ne tarda pas à arriver.

Un quart des défenseurs de Terrdala les avait suivis. Les plaçant, de fait, entre le marteau de leurs armes et l’enclume des sorts des infiltrés.

Les corps glissaient dans la boue puante, les décharges magiques fusaient dans tous les sens, pulvérisant les arbres tordus et marquant les chairs. Les dépouilles flasques des servants du Cœur Unique jonchaient le sol ou flottaient à la surface des trous d’eau stagnante, faisant le festin de la faune locale. En plein combat, les ouassingues glousseurs venaient s’emparer des cadavres avant de les engloutir au plus profond de la vase.

Terrdala était sauvée. La Tourbière Nauséabonde était perdue.

Sous des latitudes plus fraîches, balayés par des vents chargés de neige, les champs de glace du continent frigostien ne tardèrent pas à suivre le mouvement. Les contestataires qui s’y étaient réunis furent éliminés en l’espace de dix minutes, le prisme qu’ils pensaient pouvoir convertir à leur cause continuant d’arborer les couleurs bien connues de L’Aurore.

A peine les clochers douziens avaient-ils célébré la prise de fonction du charismatique Démon XIX que l’épopée glorieuse des guerriers pourpres se poursuivit à la surface du gigantesque lac gelé de Frigost.

Leurs plaies pansées, remis d’aplomb ou ramenés d’outre-tombe, les agents de L’Aurore Pourpre se remirent en route.

La coalition des fous entendait se remettre en travers de leur chemin avec trente de leurs soldats fantoches ? Trente-huit chiens de guerre et sept de leurs alliés leur feraient mordre la neige, à défaut de poussière.

Réveillée une fois de plus, l’eau douce qui dormait naguère se fit vive. Ses agents devinrent autant de gouttes, poisons d’eau jadis douce, ruisselant dans les rangs adverses, faisant preuve d’une véritable maestria au combat.

Discorde et mésentente éclatèrent alors chez leurs ennemis, achevant de miner les efforts pathétiques de ces derniers. Les kaniglous, voraces, se régalèrent de leurs restes.

Défendre le reculé village des Zoths fut une simple formalité et d’un ennui qui s’avéra mortel… pour l’unique inconscient qui en tenta d’en franchir les portes condamnées.

Cet intermède permit néanmoins aux serviteurs de L’Aurore de remercier leurs partenaires en leur offrant la bordure de Terrdala. Y éradiquant, par la même occasion, les quelques représentants d’une absconse Union Utilitariste Amaknéenne qui avait cru qu’elle pourrait se servir dans le monceau de prismes affaiblis par Celle-Qui-Règne-Encore-Et-Toujours.

Sotte, cette même alliance jugea bon de dépêcher ses troupes aux portes du Village des Brigandins. Hélas, fidèles à l’esprit de la terrible Mama Ayuto, ses propriétaires légitimes leur en refusèrent l’accès, propulsant leurs corps désarticulés, vulgaire poupées de chiffon, du haut des grandes passerelles aériennes.

Le prisme de conquête associé reprit une teinte ordinaire. Lévitant bien loin au-dessus du sol, en plein cœur du village arboricole du Peuple Enfant. Personne n’avait pu en décrocher la bannière qui y flottait, au gré du vent.

Commune à celles qui désignaient les propriétaires des plus importantes parties du Monde des Douze, elle arborait un unique symbole. Un soleil d’or. Sur fond de gueules.

Une fois la moitié du règne du Démon XXII passée, L’Aurore Pourpre trouva une occasion supplémentaire de rappeler à ses détracteurs qui avait droit de vie et de mort sur ce plan d’existence.

Le Cœur Unique n’avait pas encore assez payé la folie dont il avait été l’instigateur. Il devait défendre son territoire du feuillage de l’Arbre Hakam. Une fois n’étant pas coutume, ce furent les larrons qui firent l’occasion…

Dans les moindres recoins de l’arbre géant, des plus larges branches jusqu’au bout de rameaux insignifiants, cinq gouttes d’eau vive et vingt-six blasons sanguinolents traquèrent les vingt-cinq défenseurs de l’édifice végétal. Les malheureux n’eurent d’autre choix que de périr, abandonnés de tous, goûtant aux effets de ce qu’ils avaient déclenché.

La dernière bataille, l’ultime défense, allait se dérouler sous le regard curieux de XXIII, la Démone potelée. L’intégrité de l’île de Grobe devait être sauvegardée. Or, leurs nombreux combats avaient mis ses protecteurs en retard.

Baignée de brumes éternelles, l’île aux tombeaux de Pandala était reliée au continent de la déesse de l’Ivresse par un pont aussi antique que délabré. Ses eaux étaient à l’image de ses occupants, froides comme la mort. Les spectres d’anciens disciples de Pandawa y erraient sans autre but que de se repaître de la chaleur des rares vivants qui osaient s’y aventurer.

A proprement parler, il ne s’agissait pas du plus attractif des lieux de villégiature. Mais il était hors de question de l’abandonner à quiconque n’en était pas digne.

Les éclaireurs de L’Aurore prévinrent leurs pairs : l’entrée de l’île était le théâtre d’une bataille rangée entre les alliés de la veille. Leur folie n’avait manifestement eu de cesse que de les poursuivre jusque dans la tombe. L’Alliance dans un Monde Irréel affrontait le Cœur Unique qui avait pris à parti l’absurde Union Utilitariste Amaknéenne.

Soit, ceux qui étaient devenus et restés les maîtres de ce monde se réunirent sur le pont menant à Grobe, laissant aux belligérants le soin de s’écharper entre eux.

La clameur des combats leur parvenait, particulièrement vive. Lorsque celle-ci commença à perdre en intensité, ils chargèrent.

Comme un seul être.

Qu’ils furent à pied ou portés, grands ou petits, jeunes ou vieux, tous étaient mus par une volonté commune, une soif insatiable, un désir inassouvi.

Ils avalèrent les kamètres, réduisant la distance entre eux et leurs dernières proies. Leurs cibles, trop occupées à s’entretuer, ne les virent arriver qu’au dernier moment. Plus par instinct qu’autre chose. Leurs yeux s’écarquillèrent et, le temps qu’elles réagissent, qu’elles se rendent compte qu’elles s’en prenaient aux mauvaises personnes, avant même qu’elles ne fassent front commun, il y eut…

L’impact.

Le choc fut d’une violence ahurissante. Déluge d’acier, de chair et de sang. Toute humanité avait déserté les prédateurs, leurs victimes tombaient sous leurs coups. Taillant, écrasant, mutilant et tranchant dans le vif, ils se frayèrent un chemin à travers les corps de leurs proies. Le choc mat des dépouilles contre le sol ponctuait le fracas métallique des armes qui en rencontraient d’autres. Sortilèges et autres invocations furent laissés de côté. Seules comptaient la sauvagerie et la bestialité. La Horde Pourpre, la Plaie du Monde, les Saigneurs du Ciel n’avaient aucunement besoin d’artifices magiques pour se repaître des âmes et de la terreur de ceux qu’ils terrassaient. Les hurlements d’effroi, les cris de douleur et les détonations ajoutèrent encore à la cacophonie ambiante.

Au bout d’un quart d’heure d’affrontements, il ne restait plus qu’une seule faction en lice. Celle qui venait de défendre son dû.

Le brouillard immarcescible de l’île de Grobe fut balayé, l’espace de quelques minutes, par un vent venu de l’Est. Alors, à la lueur des brasiers et des troncs embrasés, çà et là, on vit bondir une silhouette. Sur les innombrables tombes qui venaient de se rajouter à celles qui parsemaient déjà l’île, sautait, jaillissait et cabriolait un Enutrof à la barbe violine.

Coiffé, pour l’occasion, d’un bonnet carmin à pompon et vêtu d’une cape écarlate, tous deux doublés d’une épaisse étoffe aussi blanche que moelleuse, il hurlait à tout va, riant à gorge déployée :

« Joyeux Nowel ! Joyeux Nowel ! »
Brise marine sur le port de Madrestam. La journée touchait à sa fin et le soleil s’apprêtait à regagner ses pénates.

De minces filets de fumée s’élevaient des cheminées d’une vingtaine de cahutes, maisons de pêcheurs et autres établissements de plaisir. Au fin fond d’une ruelle sordide, à l’arrière des cuisines d’une des innombrables tavernes qui parsemaient les lieux, deux crabes vindicatifs se disputaient les restes de nourriture avariée qu’un marmiton consciencieux venait de répandre dans le caniveau, le tout sous le regard placide d’un félin de gouttière au poil hirsute.

Une bouffée d’air marin, venue du large, balaya la cité maritime, emportant avec elle les chants et les braillements, devenus murmures, d’une bordée de marins avinés. Les navires tanguaient le long des quais. Les cloches oscillant au gré des rafales brisaient par à-coups le silence tout relatif qui enveloppait le port. Le clapotis des vagues contre les coques, le grincement des mâtures et les derniers cris des oiseaux de mer venaient ajouter un surplus de quiétude à cette fin de journée.

Le crépuscule se faisait attendre et, tandis que les fenêtres des bâtiments commençaient à briller de la lueur des mèches, lanternes et autres foyers qu’on avait allumés à l’intérieur, une silhouette émergea des flots noirâtres à l’odeur d’huile de poisson.

Sans un bruit, l’apparition se dirigea vers les docks les plus proches et, une fois parvenue au bas de la structure verticale à la maçonnerie marquée par les intempéries, elle entreprit de cracher dans son poing droit une perle rougeoyante qu’elle enfouit rapidement dans les replis d’une poche intérieure. Elle jaugea rapidement la courte échelle de métal rouillé qui lui faisait face avant de se décider à en gravir les barreaux.
Sa tête, ses épaules, son buste puis son corps tout entier se découpèrent sur l’horizon lorsqu’elle se hissa sur le rebord de pierre. Après s’être étirée aussi nonchalamment qu’elle était apparue, la silhouette s’enfonça entre les bâtiments les plus proches, deux entrepôts, laissant pour seules traces de son passage, sur les pavés inégaux, les empreintes humides de ses pas.

La tête haute, le regard fixe, les vêtements collés à son corps par l’eau et le sel, l’être incongru passa d’une ruelle à une autre, se rapprochant toujours plus du centre de Madrestam. Les venelles se transformèrent en rues, les rues en avenues et les carrefours en boulevards. Lorsque le mystérieux inconnu parvint devant la grande fontaine de la ville, il ne trouva nulle autre âme que la sienne sur la place centrale. Dépassant la sculpture et ses jets d’eaux, il obliqua en direction du Nord avant de parvenir devant une arche de pierre aussi imposante que vétuste. Le portail Zaap.

Se figeant soudainement, le nageur-marcheur tendit l’oreille. Des artères environnantes émergèrent des silhouettes semblables à la sienne. Toutes trempées, toutes silencieuses, toutes focalisées sur un seul et même objectif.

Non loin du portail enchanté, dans les dernières lueurs du jour, une masse rocailleuse et scintillante, reconnaissable entre toutes, lévitait innocemment.

Le groupe reprit sa progression, souriant, alors que l’air se mettait à crépiter.



La salle d’apparat du Château du Comte Harrebourg avait, depuis longtemps, été redécorée aux couleurs de ses nouveaux propriétaires. D’épaisses tentures, de vastes tapisseries et de riches oriflammes garnissaient désormais les parois des lieux. Chacune des pièces de la forteresse gelée était marquée d’un sceau unique : un soleil d’or sur fond de gueules. Les lieux, chauffés par un ingénieux système géothermique, étaient illuminés au moyen de grandes torchères ouvragées. L’odeur âcre du tabac saturait l’atmosphère tandis que dérivaient, de-ci de-là, les volutes éphémères de quelques cônes de Kaliptus.

Devenu le repère et le lieu de rendez-vous des membres de L’Aurore Pourpre, l’endroit bruissait des conversations qu’on y tenait, des cris qu’on y poussait et des rires qui y fusaient. Les longues tables de Chêne amaknéen étaient presque toutes occupées et recouvertes de mets alléchants ainsi que de tonnelets d’alcool lorsqu’elles ne disparaissaient pas, tout bonnement, sous des piles de documents à l’origine indéterminée et des pièces d’équipement qui auraient plus eu leur place aux côtés des multiples râteliers d’armes disposés le long des murs et garnis au possible de mortels instruments.

Les discussions allaient bon train, dans la salle d’apparat du Bastion de L’Aurore. Les vieux de la vieille y côtoyaient leurs cadets, non moins vindicatifs, et chacun se rengorgeait de ses exploits :

« … c’est là qu’on a su pourquoi qu’son crâne sonnait creux !
- Hahaha, le noc !
- … et moi j’lui dis : « J’ai pas peur de toi, j’ai juste pas envie de salir mes nouvelles bottes en te les collant dans la mouille » !
- Nan ? Jure !
- Il a décampé dare-dare, j’te dis. Il tirait une de ses têtes ! »

Un disciple de Sram, tout de gris vêtu, conversait avec deux vieillards aussi ridés l'un que l'autre. Ses deux interlocuteurs, un chauve et un dégarni, arboraient une mine aussi sombre que leurs tuniques et remuaient le fond de leurs chopes, emplis d'amertume :

« … une honte !
- Des lâches, voilà ce qu’ils sont.
- Ah, ça ! Ils ont dû recruter à tour de bras… »

Un fervent de Sacrieur, la Mère des Douleurs, vint s’asseoir auprès d’eux. Couturé de cicatrices, vêtu d’un pantalon délavé de bure grossière, il laissa son Blérodoudou apprivoisé s’installer à ses côtés avant d’asséner un coup de poing sonore sur le plateau de la table.

« Moi, j’dis qu’ils ont voulu combattre la qualité par la quantité ! »

Son geste, joint à sa déclaration, attira au quatuor l’attention du reste de la salle. Chacun s’empressa de donner son avis dans un brouhaha monstre :

« On parle de sept-cents nouvelles recrues, s’insurgeait un Eniripsa coiffé d’un béret à pompon jaune !
- Ils ont enrôlé tout ce qui passait, cracha un Sadida revanchard au poil blanc.
- Ouais, z’ont recruté n’importe qui juste pour faire pencher la balance, asséna le Sram anthracite.
- Forcément qu’on pouvait pas en gérer autant, hein !
- Parle pour toi ! Moi, j’ai tenu, ricana un disciple du Grand Batailleur au teint blafard et aux mains rougies.
- C’est pas ce qu’il voulait dire. En fait, il… »

Une représentante de la Reine des Chopes coupa la parole à la jeune et svelte adepte de Crâ qui venait d’essayer de tempérer la situation :

« Tsss… Regardez-les se chercher des excuses ! »

Elle jetait un regard mauvais à l’assemblée, par-dessus le rebord du bock en terre cuite qu’elle avait porté à ses lèvres. L’Eniripsa se retourna et voleta vers elle :

« De quoi ? »

L’un des deux vieillards, au moins centenaire, interpella l’ailé mercenaire :

« Eh bien, maître Eniripsa, on en perd l’usage des mots ? »

Et le Sadida décoloré de surenchérir, avant que le reste de la compagnie ne se mette à hurler :

« Les gars, si vous ne savez pas vous battre, restez chez vous, hein.
- Ouais, laissez les professionnels se charger de la baston.
- Une goutte de sang et ça s’évanouit, har har har ! »

Les plus jeunes, piqués au vif, ne se démontèrent pas :

« Que dalle ! On en vaut dix des comme vous ! »

Le second ancêtre sourit :

« ‘tention, les minets sortent leurs griffes… »

Ce qui mit le feu aux poudres.

« C’est ça, ouais ! Et on les a tranchantes !
- Epargnez-vous des rhumatismes, tas de vieux croulants, et trouvez-vous fissa une place à l’hospice d'Eniripsa ! »

Le Sacrieur au Blérodoudou demanda au Iop assis en face de lui :

« Qu’est-ce qu’il dit ?
- Il raconte qu’il a chopé des rhumatismes. »

Cet échange leur valut une saillie supplémentaire :

« Croulants ET gâteux ! Pas étonnant qu’on ait perdu cinq territoires avec de tels poids morts.
- Ouais, bien dit ! On ne veut pas de boulets qui ont déjà un pied dans la tombe sur le champ de bataille, place aux jeunes ! »

L’Enutrof centenaire se leva du banc et pointa un index menaçant vers le dernier orateur :

« Ecoute-moi bien, morveux. T’étais même pas encore une idée que je me sculptais déjà un coffre dans le bois du Chêne Mou. »

La fervente de Pandawa, passablement ivre, saisit l’un des impertinents par le col :

« Tu vois ces mains ? Elles ont arraché sa barbe au Minotoror, alors que tu ne savais pas épeler « biture ». Tu les vois bien ces mains ? Ben si tu continues, mon gaillard, tu vas te les prendre dans la g… »

Et le disciple du Dragon d’Or Flamboyant de poursuivre :

« J’ai fait Terrdala, moi, môssieur ! J’étais de toutes les campagnes, parfaitement !
- La ferme, les débris ! On ne s’entend plus boire.
- Nom de Djaul, s’écria le second Enutrof ! Qu’on me donne ma Vétik ! Qu’on me… »

Alors que le débat menaçait de virer au pugilat, les flammes des torchères perdirent de leur ampleur et virèrent au bleu, plongeant la grande salle dans une quasi-pénombre. Jaillies du néant, trois silhouettes s’approchèrent d’un pas lent de ce qui avait été autrefois le trône du Comte Harrebourg.

La plus large d’entre elles, un Pandore à n’en pas douter, tira un rouleau de vélin de sa gibecière et tendit celui-ci à la seconde silhouette, emmaillotée dans un réseau de bandelettes carbonisées, dont il faisait trois fois la taille. Avec une stupéfiante économie de gestes, le petit être tendit ses bras à l’horizontale et, dans ce qui ressembla à s’y méprendre à la course d'une trotteuse de montre, matérialisa une fine aiguille de secondes volées on-ne-sait-où. L’objet transperça le rouleau et tous deux allèrent se ficher dans l’épais dossier du trône sculpté.

La salle était silencieuse. Les belligérants ne pipaient mot.

Le dernier membre du trio, un vieillard à la barbe violine, désigna le parchemin du doigt et marmonna quelques paroles inaudibles. L’encre qui avait été déposée à la surface du document se mit à luire dans la semi-obscurité des lieux. L'attention de chacun était focalisée sur la missive ensorcelée.

Sa tâche accomplie, le barbu jeta un coup d'oeil à ses deux acolytes. D'une main aussi large qu'une poêle, le Pandore se gratta le ventre tandis que le Xélor inclinait sa tête dans un angle improbable, scrutant les réactions des membres du public. Appréciant l'anxiété et l'incrédulité des spectateurs, le vieillard à la barbe violine fit un signe du pouce, assorti d'un mouvement de poignet, en direction de l'inquiétante missive. Puis les flammes des torchères retrouvèrent leurs couleurs d'antan, baignant la salle de leur clarté rassurante. Le Triumvirat avait disparu aussi soudainement qu'il s'était matérialisé.

Il fallut quelques instants aux anciens bravaches pour se remettre de leurs émotions. Risquer sa vie sur le front était dans la nature de chacun d’entre eux. Prendre d'assaut des forteresses en sachant pertinemment que le rapport de force ne jouait pas en leur faveur ne les effrayait guère. Mais faire face aux fondateurs de L'Aurore Pourpre, même pour le plus aguerri de ses guerriers, était toujours aussi impressionnant. Malgré la chaleur des braséros, intérieurement glacée, la foule se massa autour du message que ses chefs venaient de lui délivrer.
A la lecture du document, les chiens de guerre sourirent de toutes leurs dents. Les affronts du passé venaient d'être balayés comme fétus de paille. Tous regardaient de nouveau dans une seule et même direction. Vendetta.



Brise marine sur le port de Madrestam. La nuit touchait à sa fin et la lune s'apprêtait à regagner ses pénates.

De minces filets de fumée commençaient à s'élever des cheminées d’une vingtaine de cahutes, maisons de pêcheurs et autres établissements de plaisir. Au fin fond d’une ruelle sordide, à l’arrière des cuisines d’une des innombrables tavernes qui parsemaient les lieux, un félin de gouttière au poil hirsute entreprenait de laper, de sa langue râpeuse, les restes de deux crabes démembrés.

Une bouffée d’air marin, venue du large, balaya la cité maritime, emportant avec elles les cris et les plaintes, devenus murmures, d’une population terrorisée. Les navires tanguaient le long des quais. Les cloches oscillant au gré des rafales brisaient par à-coups le silence tout relatif qui enveloppait le port. Le rugissement des flammes, les gémissements des charpentes carbonisées et les premiers cris des oiseaux de mer, devenus charognards sans vergogne, venaient ajouter un surplus de terreur à cette fin de nuit.

L'aube se faisait attendre et, tandis que les fenêtres des bâtiments reflétaient la lueur des foyers qui avaient été allumés un peu partout en ville, une silhouette émergea d'entre les bâtiments.

Sans un bruit, l’apparition se dirigea vers les docks les plus proches et, une fois parvenue au bord de la structure verticale à la maçonnerie marquée par les intempéries, elle se figea face à l'océan. D'autres silhouettes sortirent des ruelles voisines, la rejoignant sur les quais, marquant le sol inégal des empreintes de leurs pas, teintées de vermillon. Leurs corps se découpaient sur l'horizon, leurs dos baignés des premières lueurs de l'aurore.

Non loin de l'arche de pierre du portail Zaap, maculée de suie et d'éclaboussures aussi sombres que suspectes, achevait de s'éteindre le cœur d'un prisme de conquête démantelé. Jeté à bas, réduit en miettes, il cessa de projeter sa faible lueur purpurine sur les cadavres des innombrables fous qui avaient tenté de le défendre, durant toute une nuit.

La tête haute, le regard fixe, les membres de la Horde Pourpre souriaient. Dans un même geste, tous sortirent des replis d'une poche intérieure une perle rougeoyante qu'ils entreprirent d'avaler à l'unisson. Puis ils avancèrent d'un unique pas et se laissèrent happer par les flots, sombrant dans les eaux noirâtres à l'odeur d'huile de poisson.
Répondre

Connectés sur ce fil

 
1 connecté (0 membre et 1 invité) Afficher la liste détaillée des connectés