[Fan-fiction] L'Ermite de Frigost

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L'Ermite est une personne ne faisant partie d'aucune classe car celui-ci, suite à un sort puissant lancé par le Comte Harebourg, a acquis l'immortalité mais aussi tous les sorts de toutes les classes existantes. Revenant de l'Aurore Pourpre, celui-ci repart vivre à Frigost. Quelques années plus tard, il apprend que le Château où s'est réfugié le Comte Harebourg a été attaqué par une famille de Roublards de Frigost voulant dérober le Dofus des Glaces. Il part alors vers de nouvelles aventures...
Première Partie
J'étais au milieu de ma course,
et j'avais déjà perdu la bonne voie,
Lorsque je me trouvai dans une forêt obscure,
dont le souvenir me trouble encore et m'épouvante.



Dante, l'Enfer.

Chapitre Premier
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U
n Salbatros planait très haut dans le ciel d'une clarté mordante.
L'Ermite, harassé et couvert de poussière, s'arracha à la contemplation du rapace et se hissa sur un petit muret. Une fois juché sur la pierre brute, il s'accorda un moment de répit et balaya le paysage de son regard perçant. Le château était ceint de pics acérés. Tapissés de neige, ces derniers protégeaient, autant qu'ils l'enfermaient, le fier édifice qui dominait de toute sa taille la plaine alentour. Le dôme de son donjon faisait écho à celui qui, plus bas, surmontait la tour de la prison. Les roches métalliques s'enfonçaient comme des crocs dans ses murs de soubassement d'un gris de plomb. Ce n'était pas la première fois que l'Ermite voyait la forteresse. Il y a bien longtemps, ce fut ici où il affronta son ancien meilleur ami : Harebourg. Il l'avait déjà aperçue la veille, au crépuscule, lorsqu'il avait escaladé ce promontoire à près d'un kilomètre et demi à l'ouest. Le terrain était tellement accidenté que le bâtiment semblait avoir été édifié par magie. Il se confondait aux roches et aux pics escarpés qui lui conféraient toute sa puissance.
Il avait enfin atteint son but, après un périple éreintant de plusieurs semaines. Quelle expédition ! Il avait emprunté des sentiers impraticables et essuyé d'innombrables tempêtes de neige.
Au cas où, l'Ermite se fit le plus discret possible. Tout en vérifiant ses armes par habitude, il observa le château, à l'affût du moindre mouvement. Il n'y avait pas d'âme qui vive sur les remparts. Le vent cinglant soulevait des tourbillons de neige, mais on ne voyait personne. Les lieux semblaient déserts. Ses lectures le lui avaient laissé présager, mais l'expérience lui avait appris à ne jamais se fier aux apparences. Il se figea.
Il n'y avait aucun bruit, hormis le souffle du vent. Mais soudain, il entendit quelque chose. Un grattement ? Devant lui, à sa gauche, quelques cailloux dévalèrent une pente nue. Il se tendit, se redressa légèrement - se tête émergeait à peine de ses épaules courbées -. Une détonation résonna dans toutes les calanques, perça le bruit du vent. En une fraction de seconde, une balle l'atteignit à l'épaule droite, transperçant son armure.
Il tituba légèrement, grimaça de douleur et fit tomber son épaulette en cuire de Boufmouth. Il releva la tête et scruta à travers le dédale de roches saillantes qui se dressaient devant la forteresse sur près de six mètres de haut, pour former un mur d'enceinte naturel. Un homme apparut sur une arête. Doté d'un insigne de Roublard, il portait une tunique rouge terne, un surcot en poil gris de Slimomouth et une armure en ivoire de Boufmouth Royal. Il avait la tête masquée par un foulard sombre s'arrêtant net jusqu'au nez, dont les plis flottaient dans la direction du vent. Une cicatrice oblique striait ses lèvres de droite à gauche jusqu'au cou. Il ouvrit la bouche en un sourire de triomphe et de malice, dévoilant ses dents rabotées et irrégulières aussi brunes que les pierres tombales d'un cimetière à l'abandon...

La balle s'était figée dans le cuire de son épaulette droite, mais elle avait à peine entamée la chair. Il laissa l'épaulette endommagée au sol et secoua son membre afin de vérifier sa légère blessure. Ce faisant, il vit une centaine d'hommes faire irruption derrière le soldat. Pareillement vêtus, ils étaient armés de hallebardes, qui d'épées, et semblaient prêts à en découdre. Ils prirent position sur l'arête rocheuse et flanquèrent le capitaine à la cicatrice. Leurs visages étaient camouflés par des foulards à nasal, mais le blason qui ornait leur cotte d'armes ne trompait pas. L'Ermite savait pertinemment à qui il avait affaire. Et ce qu'il adviendrait de lui s'il était capturé.
Etait-il si vieux ? Comment avait-il pu tomber dans un piège aussi grossier ? Heureusement, il avait pris ses précautions.
Ils n'avaient pas encore gagné.
Il recula, couvrit son visage avec le masque du psychopathe et se prépara à l'assaut. Ses adversaires descendirent de leur perchoir pour rejoindre le plateau accidenté sur lequel il était posté. Ils se déployèrent de façon à le cerner, et prirent garde de rester à distance de leur proie. Ils avaient beau avoir l'avantage du nombre, ils respiraient la peur : sa réputation l'avait devancé. Ils avaient raison de le redouter.
L'Ermite jaugea les hallebardes. Chacune était dotée d'un fer de hache et d'une pointe.
Il attrapa ses deux hachettes, lisses et grises, et fléchit les bras. Il se tendit et para le premier coup, qu'il trouva hésitant. Essayaient-ils de le prendre vivant ? Ensuite, ils le cernèrent de tous côtés et le harcelèrent de coups, comme s'ils voulaient le faire tomber à genoux.
Tout en pivotant, il trancha net les hampes des deux hallebardes les plus proches. Il saisit un des fers au vol avant qu'il heurte le sol, empoigna le manche raboté, puis perfora de sa lame la poitrine de son adversaire. Se retournant brusquement, il attrapa son masque du psychopathe et le lança sur ses assaillants pour les faire reculer et les blesser avant de le rattraper de volée.
Les soldats se rapprochèrent. Alerté par le souffle d'une lame prête à s'abattre sur lui, il eut tout juste le temps de se baisser. Le fer de hache fendit l'air à quelques centimètres à peine de son dos courbé. Il fit volte-face et lacéra, d'un coup furtif d'une de ses hachettes, les jambes du soldat posté derrière lui. Le roublard s'écroula dans un hurlement de douleur.
L'Ermite ramassa la hallebarde qui, un peu plus tôt, avait failli l'achever, et la brandit dans les airs, tranchant les mains d'un autre attaquant. Les organes du malheureux jaillirent, des traînées de sang dessinant derrière eux deux arcs-en-ciel écarlates tandis que leurs doigts crispés semblaient demander grâce.

Cette manoeuvre interloqua les Roublards, mais ils avaient assisté à bien pires spectacles. L'Ermite n'eut guère droit qu'à une seconde de répit avant de subir un deuxième assaut. D'un coup circulaire de sa hallebarde, il fendit la gorge d'un soldat qui s'apprêtait à l'occire. Ensuite, l'Ermite lâcha la hampe et rengaina ses hachettes de façon à libérer ses mains. Il se jeta sur un sergent armé d'une longue épée et lui subtilisa son arme, avant de projeter l'homme contre un peloton de soldats. Il soupesa l'arme, sentit ses biceps se rendre, resserra sa prise autour de la poignée et la souleva, juste à temps pour défoncer le heaume d'un autre hallebardier qui s'était approché par derrière, sur sa gauche, dans l'espoir de le surprendre. C'était une très bonne épée. Elle était bien plus adaptée à ce type de combat que le Sabre Ayassalama léger qu'il portait à la ceinture - il l'avait acquis au cours de son aventure aux côtés de Nelphanza - ou que ses hachettes, conçues pour le corps à corps.
De nouveaux renforts déboulèrent du château. Combien faudrait-il de soldats pour maîtriser cet homme seul ? Ils l'encerclèrent, mais il virevolta et les prit de court. Il sauta sur un des hommes et bascula derrière son dos, échappant au cercle de mort qui se refermait sur lui. Il atterrit sur ses pieds, se tendit, para un coup d'épée à sa gauche au moyen de son bracelet de protection métallique, et pivota pour plonger sa propre lame dans le flanc de son adversaire.
Puis, tout à coup, inattendues, quelques secondes de répit... Par quel miracle, il l'ignorait, mais l'Ermite en profita pour reprendre son souffle. Autrefois, il n'en aurait pas eu besoin. Il leva les yeux. Les troupes en cottes de maille grises l'encerclaient toujours. Mais, ils étaient figés, ils ne bougeaient plus d'un seul poil, même certains en pleine course conservaient leur mouvement acrobatique sans tanguer. Comme si le temps venait de s'être arrêté...

Soudain, parmi eux, l'Ermite remarqua un autre homme.
Il flottait dans les airs, et déambulait au beau milieu des Roublards. Personne ne semblait le voir. Il portait une gigantesque toque grisâtre qui se terminait en pointe, dissimulant totalement son visage, avec un col de fourrure grise très épaisse enrobant son coup, et une longue robe dépareillée écarlate, flottante. Lorsque celui-ci tourna la tête, on put distinguer un œil bleu brillant... Sa mise était en tout point étrange. L'Ermite, stupéfait, entrouvrit ses lèvres. Tout était calme, serein. Plus personne ne bougeait à l'exception de cet homme immaculé qui cheminait tranquillement, d'une démarche ferme et assurée.
Il vaquait parmi les combattants comme un paysan dans un champ de blé. Rien ne semblait le toucher ni l'atteindre. Sa ceinture était-elle dotée de la même boucle que celle du voyageur ? Arborait-elle le même blason ? Il connaissait l'existence de ces armes depuis bientôt trente ans - date à laquelle il avait été frappé par la puissance du Dofus des Glaces, et changé en un immortel. Depuis, elles faisaient partie intégrante de sa vie.
L'Ermite cligna des yeux. Lorsqu'il les rouvrit, la vision - s'il s'agissait bien d'une vision - avait disparu. Le bruit, les odeurs et le danger se rappelèrent à lui avec violence. Les soldats se rapprochaient. Ils le cernaient. Il savait qu'il ne pourrait jamais l'emporter contre ces ennemis. Ni leur échapper.
Pourtant, fort curieusement, il ne se sentait plus aussi seul.
Pas le temps de réfléchir. Les assauts avaient redoublé d'intensité. La colère des soldats l'emportaient sur leur peur. Les coups pleuvaient, devenaient plus frénétiques. L'Ermite ne pouvait plus tous les parer. Il tua cinq hommes. Dix. Quinze. Mais autant lutter contre un hydre à mille têtes ! Soudain, un gigantesque Roublard abattit une épée de dix kilos sur lui. L'Ermite leva le poignée gauche pour parer, tout en jetant sa propre épée massive au sol de façon à contre-attaquer d'un coup de sa hachette droite, mais son adversaire eut de la chance. Son élan était si violent que le bracelet de protection eut beau détourner le coup, il ne l'encaissa pas entièrement. La lame ennemie glissa le long du poignet de l'Ermite, heurta sa hachette et la brisa. Au même moment, il perdit l'équilibre, trébucha sur une pierre déchaussée et se tordit la cheville. Incapable de se rattraper, il tomba de tout son long sur le sol rocailleux.
La horde de roublards se referma sur lui, toujours à distance de hampe. Effrayés, sur le qui-vive, ils n'osaient pas crier victoire. Pourtant, ils lui chatouillaient le dos de la pointe de leurs hallebardes. Au moindre geste, ils le tueraient.

Et il n'était pas encore prêt à rendre l'âme.
Des bottes crissèrent sur les roches. Un homme s'approcha. L'Ermite tourna légèrement la tête et aperçut le capitaine à la cicatrice. Il le toisait de toute sa taille. La cicatrice lacérant son visage était livide. Il se pencha sur l'Ermite, si près que ce dernier sentit son haleine.
Le capitaine enleva le masque de sa proie, tout juste assez pour dévoiler son visage. Il sourit. Il ne s'était pas trompé.
- Ah ! L'Ermite est de retour. Abrak Mahom ! Nous t'attendions, comme tu as pu t'en rendre compte... Quel choc ce doit être pour toi de constater que l'ancienne forteresse de ton ami le Comte Harebourg est tombée entre nos mains ! Mais cela devait arriver. Malgré tous tes efforts, notre victoire était inévitable.
- Le Comte Harebourg n'est plus mon ami, rétorqua calmement l'Ermite.
Le capitaine se redressa et se tourna pour faire face à ses troupes, fortes de deux cents roublards.
- Menez-le à la tourelle, leur aboya-t-il. Et veillez à l'enchaîner correctement.
Nerveux, les hommes hissèrent Abrak et se dépêchèrent de lui nouer les poignets.
- Une petite promenade, beaucoup de marches, et tu n'auras plus qu'à prier, le menaça le Roublard. Nous t'exécuterons à l'aube, qu'en dis-tu ?
Très loin, au-dessus d'eux, le Salbatros continuait de dénicher ses proies. Personne ne le regardait, ne prêtait attention à sa beauté. À sa liberté.

À suivre...


Dernière modification par Little Kingy D ; 18/07/2012 à 08h56.
Chapitre 2
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Le Salbatros planait encore en altitude. Le ciel, illuminé par un soleil franc - quoique désormais plus bas - conservait son pastel. L'oiseau de proie, simple silhouette sombre et virevoltante, était absorbé à sa tâche. Son ombre se projetait sur les roches nues, aussi irrégulière que le terrain qu'elle survolait.
Abrak observait le paysage par une meurtrière. Guère plus qu'une entaille dans les pierres massives du mur. Ses yeux et ses pensées traduisaient un état d'agitation qui évoquait les évolutions du rapace en chasse. Son périple avait été si long et si pénible qu'il ne pouvait pas envisager de le voir s'achever ainsi.
Il crispa les poings. Ses muscles lui rappelèrent l'absence de ses bracelets métalliques et ses armes qui lui avaient rendu de si grands services.
Mais il pensait savoir où ses ennemis avaient entreposé ses armes, après l'avoir pris au piège et emprisonné en ces lieux. Ses lèvres esquissèrent un sourire sinistre. Ces soldats étaient ses plus anciens adversaires. Ils n'avaient sûrement pas pensé qu'un vieux lion comme lui serait aussi combatif !
Qui plus est, il connaissait les plans de ce château sur le bout des doigts. Il les avait étudiés si longtemps qu'ils s'étaient imprimés dans son esprit.
Pourtant, il devait se rendre à l'évidence : il croupissait dans la cellule de l'une des plus hautes tours de la mirifiques citadelle du Comte Harebourg. Autrefois la Tour où eut lieu la Renaissance de Frigost... Tombée dans l'oublie... Puis entre les mains des Roublards de la famille Smisse. À l'affût des bruits de pas de ses bourreaux, il était seul, désarmé, affamé et assoiffé. Sa mise était crasseuse et déchirée. Mais il n'allait pas se laisser faire. Il savait pourquoi les Roublards occupaient le Château. Et il devait les arrêter...

Après tout, ils ne l'avaient pas encore exécuté.
Il se concentra sur le Salbatros. Il discernait ses moindres plumes, ses moindres rémiges, le gouvernail de sa queue en éventail - d'un brun sombre parsemé de gris, comme sa propre barbe -, ses plages alaires d'un blanc immaculé.
Il repensa au chemin parcouru jusque-là. Aux évènements qui l'avaient mis dans cette situation.
Il avait séjourné dans d'autres tours, bataillé sur d'autres remparts. Ceux de Bonta, par exemple, où il avait supprimé Rushu, le 12 Septange en l'an de grâce 26. Cela faisait quatre ans déjà. Il avait l'impression que des siècles s'étaient écoulés depuis. Ces aventures lui semblaient si lointaines. Entre-temps, les scélérats mégalomanes et autres aspirants despotes s'étaient succédé et ressemblé. Avides de pouvoir. Prêts à tout pour percer les arcanes du Monde des Douze. Et il n'avait eu de cesse de contrecarrer leurs plans.
Il avait beau se trouver prisonnier, cette nouvelle quête était toute sa vie.
Si le Salbatros virevoltait toujours, il décrivait des cercles moins larges. Abrak se fit plus attentif encore. Il savait qu'il avait repéré une proie et qu'il se concentrait sur elle. Y avait-il de la vie dans cette contrée désolée ? Les Frigostiens, massés à contrecœur non loin derrière les murailles du château pour l'entretien de ses troupes, élevaient sûrement quelques bêtes, voire cultivaient un bout de terre non loin. Le rapace visait peut-être un Boufmouth, perdu dans le chaos des rocs grisâtres parsemant les collines alentour. Un animal trop jeune et inexpérimenté, ou trop vieux, ou trop fatigué, ou blessé. Le rapace vola devant le soleil. L'espace d'un instant, l'astre incandescent transforma la bête en une silhouette floue. Ensuite, l'oiseau rétrécit encore ses cercles avant de se figer et de planter enfin immobile. Il semblait suspendu au dais bleu ciel. Soudain, il plongea vers le sol, fendant l'air à la façon d'un éclair, avant de sortir du champ de vision d'Abrak.
Ce dernier ce détourna de la fenêtre et examina la cellule. Un sombre lit de bois brut - de simples planches sans la moindre litière -, un tabouret et une table. Aucun insigne de la famille Roublarde... Ils n'avaient pas eu le temps de prendre leurs marques même après plusieurs semaines. Rien d'autre que la cuillère en étain et l'écuelle contenant le gruau qu'on lui avait apporté et auquel il n'avait pas touché. Pas plus qu'il n'avait goûté à l'eau du broc en bois. Abrak avait beau mourir de faim et de soif, il craignait qu'on y ait mis des drogues susceptibles de l'affaiblir, le rendant incapable d'agir au moment opportun. Les Roublards auraient tout à fait été capables de corrompre ces vivres avant de les lui apporter.

Il balaya la cellule exiguë du regard, mais les murs de pierre ne lui accordaient ni réconfort, ni espoir. Rien ici qui puisse l'aider à s'évader. Il soupira. Il avait insisté pour voyager seul, mais d'autres compagnons, comme Vindjouh l'Enutrof, avaient eu vent de son voyage et s'étaient manifestés pour l'accompagner. Sans nouvelle de lui, ils viendraient peut-être le relayer. Malheureusement, il serait sûrement trop tard.
La question, c'était de savoir si les Roublards avaient entièrement percé son secret. Que savaient-ils exactement ? Le Comte Harebourg leur avait-il dévoilé comment obtenir le Dofus des Glaces ?

Sa quête, qui risquait de s'achever brutalement avant son accomplissement, avait commencé peu après son retour de Bonta. Il venait de quitter ses amis, Nelphanza et tous les autres. Nelphanza s'en retournait chez elle et les autres aussi. Mais d'après certaine des lettres de son amie, celle-ci serait toujours en quête d'Alacapone, le chef de la Moufia, qui eut le temps de s'enfuir durant la bataille de l'Aurore Pourpre.
Abrak sourit en pensant à elle. L'esprit de Nelphanza fourmillait de joie et de jeunesse. Sa hachette, brisée lors de l'embuscade et qu'elle lui avait offerte, lui revint tristement à l'esprit. Elle était bien la seule à savoir comment la réparer correctement. Combien il la regrettait ! Grâce à l'inventivité de Bonta et au Roi Clustus, on lui avait livré les plans d'une nouvelle invention qu'ils avaient baptisée "parachute". Abrak en avait fait confectionner un prototype à Bonta, qu'il transportait dans son sac, lui aussi dérobé par les Roublards. Ils n'auraient aucune idée de son utilité... Il en ferait bon usage dès qu'il en aurait l'occasion.
Si elle se présentait.
Il chassa ses idées noires.
Il n'y avait aucune issue. Il ne pourrait agir que lorsqu'on viendrait le chercher pour le pendre. Il devait se préparer à leur échapper à ce moment-ci. Comme si souvent par le passé, il devrait sûrement improviser. Entre-temps, il essaierait de délasser son corps. Avant d'entreprendre son voyage, il s'était assuré de sa forme physique. Et le périple lui-même l'avait endurci. Néanmoins, il était soulagé de se reposer après le combat. Même en d'aussi sinistres circonstances.
Tout avait commencé par une lettre.
Sous l’œil bienveillant du Pape Andréou qu'il avait aidé à vaincre les Brâkmariens, il fut raccompagné à Frigost avec une très grande vigilance.
La Moufia défaite, Abrak avait placé les opérations entre les mains expertes de Nelphanza et de Fantöme. Mais les Bontariens demeuraient sur leur garde. Ils savaient qu'ailleurs, la Moufia se regroupait en secret. Leur soif de pouvoir était insatiable, tout comme leur quête des instruments de contrôle qui leur permettraient de forger le monde à l'image de leur dogme néfaste.
S'ils semblaient momentanément domptés, la bête n'était pas morte. Et il en était désormais certain : les Roublards qui furent installés ici, qui l'avaient capturés, étaient sous leurs ordres.

La missive, qu'il avait trouvé au porche de sa porte de maison, se trouvait dans un petit sac de cuir. Il ne savait pas qui lui avait déposée. Elle était apparemment écrite par quelqu'un que l'Ermite connaissait, puisqu'elle s'adressait à lui en personne, mais la lettre était signée sous X. Sans se douter une seconde que cette lettre ouvrirait un nouveau chapitre dans cette histoire, il l'examina. Par ailleurs, elle lui donnait l'occasion de couper définitivement l'herbe sous les pieds des Smiss de Frigost, qui depuis bien trop longtemps, s'en sont pris aux Frigostiens.


Frigost
En Juinssidor 30

Mon cher frère,

Les forces adverses gagnent en vigueur et il se trouve, à Frigost, un homme qui vient tout juste de passer le mors à leur Clan. Cet ennemi est peut-être le plus puissant que nous aurons jamais à affronter. C'est pourquoi, sous le sceau du secret, je te confie les instructions suivantes. S'il devait m'arriver malheur, veille - au prix de ta vie, s'il le faut - à ce que ces informations ne tombent jamais entre de mauvaises mains.
Il existe en Frigost, tu ne l'ignores pas, un château non loin du Village enseveli, qui fut autrefois le siège de l'espoir de tous les villageois de l'île. Dans les tréfonds de cette Citadelle, il y a de cela 20 ans, notre mentor d'alors, Harebourg, le membre le plus émérite de l'île, fit établir l'été définitivement sur notre île au moyen du Dofus des Glaces.
Je n'en dirai pas plus. La prudence exige que je te fasse part du reste de vive voix. il est plus sage de ne rien coucher papier.
Je me serais volontiers acquitté moi-même de cette quête, mais le temps m'est désormais compté. Nos ennemis nous attaquent et nous n'avons d'autre choix que de nous défendre.

Ton frère.

Cette lettre était assortie d'une autre feuille de papier. Un document des plus intéressants. Il s'agissait de la traduction d'un document bien plus ancien, également joint à la lettre. Un parchemin en tout point différent de ceux qu'on retrouvait dans les bibliothèques. Le texte était le suivant :

"J'ai passé des journées entières avec l'artefact. Devrais-je dire des semaines ? Des mois ? Les autres vont et viennent. Ils me proposent nourriture et distraction. Las, j'ai beau savoir qu'il faudrait que je m'extraie de ces noires études, il m'est de plus en plus difficile de m'acquitter de mes tâches journalières. Tout d'abord, Nail s'est montré compréhensif, mais sa voix a désormais repris son timbre agacé. Quoi qu'il en soit, je dois persister dans son travail. Nous devons comprendre le Dofus des Glaces. Sa fonction est simple, voire élémentaire. Il permet de contrôler et de dominer les êtres humains. Toutefois, le procédé qu'elle emploie... Ses méthodes sont proprement fascinantes. C'est l'incarnation même de la tentation. Les pauvres âmes dupes de sa brillance se voient promettre leurs plus profonds désirs. Le Dofus ne demande en échange qu'un asservissement sans concession. Qui serait assez fort pour refuser ? Je me rappelle de ma propre faiblesse lorsque Jiva l'a utilisé en pensant redonner vie à Frigost. Mes mots ont ébranlé une belle assurance. Elle qui avait toujours été une guide pour moi, était soudain devenu ma pire ennemie. Parfois, je me demande si tout cela n'est qu'une illusion. Me voilà condamné à tenter de comprendre l'artefact même que j'ai cherché à détruire. Depuis le début j'aurais dû écouter Abrak Mohom, l'Ermite, qui m'a toujours dit de ne pas toucher à une telle relique... Mais je n'en ai fait qu'à ma tête, et je l'ai lui aussi condamné à la vie éternelle, par ma bêtise. Je sens désormais confusément que ce n'est pas une arme, comme j'aurais pu le croire face à mon combat contre mon frère, ni d'un simple outil destiné à manipuler l'esprit des hommes. Mais je me trompe peut-être. Il se pourrait que je serve ses desseins. Peut-être me promet-il ce que je désire le plus au monde ? La connaissance. Hors de portée, tentateur, envoûtant, m'attirant dans ses filets..."

Le vieux manuscrit s'arrêtait là. La suite avait disparu. Et le parchemin semblait dater de quelques dizaines d'années.
Abrak n'avait pas tout compris, mais ces mots lui avaient semblé familiers, au point que des frissons avaient parcouru sa peau, jusqu'à son cuir chevelu. Et maintenant qu'il était l'hôte de cette cellule, dans la tourelle de la Citadelle, leur simple souvenir le fit de nouveau tressaillir. Il regarda le soleil se coucher. Il venait peut-être de vivre sa dernière journée sur Terre.
Il se remémora le vieux manuscrit. C'était lui, plus que toute autre chose, qui l'avait décidé à cheminer vers l'est, en direction du Château du Comte Harebourg.
L'obscurité tomba subitement. Le ciel prit une teinte cobalt et des étoiles le parsemèrent aussitôt.
Sans raison apparente, Abrak repensa à la personne qui flottait dans les airs. Celle qu'il avait cru apercevoir en combattant, pendant l'accalmie. Il avait disparu aussi mystérieusement qu'il était apparu, tel un spectre. Pourtant, d'une certaine façon, il était réel. Et il avait bel et bien communiqué avec lui...

Dernière modification par Little Kingy D ; 18/07/2012 à 12h09.
Chapitre 3

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Toujours dans sa cellule, l'Ermite se remémorait de ses moments avant son départ vers Frigost.


- Que les Dieux te gardent, lui dit Nelphanza.
C'était son dernier matin à Bonta. Ils s'étaient levés avant l'aube. Abrak devait partir aux premiers rayons de soleil, pour rentrer à Frigost.
- En mon absence, tu devras t'occuper de tout.
- Doutes-tu de mes compétences ?
- Plus maintenant. Me pardonneras-tu jamais de l'avoir fait ?
Nelphanza sourit.
- Il existe une bête fabuleuse en Otomaï, appelée Mufafah. On raconte qu'il n'oublie rien. Il en est de même des femmes. Mais ne t'inquiète pas, Abrak. Je prendrai soin de ce que tu m'as confié jusqu'à ton retour.
- Ou jusqu'à ma mort...
Nelphanza s'abstint de commentaire. Ses traits s'assombrirent.
- Pourquoi t'obstines-tu à rentrer chez toi seul ? Et pourquoi ne veux-tu pas révéler ton véritable objectif ?
- "Chemine seule, l'homme en hâte", se contenta-t-il de citer. Je suis l'Ermite de Frigost, répondit-il succinctement. C'est ma responsabilité.
Elle le considéra un moment.
- Prends soin de toi. Ecris-moi.
- Je n'y manquerai pas. Et tu n'as aucun souci à te faire pour moi d'ici à l'île d'Otomaï, Clutus ne me quittera pas.
Elle n'en avait pas moins l'air soucieux. Abrak était touché. Les mers grouillaient de Roublards, de pirates, de brigands... Et il en était tout autant sur terre. Retourner seul à Frigost était mettre sa vie en danger. Son amie avait beau être devenue une femme forte, elle s'inquiétait toujours autant pour lui. La partie continentale de son voyage le conduirait jusqu'aux territoires méridionaux d'Amakna, qui étaient contrôlés par la Sainteté du Pape Andréou. Fort heureusement, celui-ci n'avait pas oublié sa dette envers Abrak.
- Si mes hachettes que tu m'as offertes me démangent, précisa-t-il, lisant dans ses pensées, je me retiendrai d'agir tant que je n'aurai pas pris la mer. Et mon itinéraire est trop septentrional pour que j'aie à m'inquiéter des corsaires barbaresques. Nous longerons les côtes de l'île d'Otomaï dès que nous aurons passé Sufokia.
- Je ne m'inquiète pas tant pour toi que pour les conséquences de ton éventuel échec.
- Vraiment ? Merci beaucoup.
Elle esquissa un sourire malicieux.
- Tu me comprends. D'après le peu que tu m'as confié - et Osamodas m'en est témoin, tu ne m'as presque rien dit - , je devine que nous avons beaucoup à perdre.
- C'est pourquoi je dois m'en aller dès à présent. Avant que la Moufia ne regagne en puissance.
- Tu veux prendre l'initiative ?
- Exactement.
- Bien, je m'occuperai de mon côté avec Clustus et les autres d'en savoir davantage sur le lieu où ils se sont réfugiés. Et crois-moi, je les vaincrai...
Elle prit le visage d'Abrak entre ses mains. Il la contempla une dernière fois. Toujours aussi jeune, c'était une femme d'une grande beauté. Ses cheveux avaient gardé leur brillance dorée et sa nature féroce n'avait rien perdu de son mordant. Grâce au Roi Clustus, la ville de Bonta avait retrouvé son statut de cité sophistiquée et cosmopolite.
Après avoir serré Nelphanza dans ses bras, Abrak monta sur sa Dragodine et prit la tête de sa petite escorte. Il y avait là un chariot transportant leurs affaires et une quinzaine de cavaliers en armes, choisis par Clustus. Celui-ci était déjà en selle. Sa Dragodinde puissante piaffait, impatiente de prendre la route. En guise de bagage, Abrak se contenterait des deux sacoches en cuir noir qui flanquaient son cheval.
- Je trouverai le nécessaire en route, dit-il à Nelphanza.
- Tu es très doué pour ça, répliqua-t-elle avec un sourire complice.
Il se redressa sur sa selle, leva la main et éperonna sa monture. Clustus le rejoignit à dos de son étalon. Ensemble, ils s'éloignèrent du siège de Bonta, en longeant la rive gauche de la mer. Après avoir franchi les portes de la cité, ils firent route vers le sud.

Dernière modification par Little Kingy D ; 27/07/2012 à 18h03.
Ils atteignirent Madrestam en quinze heures. Dès qu'il fut parvenu à destination, Abrak prit rapidement congé du Roi Clustus pour ne pas rater la prochaine marée. Il monta à bord d'un navire faisant partie d'une flotte Frigostienne affrétée par la compagnie Asfog et Fils. Une fois installé dans sa cabine, sur le Perchoir - un boutre marchant à voiles latines dont il était le seul passager -, Abrak vérifia encore une fois l'équipement qu'il avait emporté : deux hachettes, un bracelet de protection à l'avant-bras gauche - pour parer les coups d'épée - et le pistolet monté sur un ressort qu'un Roublard Bontarien lui avait confié. Il voyageait léger. En réalité, Abrak s'attendait à trouver le Château - s'il parvenait jamais à l'atteindre - abandonné. Malgré tout, il devait s'avouer anxieux. En ces temps de paix apparente, et toute relative, les espions Bontariens ne glanaient que peu d'informations sur les agissements de la Moufia.
Toutefois, Abrak nourrissait peu d'inquiétude quant à la deuxième partie de son voyage, qui devait le mener jusqu'à l'île d'Otomaï. Otomaï était l'un des plus éminents alchimistes de l'île, et il avait lui-même été longtemps sous l'emprise de pirates. De ce fait, ses hommes savaient se frotter aux assauts des pirates quand le simple nom d'Otomaï ne suffisait pas à décourager ceux-ci. Abrak se demandait s'il le rencontrerait en personne.
L'emprise des Brigandins s'entendait jusque dans les collines des Bworks et une bonne partie dans l'Amakna occidentale. Leurs territoires jouxtaient presque ceux de Sufokia. Cet impérialisme en mécontentait beaucoup, qui voyaient d'un mauvais œil la présence de ces Brigandins en Amakna. Ils s'étaient même installé çà-et-là des transports les permettant de se déplacer dans les quatre coins du monde. Mais les Sufokiens qui se trouvaient dans une impasse, continuaient de marchander avec eux. Abrak ne pouvait pas imaginer qu'une telle situation perdure - les Brigandins menaçaient déjà le village d'Amakna - mais pour le moment, la paix se maintenait. Et l'alchimiste Otomaï qui les guidait était bien trop préoccupé par les manigances internes des membres de sa famille pour semer le trouble à l'Ouest.
Le large navire, grée de sa grand-voile en toile blanche, fendait l'eau à la manière d'une épée massive plutôt que d'un poignard, mais ils maintinrent bonne allure en dépit des vents contraires. Ainsi, la traversée de l'embouchure de la mer d'Otomaï ne dura qu'un peu plus de cinq jours.

Abrak fut accueilli par le gouverneur de l'île d'Otomaï, un Brigandin adipeux nommé Frakasse qui aimait à se faire appeler Spiridon, du nom du Dieu des Brigandins. Il avait depuis longtemps abandonné la politique pour se consacrer à la consommation de lotus. Peu après, l'Ermite s'entretint avec l'homme pour convenir un accord. Toujours très diplomate et posé, Abrak parvint à obtenir un transport brigandin qui passerait par les airs afin d'éviter toute attaque d'éventuels pirates... Mais pouvait-il s'attendre à être attaqué par les airs ? C'était une question qui lui venait à l'esprit, car ces corsaires redoublaient d'ingéniosité et il n'en serait donc pas étonner d'en voir une flotte les attaquer par les airs.
- Nous survolerons la mer tout en restant en hauteur pour éviter d'être sabordé par d'éventuels brigands, assura Frakasse.
- Je suis votre obligé, répondit Abrak.
Ils cabotèrent donc vers le sud, laissant la côté à moins d'un kilomètre à bâbord. Les vagues d'un bleu métallique reflétaient le soleil et le vent tiède caressait leurs cheveux.
Lorsque l'incident se produisit, ils se trouvaient au nord de l'île d'Otomaï. Ils survolaient la pleine mer pour profiter des vents dominants. L'onde était plus sombre et agitée. Le soleil descendait lentement sur l'occident, de sorte qu'on ne pouvait regarder à l'ouest sans plisser les yeux. Des brigandins étaient occupés à débarder une poutre à tribord pour prendre de la vitesse. Abrak les regardait manœuvrer.

Plus tard, il ne saurait dire ce qui capta son attention. Un gelikan, peut-être ? Fondant sur la surface, le long de la coque. Mais il ne s'agissait pas d'un gelikan. C'était une voile. Deux voiles, pour être exact. Deux galères de mer se détachaient du soleil, les assaillant par surprise. Les ripates abordèrent le navire sans laisser le temps au capitaine d'ordonner à ses hommes de gagner leurs postes de combat, auprès des batteries. Les forbans lancèrent par-dessus bord des cordes munies de grappins de fer. Peu après, le pont du Frakasse grouillait d'envahisseurs. Abrak s'élança vers la poupe pour récupérer ses armes. Dieu merci, il avait son cimeterre au côté. Il lui fit subir le baptême du feu et se fraya un chemin à travers un groupe de cinq ripates barbaresques, sans perdre de vue son objectif.
Pantelant, il revêtit son bracelet de protection et saisit son pistolet Roublard. Ce premier essai lui avait donné toute confiance en son cimeterre. Il décida de se passer des hachettes, qu'il fourra à la hâte dans une cachette improvisée, dans sa cabine. Pour ce type de combat, son pistolet Roublard et son bracelet suffiraient amplement.
Il se jeta dans la mêlée. Sur le pont régnaient déjà l'odeur du sang et le cliquetis familier des armes. Devant lui, un incendie s'était déclenché. Le vent - qui avait choisi ce moment pour forcir de plus belle - menaçait de propager les flammes vers la poupe, tout le long de la coque. Il ordonna à deux matelots Brigandins de s'équiper de seaux et d'aller puiser de l'eau au réservoir du navire. À ce moment précis, un ripate s'élança du gréement pour se jeter sur l'Ermite. Un des brigandins hurla un avertissement. Abrak fit volte-face, bande les muscles de son poignet droit et, aussitôt, son pistolet s'éjecta pour se loger dans sa paume. Il tira furtivement sans prendre le temps de viser et recula pour esquiver le corps qui, toujours en plein vol, vint s'écraser sur le pont.

- Hâtez-vous de remplir vos seaux ! Il faut éteindre les flammes avant qu'elles se propagent ! cria-t-il. Si l'incendie gagne le reste du navire, nous sommes perdus !
Il faucha les trois ou quatre Ripates qui s'étaient rués vers lui - ils avaient sûrement compris qu'il était l'homme à abattre, s'ils voulaient réussir leur raid - et il se trouva face à face avec le capitaine des ripates. C'était une brute solidement charpentée, armée de deux sabres d'abordage, un dans chaque main, sûrement confisqués à l'une de ses malheureuses victimes.
- Rends-toi, chien brigandin ! grogna l'homme.
- Tu viens de commettre ta première erreur, répliqua Abrak. Il ne faut jamais traiter un Frigostien de Brigandin.
En guise de réponse, le capitaine abattit violemment son bras gauche sur l'Ermite, visant la tête. Heureusement, Abrak s'était préparé à l'attaque et leva aussitôt son bras gauche, si bien que la lame du coutelas glissa le long du bracelet et se planta dans le vide. Surpris, le ripate perdit l'équilibre, et Abrak lui fit un croche-pied qui l'envoya valser tête la première dans le réservoir de la cale.
- Au secours ! Je ne sais pas nager ! s'exclama le capitaine, la bouche pleine d'eau, tout en essayant de surnager.
- Tu ferais mieux d'apprendre vite, rétorqua Abrak.

Sur ces mots, il pivota sur lui-même pour mieux faucher deux nouveaux pirates, qui l'avaient presque à leur merci. Du coin de l'oeil, il constata que ses deux matelots avaient réussi à puiser l'eau du réservoir, en faisant descendre leurs seaux au bout des cordes. Ils furent bientôt rejoints par une poignée de camarades, et tous ensemble, ils commençaient à contenir l'incendie.
Le combat s'était déplacé vers la poupe où les brigandins se défendaient bec et ongles. Abrak comprit que les ripates n'avaient aucune envie que le Frakasse brûle. De peur de compromettre leur butin, ils laissaient les matelots d'Abrak vaquer à leur tâche d'extinction et concentraient leurs efforts sur la prise du navire.
Il réfléchit rapidement : les ripates avaient l'avantage du nombre, et l'équipage du Frakasse avait beau être composé de durs à cuire, il ne valait pas une troupe de soldats aguerris. Abrak se tourna et repéra une pile de torches éteintes, stockées sous l'écoutille de proue. Il sauta par-dessus l'ouverture, en saisit une, la jeta de toutes ses forces sur la galère Ripate la plus éloignée du boutre. Ensuite, il s'empara d'une autre torche et répéta l'opération. Lorsque les ripates se rendirent enfin compte de ce qui se produisait, leurs deux navires avaient pris feu.
C'était un risque calculé, mais il paya. Au lieu de s'acharner à maîtriser leurs proies, et après avoir constaté que leur capitaine avait disparu corps et âme, les ripates furent pris de panique. Ils battirent en retraite vers le plat-bord, tandis que les brigandins, reprenant courage, lançaient une contre-attaque et chargeaient leurs adversaires armés de bâtons, d'épées, de haches, de mèches... de tout ce qui leur tombait sous la main.
Un quart d'heure plus tard, ils avaient repoussé les ripates et les avaient confinés à leurs galères en flammes, qu'ils s'empressèrent aussitôt d'éloigner à l'aide de gaffes, non sans avoir tranché à la hache des cordes de leurs grappins. Le capitaine Brigandin aboya quelques instructions succinctes et bientôt, le Frakasse fut totalement libéré. Une fois l'ordre rétabli, les matelots entreprirent de briquer le pont pour en ôter toute trace de sang, puis d'empiler les morts. Sachant que leur Ordre leur interdisait de les jeter par-dessus bord, Abrak pria pour que la traversée arrivât bientôt à son terme.
Le capitaine ripate, affolé et détrempé, fut hissé hors du réservoir. Il se tint sur le pont, dégoulinant et misérable.
- Tu ferais mieux de désinfecter cette eau, lança Abrak au capitaine du Frakasse tandis qu'on mettait le pirate aux fers.
- Nous avons assez d'eau potable en barriques pour notre usage, répondit le capitaine. Suffisamment pour rejoindre l'Île d'Otomaï. Voilà pour toi, dit-il en retirant une bourse de kamas de la petite sacoche en cuir suspendue à sa ceinture.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Je te rembourse ton trajet, expliqua l'homme. C'est le moins que je puisse faire. Sans toi, nous serions tous morts. Dès que nous serons rentrés à l'île d'Otomaï, je te garantis qu'on n'oubliera pas ton exploit. Et je te promets d'organiser la suite de ton périple. Sois sans crainte.
- Tu n'aurais pas dû baisser ta garde, fit remarquer Abrak.
Le capitaine l'observa un moment.
- On ne devrait jamais baisser sa garde.
- Je suis d'accord, acquiesça tristement Abrak.

Fin chapitre 3
Chapitre 4

Le navire accosta au port de Frigost. Après une séparation douloureuse pour les Brigandins qui durent dire adieu à leur hôte. Les adieux furent difficiles, mais la quête d'Abrak était impérative, et elle lui enjoignait de se remettre urgemment en route. Il en profita pour s'arrêter à la taverne du Paradis Frigostien où son ami Vindjouh le tavernier l'attendait. Il en profiterait pour récolter davantage d'informations au sujet du Château d'Harebourg. Son séjour dans la bourgade lui permit de se soigner et de recouvrer ses forces. Il rendit visite à Vindjouh qui, bien qu'il ait trop abusé de vin et de bonne chère, gardait toute sa férocité, ce, malgré son statut de père de famille. Que lui avait-il dit déjà ?
- Tu devrais avancer dans la vie, Abrak. Tu ne rajeunis pas !
Abrak avait souri. Son camarade ne connaissait pas sa chance.
- Je souhaiterais prendre une chambre pour ce soir. Comme tu le vois, la nuit est tombée, une pause me permettra de me requinquer.
- Bien. Je t'offre cette nuit. Entre amis, on peut se rendre service.
- Je te remercie. Mais je ne viens pas que pour cela. J'ai reçu une lettre anonyme racontant que le Château d'Harebourg avait été assiégé par une Famille Roublarde à la solde de la Moufia. Tu aurais des informations ?

Et tout en balayant du regard la salle animée par les buvards et les fêtards de la taverne, Vinjouh se pencha à l'oreille de son hôte :
- Il y a des espions partout, murmura-t-il, tu comprends que je ne puisse te parler qu'à l'oreille.
Abrak se contenta d'acquiescer en plaçant un regard furtif autour de la foule animée par l'alcool pour repérer un éventuel ennemi.
- Écoute, tout ce qu'on sait, c'est qu'un appel de détresse a été signalé depuis le château. Mais tu connais la rancune qu'expriment les villageois envers ce chienchien d'Harebourg. Personne ne s'est déplacé. Pas même les autorités.
L'Ermite exprima de l'attention.
- Mais, dernièrement, reprit Vindjouh, des agents ressemblant fort à la Moufia se sont invités dans la Taverne pour manger et repartir. Ils n'ont pas fait de grabuge, ils ont été très discrets.
- Merci Vindjouh, se contenta de répondre Abrak en déposant une bourse de kamas sur le comptoir.
- Hé ! s'exclama le tavernier.
- Ce n'est pas pour la chambre, c'est pour les informations.
- J'me rebiffe pas pour quelques kamas dans ce cas, ricana l'Enutrof en la saisissant.
- Offrir une chambre est une vraie prouesse pour un Enutrof, je me doutais que les informations ne seraient pas gratuites.
- Tu es très intelligent Abrak, conserve-la... Sers-toi de ta tête tout le temps, même en plein feu de l'action !

Puis, l'Ermite gagna sa chambre pour se reposer de son long voyage. Il était rentré chez lui, et pourtant, il n'allait pas en finir là...

La Citadelle d'Harebourg se trouvait à un peu plus de trois cent vingt kilomètres de la Bourgade à vol d'oiseau. Le désert de glace qui s'étendait entre ces deux endroits avait l'air paisible, mais ce calme n'était qu'apparent. Abrak ne se faisait pas d'illusion : son périple solitaire vers le nord n'était pas sans danger. Il emprunta les chemins côtiers lorsqu'il le put. Il chevauchait principalement à l'aube et au crépuscule, l'onde scintillante à main gauche, et parcourait les hautes falaises et la lande malingre qui les coiffait. Il se cachait lorsque le soleil était à son zénith, et se reposait de nouveau à la belle étoile, quatre heures chaque nuit.
Voyager seul présentait certains avantages. Il pouvait se fondre dans le paysage plus facilement qu'avec une escorte. Et ses yeux perçants décelaient les dangers suffisamment en avance pour les contourner ou attendre qu'ils s'éloignent. Cette contrée était la proie des bandits de grands chemins qui rodaient, attaquaient les voyageurs et s'entre-tuaient pour de menus butins. Il se trouvait d'ailleurs dans les lieux où Marcus, précédemment, s'était fait agressé par le clan de brigands de Frigost. Dans un paysage dévasté par des années de conflit, ces criminels pratiquaient la survie pour la survie. Rien d'autre. Abrak avait le sentiment que ces hommes primitifs ne réfléchissaient plus. Pas plus qu'ils n'espéraient ni ne craignaient quoi que ce soit. Depuis longtemps dépourvus de conscience, ils étaient impitoyables et téméraires. Et leur cruauté n'avait d'égale que leur immortalité.
Il se battit à plusieurs reprises, lorsqu'il ne put éviter le combat. Chaque fois en vain. Avec pour seul résultat d'offrir plus de cadavres aux corbacs, les seules créatures à prospérer, en ces terres oubliées des Dieux. Abrak eut l'occasion de secourir une zone de l'assaut de maraudeurs. Une autre fois, il sauva une femme vouée à la torture et à une mort certaine. Mais pour combien de temps ? Qu'arriverait-il à ces gens après le départ d'Abrak ? Il n'était pas un Dieu malgré ses puissants pouvoirs. Il ne pouvait pas être partout à la fois. En ces terres autrefois foulées par Jiva, Djaul ne faisait preuve d'aucune miséricorde envers les Frigostiens.
Plus il chevauchait vers le nord, plus son cœur devenait lourd. Sans l'aiguillon de sa quête, il aurait abandonné. Il avait attaché des brouissailles à la queue de ses montures pour effacer leurs traces, et sa couche était faite de branches d'épineux pour l'empêcher de dormir profondément. La vigilance était gage de liberté. C'était également le prix à payer si l'on voulait rester en vie. La vieillesse lui avait certes ravi un peu de sa force, mais cette perte était compensée par son expérience. Qui plus est, le fruit de l'entraînement forcené qui lui avaient fait subir quelques années auparavant Nelphanza et Marcus, à Bonta, n'avait jamais pourri. Par conséquent, même si Abrak se disait parfois qu'il ne pouvait plus avancer, qu'il n'en avait plus la force, il tenait bon.
Le village enseveli n'était qu'à trois cent vingt kilomètres à vol d'oiseau, mais l'hiver éternel de l'île était rude, et les détours et imprévus innombrables.
La nouvelle année débuta lorsque Abrak aperçut les montagnes se dresser devant lui.
Il prit une grande bouffée d'air frais.
La citadelle était proche.

À son grand regret, ses deux dragodindes moururent dans les défilés glacés qu'il traversa. Les bêtes avaient été des compagnons bien plus loyaux et fidèles que bon nombre d'hommes. Trois semaines plus tard, ce fut donc à pied qu'il arriva en vue de sa destination.

Un Salbatros planait très haut dans le ciel d'une clarté mordante.
Harassé et couvert de poussière, Abrak s'arracha à la contemplation du rapace et se hissa sur un petit muret. Une fois juché sur la pierre brute, il s'accorda un moment de répit et balaya le paysage de son regard perçant.
Le village enseveli. Après un périple éreintant de douze mois. Quelle expédition ! Il avait emprunté des sentiers impraticables et essuyé d'innombrables tempêtes de neige.
Au cas où, Abrak s'accroupit et se fit le plus discret possible. Tout en vérifiant ses armes par habitude, il observa le château, à l'affût du moindre mouvement.
Il n'y avait pas âme qui vive sur les remparts. Le vent cinglant soulevait des tourbillons de neige, mais on ne voyait personne. Les lieux semblaient déserts. Ses lectures le lui avaient laissé présager, mais l'expérience lui avait appris à ne jamais se fier aux apparences. Il se figea.
Il n'y avait aucun bruit, hormis le souffle du vent. Mais soudain, il entendit quelque chose. Un grattement ? Devant lui, à sa gauche, quelques cailloux dévalèrent une pente nue. Il se tendit, se redressa légèrement - se tête émergeait à peine de ses épaules courbées -. Une détonation résonna dans toutes les calanques, perça le bruit du vent. En une fraction de seconde, une balle l'atteignit à l'épaule droite, transperçant son armure.

Fin chapitre 4



Dernière modification par Little Kingy D ; 27/07/2012 à 20h51.
Chapitre 5

L'aube était froide et grise. Dans le calme du matin, Abrak s'arracha à ses souvenirs et se concentra sur le présent. Les bottes des geôliers retentirent sur les dalles. Ils s'approchaient. Le moment était venu.
Il simulerait un malaise. La tâche était aisée : cela faisait une éternité qu'il n'avait pas eu aussi soif. Le chope et la nourriture reposaient sur la table, intactes, et Abrak était allongé face contre terre, son visage démasqué.
Il entendit la porte massive s'ouvrir et les hommes entrer. Ils le soulevèrent par les aisselles et le traînèrent le long du couloir en pierre sèche menant hors de la prison. Abrak observa le sol.

Le couloir menait à un espace plus grand, à demi ouvert. C'était une sorte de grand-salle, Abrak sentit l'air glacé sur son visage. Ranimé par le froid, il leva la tête et aperçut, devant lui, une série d'ouvertures hautes, délimitées par d'étroites colonnes, donnant sur les pics impitoyables. Ils se trouvaient en haut de la tour.
Les gardes tentèrent de le redresser, mais il se dégagea de leur étreinte. Ils reculèrent de quelques pas tout en le menaçant de leurs épées et de leurs bombes.

Devant Abrak, dos au ravin, se dressait le capitaine de la veille. Il avait un nœud coulant à la main. À côté de lui, l'Ermite remarqua qu'une petite table s'appuyait qu'on le mur, et que sur cette table se trouvait son sac où son parachute avait été entreposé. Il contempla le ciel et la montagne visibles par les fenêtres de la tour. Ensuite, quelque chose d'autre se produisit.
Abrak avait remarqué, sur sa droite, une sorte de présence. L'homme encapuchonné qu'il semblait avoir vu lors de son combat contre les Roublards venait de réapparaître sous ses yeux. Le temps se figea de nouveau. La présence s'avançait. Impassible. Solitaire. Tandis qu'Abrak le regardait, retenant son souffle, l'homme fit mine de se tourner vers lui et d'amorcer un geste... Il pratiqua un mouvement circulaire à la mécanique semblable d'un mouvement d'aiguille, et pointa subitement de son doigt long et fin le sac de l'Ermite qui était entreposé à côté du Capitaine Roublard. Aussitôt, la vision se dissipa, cédant la place à des gerbes de neige soulevés par le vent.
- Tu es un homme opiniâtre, Abrak, dit le capitaine. Parcourir une telle ditance pour entrapercevoir la forteresse d'Harebourg. Quelle preuve de courage ! (Il fit signe à ses hommes de s'écarter et de laisser Abrak se tenir seul.) Mais tu es un vieux scarafeuille, désormais. Je préfère t'achever maintenant plutôt que t'entendre geindre avant de rendre l'âme.
Abrak se tourna légèrement pour faire face au capitaine. À sa grande satisfaction, ce simple mouvement suffit à semer un vent de panique chez les gardes et ainsi créer la confusion. Ils le menacèrent de leurs armes.
- Tu as quelque chose à dire avant que je t'exécute, Gaby Smisse ? demanda Abrak au Roublard.
Ce dernier n'était pas fait de la même étoffe que ses hommes. Il ne broncha pas et se contenta d'éclater de rire.
- Tu me connais apparemment ! Je me demande combien de temps il faudra aux corbacs pour blanchir tes os, lorsque tu pendras à ces garde-corps.
- Il y a un Salbatros là-haut. Il chassera les charognards.
- Cela ne changera rien ton sort. Approche ! Tu n'as pas peur de mourir, quand même ! Cela m'ennuierait de te traîner jusqu'à ton châtiment.
Abrak s'apprêtait à monter sur la plateforme.
- C'est bien dit le capitaine. Gardes, restez ici, je me charge de le pendre.
Abrak sentit aussitôt le soulagement du Roublard. Croyait-il que l'Ermite avait baissé les bras ? Etait-il à ce point stupide et orgueilleux ? Si tel était le cas, tant mieux. Quoi qu'il en soit, l'homme hideux, à l'odeur de sueur et de viande bouillie, avait raison sur un point : parfois, il temps de mourir.
Abrak se retourna subitement et leva le bras droit, le plia et décocha un violent coup de coude au Roublard. Celui-ci cria, tituba en arrière et bouscula ses hommes. Abrak se baissa, ramassa son sac qui traînait sur la table, se fraya un chemin entre les trois soldats et pivota sur lui-même. Ce faisant, il courut vers la plateforme d'exécution dont les planches sous pieds émirent un craquement menaçant. Sur sa route, il remarqua que le capitaine tentait de reprendre son équilibre. Alors, Abrak saisit la corde qui devait servir à le pendre, et l'enroula autour du cou de sa victime. Tout en continuant à courir, et sans hésiter et sans s'arrêter, il plongea dans le vide. Le Roublard essaya de se libérer de la corde, mais il était trop tard. Sous le poid d'Abrak, amplifié par sa chute, la corde le plaqua tête la première contre les planches, qui tressaillirent sous l'impact. La longe se tendit et manqua de briser la nuque du capitaine. Ce dernier devint bleu et porta les mains à son cou, tout en donnant des coups de pied dans le vide, luttant comme un beau diable contre la mort. Dans la chute, Abrak s'équipa rapidement de son sac, qu'il glissa derrière son dos.
Les soldats poussèrent toutes les injures qu'ils connaissaient, leurs épées se précipitèrent au secours de leur officier. Abrak s'accrochait au bout de la corde qui vrillait dans le vide. Les deux mains entre le nœud. Une fois la corde tranchée, ce satané Abrak Mohom ferait une chute mortelle de cent cinquante mètres pour s'abîmer contre les roches... S'il n'avait pas eu son parachute. Il examina son environnement immédiat. Il oscillait très près de la muraille. S'il pouvait se parachuter ici, cela se ferait sans problème.
Au-dessus de sa tête, juchés sur la plate-forme qui branlait dangereusement, les soldats parvinrent à trancher la corde qui commençait à peler à vif le cou de leur capitaine.
Heureusement, au moment même où le filin se détendit, Abrak activa son parachute et se plaqua contre les remparts. Il orienta sa chute amortie vers un bout d'échafaudage brisé qui saillait du mur à quelque quinze mètres en contrebas. Il orienta sa chute vers lui, s'accrocha à son bord. Sa descente en douceur sur la plateforme permit à l'échafaudage de ne pas céder.
Mais c'était loin d'être fini. Les gardes, qui s'étaient penchés pour mieux assister à sa fin, avaient tout vu. Ils entreprirent aussitôt de le déloger avec tout ce qui leur tombait sous la main. Une avalanche de pierres, de gravats et de bouts de bois se mit à pleuvoir sur sa tête. Plusieurs bombes allumées venaient soudain s'abattre à côté de lui, menaçant de faire sauter la plateforme et l'Ermite avec. Abrak lança un coup d’œil désespéré autour de lui. À près de six mètres à gauche de sa position, un piton rocheux grimpait le long de la muraille. S'il arrivait à se balancer à son support et à rassembler suffisamment d'élan pour franchir une telle distance, il lui suffirait de se laisser dévaler le long du promontoire. À ses pieds se trouvait une falaise où partait une petite passerelle en pierres, à moitié en ruine. Cette dernière s'étirait au-dessus d'un précipice et menait à un sentier abrupt remontant sur le flanc de la montagne d'en face.

Abrak baissa la tête pour se protéger de la pluie de débris et entreprit d'osciller d'avant en arrière. Il devait risquer le tout pour le tout. Il rassembla toute son énergie pour se balancer une dernière fois en arrière, et s'élança dans les airs, les bras écartés, en direction de l'escarpement.
Abrak atterrit avec maladresse et lourdeur. Le souffle coupé, il n'eut pas le temps de retrouver l'équilibre. Il dégringola aussitôt le long de la pente rocheuse et rebondit contre le sol abrupt. Heureusement, il parvint à orienter son corps harassé vers la passerelle. Il y allait de sa vie. Soudain, derrière lui, l'explosion des bombes détruisirent la précédente plateforme et projeta des débris dans la direction de l'Ermite. Il s'en était sorti in extremis. Mais désormais, s'il n'arrivait pas exactement à l'endroit opportun, il serait projeté de la falaise, et tomberait dans un précipice dont seul les Dieux connaissaient la profondeur. Il allait trop vite, mais il n'avait aucun contrôle sur son allure. Il réussit, par miracle, à ne pas céder à la panique. Et lorsqu'il s'arrêta enfin, il constata qu'il était déjà sur le pont croulant, à trois mètres du bord de la falaise.
Soudain, il se demanda avec inquiétude quel âge avait cette passerelle. Elle était étroite et d'un seul tenant. Pour ne rien gâcher, il entendait, en contrebas, le bruit d'une cascade s'abattant furieusement sur les roches, si profondément encastrée dans la faille obscure qu'il ne la voyait pas. L'impact de sa chute avait ébranlé la construction. Quand, pour la dernière fois, un homme l'avait-il franchie ? Les anciennes pierres étaient fendillées et le mortier avait pourri. Abrak se releva et vit avec horreur une faille se former en largeur, à deux mètres à peine devant lui. La fente s'élargit et la maçonnerie, de chaque côté, se mit à s'effriter à toute vitesse, projetant une grêle de gravillons dans l'abîme noir.
Abrak contempla la catastrophe. Le temps sembla s'arrêter. Il n'avait aucune échappatoire. Il sut immédiatement ce qui allait se passer. Il fit volte-face et se mit à courir, invoquant tous les muscles de son corps tendu à l'extrême, les suppliant de fournir ce dernier effort. Il se ruait vers la berge opposée. Derrière lui, la structure en pierres tombait en miettes et s'abîmait dans le vide. Plus que vingt mètres. Plus que dix mètres. Abrak sentait la maçonnerie se désagréger sous ses talons. Enfin, la poitrine en feu, il se plaqua contre la paroi grise de la montagne, bien droit, la joue contre le roc. Les pieds à plat sur l'étroit sentier, incapable de réfléchir ni d'agir, il écouta le pont dégringoler dans le torrent en contrebas. Peu à peu, les bruits s'estompèrent. Bientôt, on n'entendait plus que les hululements du vent.

Fin chapitre 5.


Dernière modification par Little Kingy D ; 28/07/2012 à 11h59.
Chapitre 6

Peu à peu, Abrak se remit à respirer plus calmement et plus régulièrement. Aussitôt, la douleur accablant ses muscles, provisoirement atténuée par l'urgence, se raviva. Mais il avait beaucoup à faire avant de se délasser. Tout d'abord, il devait se nourrir. Cela faisait près de vingt-quatre heures qu'il n'avait ni bu ni mangé.
Il pansa comme il put ses mains à vif, arrachant à sa tunique une bande de tissu qu'il déchira en deux. Ensuite, il recueillit dans ses paumes l'eau qui coulait le long de la roche contre laquelle il avait pris appui. Sa soif en partie étanchée, il s'éloigna de la paroi et s'ausculta. Il n'avait aucun os cassé ni aucune blessure grave, à l'exception d'une contraction musculaire au côté gauche, souvenir de sa blessure de la veille.

Il observa les environs. Personne ne semblait le poursuivre, mais les Roublards avaient sûrement assisté à sa dégringolade le long du promontoire et à sa traversée périlleuse du pont en ruine. Ils n'avaient peut-être pas remarqué qu'il s'en était tiré - ils pensaient même sûrement le contraire - mais Abrak ne pouvait écarter la possibilité qu'on organisât des recherches, ne serait-ce que pour retrouver son corps. Les Roublards voudraient être certains d'avoir tué le mentor de leurs ennemis jurés.

Et au même instant, blessé au cou, titubant, Gaby Smisse se tenait au sommet de la tour, à la fois troublé et heureux, croyant que son dernier adversaire, Abrak Mohom, venait de périr dans les montagnes. Un corbac apparut, un papier sur le bout de sa patte. Un message lui avait été envoyé.
- Des nouvelles de Alacapone je suppose, dit-il à ses hommes.
Il arracha le papier et renvoya le corbac dans les airs. Son cœur se serra. Un des roublards le rejoignit :
- Capitaine Smisse ? s'inquiéta-t-il.
- Alacapone a été exécuté à Bonta... Il s'est fait capturer... La Moufia est démantelée.

Un corbac survola la tour avant de regagner le ciel. Abrak le vit. Puis, il considéra le flanc de la montagne qui se dressait devant lui. Il avait tout intérêt à l'escalader plutôt qu'à emprunter le sentier : d'une, il ne savait pas où ce dernier menait, et de deux, le passage était trop étroit pour parer une éventuelle attaque. La voie avait l'air impraticable. Avec un peu de chance, il y trouverait même quelques poches de neige lui permettant d'étancher sa soif. Il se secoua et se mit en route en maugréant.
Il était soulagé de porter des vêtements noirs lui permettant de se fondre au roc gris le long duquel il grimpait. Au début, les prises étaient nombreuses. De temps à autre, il s'étirait sans que ses muscles protestaient. Une roche à laquelle il s'était accroché éclata entre ses doigts, et il manqua de s'abîmer trente mètres plus bas, au point de départ de son ascension. Le pire, c'était l'eau qui lui tombait constamment sur le visage. Mais c'était également une aubaine. Certes, elle rendait la roche glissante, mais cet écoulement régulier indiquait, plus haut, la présence d'un ruisseau. D'un ru, à tout le moins.
Au bout d'une heure et demie d'escalade, Abrak parvint au sommet de ce qui se trouva être à-pic plutôt que la montagne à laquelle il s'était attendu. Le sol sur lequel il se hissa était plat et tapissé de touffes d'herbes sèches et éparses. Il s'agissait d'une sorte de haut plateau désertique flanqué de deux parois de roches d'un noir grisâtre et ouvert vers l'ouest. Du moins, Abrak le devinait-il. Son regard ne portait pas si loin. À sa connaissance, il se trouvait dans un défilé qui tombait dans le vide côté est, là d'où il arrivait. Peut-être un tremblement de terre avait-il, en son temps, creusé la dépression qu'il avait escaladée ? Et, plus bas encore, le précipice dans lequel le pont s'était écroulé ?
Abrak se hâta d'aller en reconnaissance le long d'une des parois de la vallée encaissée. Qui disait "défilé" disait "eau". Et qui disait "eau" disait "habitants". Arrivé à flanc de montagne, il se mit à couvert pendant une bonne demi-heure avant de s'aventurer plus loin. Il secoua ses muscles pour les réchauffer. Cette inactivité soudaine les avait ankylosés. Il était trempé et il avait froid. Il ne pouvait pas se permettre de rester plus longtemps à l'extérieur. C'était beau d'avoir échappé aux Roublards à la solde de la Moufia, mais s'il succombait à la rudesse de la nature, tous ses efforts auraient été vains.
Il se rapprocha du ruisseau, qu'il repéra au bruit de l'eau, s'accroupit et but tant qu'il put - sans néanmoins se gaver - avant de remonter le courant. Peu à peu, des broussailles apparurent sur les berges. Lorsque Abrak atteignit un taillis malingre qui poussait auprès d'une petite retenue d'eau, il s'y arrêta. C'eût été un miracle que cet endroit abrite la vie, si loin du village massé au pied du château d'Harebourg. Il ne s'attendait pas à trouver ici le moindre animal comestible. Pourtant, le petit bassin le laissait présager la présence de poissons.
Il s'agenouilla pour sonder les profondeurs de l'eau sombre. Aussi immobile qu'un héron, il s'efforça de rester patient. Soudain, il aperçut une vaguelette timide qui disparut à peine eut-elle troublé la surface. Abrak en eut le coeur net : il y avait bien de la vie là dedans. Il continua de surveiller l'onde. Des moskitos survolaient la marre. Ils se mirent à le harceler, attirés par sa chaleur corporelle, mais il ne voulait pas prendre le risque de gesticuler pour les éloigner. Il subit avec stoïcisme leurs chatouillis pénibles et leurs agaçantes et minuscules piqures.
Enfin, il aperçut le poisson. Son corps potelé avait la couleur d'un cadavre. Il nageait à moins de quinze centimètres de la surface. Abrak n'en avait pas espéré autant. La bête ressemblait à une carpe, ou à un spécimen solitaire. Abrak se figea, toujours à l'affût. Un deuxième poisson, beaucoup plus sombre, rejoignit le premier. Puis un troisième, dont les écailles étaient cuivrées.
Abrak attendit patiemment qu'ils fassent ce qu'il attendait d'eux, à savoir percer la surface de leurs gueules pour avaler de l'air. C'était le moment qu'il choisirait pour passer à l'attaque. Tous les sens en alerte, il tendit les muscles et raffermit ses doigts.
Le poisson foncé monta vers lui. Des bulles firent éruption de l'eau au moment où sa bouche grasse apparut.
Abrak bondit.
Et retomba presque aussitôt en arrière, euphorique. Le poisson frétillait entre ses doigts, incapable de se libérer. Il le posa au sol, à côté de lui, et le tua d'un net coup de pierre. Il n'avait pas les moyens de le cuire. Il devrait le manger cru. Le sang de la bête tapissait le sol, et dégoulinait dans la marre où celui-ci vivait. Il contempla alors la caillasse qu'il avait utilisée pour mettre à mort l'animal et repensa à l'éclat de roche qui avait cédé sous ses doigts pendant l'escalade. Des silex ! Avec un peu de chance, il serait capable de faire un feu pour sécher ses vêtements plus que pour cuir le poisson. Il n'appréciait moins d'être trempé que de manger du poisson cru - d'autant que c'est le plat que les Wakapérimés dégustent le jour du premier aperirel -. Quant à la lueur des flammes, il était prêt à prendre le risque de se faire repérer. D'après ce qu'il avait vu, il était sûrement le premier homme à fouler ce haut plateau depuis des millénaires. Et ses gigantesques falaises latérales dérobaient sûrement Abrak à la vue de tous, à des kilomètres à la ronde.
Il ramassa quelques brindilles qui jonchaient le taillis et parvint, au bout de plusieurs tentatives, à extraire une minuscule lueur rougeâtre d'une poignée d'herbes sèches qu'il plaça avec précaution sous le petit dais de bois sec qu'il avait préparé. Ce faisant, il se brûla : le feu avait pris aussitôt. Les flammes étaient vives. Seule s'en élevait une fine fumerolle, immédiatement dissipée par le vent.
Pour la première fois depuis qu'il était arrivé en vue du village enseveli, Abrak apprit à sourire.
Pour aller plus vite, et en dépit du froid, il ôta ses vêtements et les fit sécher sur des montants confectionnés à partir de branchages rudimentaires, tandis que le poisson cuisait et crépitait sur un tournebroche artisanal. Moins d'une heure plus tard, Abrak éteignit le feu à coup de pieds et dispersa les braises. Relativement rassasié, il trouva la force d'endosser ses vêtements, qui, s'ils n'auraient pas fait illusion face à une tenue propre lavée en bonne et due forme, étaient suffisamment tièdes et secs pour être portés sans gêne. Ils finiraient de sécher sur lui. Quant à son épuisement, il allait devoir tenir en lice encore un moment. Il avait déjà résisté à la tentation de s'assoupir près du feu, au bord de ce bassin. Une lutte qui valait bien toutes celles de son périple. Mais ces efforts n'avaient pas été vains : Abrak avait gagné un second souffle.
Il se sentait prêt à retourner au château. D'une part, il avait besoin de son équipement. D'autre part, s'il voulait accomplir sa mission, il devait percer les secrets ensevelis dans les entrailles de la Citadelle pour récupérer le Dofus des Glaces avant les Roublards.

Il revint sur ses pas et repéra, peu avant de regagner la falaise qu'il avait escaladée, le chemin grimpant le long de la paroi rocheuse qui fermait la vallée, au sud. Qui avait taillé ce sentier ? Des hommes d'un autre âge ? Abrak n'avait pas le loisir de s'appesantir sur la question. Simplement reconnaissant de son existence, il emprunta donc la sente abrupte en direction de la citadelle.
Au bout d'un dénivelé de près de cent cinquante mètres, le chemin déboucha sur un promontoire étroit. Quelques pierres de fondations trahissaient l'existence d'une ancienne tour de garde, du haut de laquelle des vigies d'antan scrutaient les environs pour prévenir le village enseveli de l'arrivée d'une armée ou d'une caravane. À ses pieds, tournée vers l'est, s'étendait la gigantesque forteresse, tout en murailles vertigineuses et en tours coiffées de coupoles. Abrak se concentra, et ses yeux, aussi perçants que ceux d'un Salbatros, repérèrent les détails qui l'aideraient à rebrousser chemin.
Loin en contrebas, il distingua une passerelle de corde tendue sur le même précipice qu'il avait franchi grâce au pont de pierres. Elle était surveillée par un poste de garde.
Malheureusement, il ne semblait pas y avoir d'autre façon d'accéder au château, de l'endroit où il se trouvait. Le passage remontant vers la forteresse était relativement sûr, mais la voie descendant de l'ancienne tour de garde jusqu'au précipice était beaucoup plus périlleuse : en plus de n'être qu'un pierrier noir, suffisamment accidenté pour effrayer le plus agile des bouftous, il était, de surcroît, dans le champ de vision des vigies postées en face.
Abrak observa la position du soleil. Il venait tout juste de passer son zinith. L'Ermite calcula ce qu'il lui faudrait quatre ou cinq heures pour atteindre le château. Il devait absolument profiter du crépuscule pour y pénétrer.
Il dévala péniblement le promontoire et entreprit sa descente. Il y alla doucement. Il prit soin de ne déloger aucune roche susceptible de dégringoler le long de la pente et d'alerter les Roublards qui gardaient la passerelle. L'opération était délicate, mais Abrak avait un atout : il évoluait à contre-jour. Le soleil couchant aveuglait les soldats postés en contrebas. Lorsque l'astre du jour aurait disparu, Abrak serait déjà parvenu au bas de la pente.
Il atteignit enfin un affleurement rocheux et s'y mit à couvert. Il n'était guère plus qu'à cinquante mètres de l'extrémité occidentale de la passerelle. Il faisait plus froid et le vent se levait. Le pont - de simples cordes asphaltées maintenant quelques planches étroites - oscillait en grinçant. Abrak observa les Roublards. Ils allaient et venaient entre le poste de garde et le bord de la falaise, et s'ils faisaient les cent pas de leur côté du précipice, ils ne s'aventuraient jamais sur la passerelle. Ils étaient armés d'épées et d'arbalètes.
La lumière était blafarde et rasante, désormais. Abrak avait plus de mal à estimer les distances. Mais le crépuscule était à son avantage. Grâce à lui, il se confondait avec son environnement. Telle une ombre, à quatre pattes, il se rapprocha du pont. Malheureusement, dès qu'il aurait mis le pied dessus, il serait entièrement à découvert. Et il n'avait pas d'arme.
Abrak s'arrêta à trois mètres du gouffre et observa les soldats. Il constata avec soulagement qu'ils avaient l'air frigorifiés et blasés. Parfait. Ils ne seraient pas sur le qui-vive. Rien n'avait changé, à une exception près : on avait allumé une lanterne à l'intérieur du poste de garde. Les deux sentinelles qu'il voyait n'étaient donc pas seules.
Il avait besoin d'une arme. Lors de sa descente, il s'était tellement concentré pour ne déchausser aucune roche qu'il n'avait pas pensé à s'en procurer une. Mais il n'avait pas oublié que la montagne regorgeait de silex. Il trouva de nombreux éclats à ses pieds, scintillant dans la lumière blême. Il repéra un spécimen d'environ trente centimètres de long sur cinq de large et s'en empara avec empressement. Trop d'empressement : les pierres adjacentes s'entrechoquèrent. Il se figea, mais les soldats ne réagirent pas. Le pont mesurait un peu moins de trente mètres. Abrak pouvait aisément en franchir la moitié avant que les sentinelles le remarquent. Mais il devait se décider vite. Il rassembla ses forces, se leva et s'élança en avant.
Une fois sur le pont, sa tâche se corsa. La passerelle oscillait et craquait de façon inquiétante. Le vent avait forci. Pour garder l'équilibre, Abrak devait s'agripper aux cordes, et cela lui coûtait un temps précieux. Au même moment, un hurlement de rage retentit au sein de la forteresse, et parvint jusqu'à ses oreilles. Il reconnut le timbre du capitaine roublard Gaby Smisse. Avait-il découvert qu'Abrak était toujours vivant ? Et aussitôt, les gardes le repérèrent. Ils lui lancèrent quelques injures en guise de défi, ce qui lui permit de temporiser, mais lorsqu'ils comprirent qu'il ne s'arrêtait pas, ils s'emparèrent de leurs arbalètes et de leurs pistolets roublards, les armèrent, et se mirent à titer. Trois sentinelles firent irruption du poste de garde. Leurs arcs étaient déjà bandés.
Dans la lumière faiblissante, elles eurent du mal à viser, mais leurs tirs n'en demeuraient pas moins d'une grande précision. Abrak fut obligé de se baisser et d'esquiver bon an mal an cette pluie de carreaux et de flèches. À mi-chemin, une vieille planche se brisa net sous son poids et son pied passa à travers. Il parvint à le retirer avant que sa jambe verse dans le vide. Jiva merci. Sinon, il était fait. Il eut la chance d'éviter presque tous les projectiles. Seule une balle lui frôla le cou, éclair brûlant, avant de déchirer le dos de sa capuche.
Ils avaient cessé de tirer, désormais. Ils s'affairent à autre chose. Abrak s'efforça de mieux voir.
Des treuils !
La passerelle était retenue par des poulies, dans lesquelles pouvait coulisser une longueur confortable de corde. Et les sentinelles s'apprêtaient justement à desserrer le mécanisme pour baisser le pont rudimentaire. Lorsque Abrak aurait fait un plongeon mortel dans l'abîme, il leur suffirait de le relever.
Merde, pensa Abrak en courant tant bien que mal. Deux fois dans la même journée ! Il n'avait plus que quatre mètres à franchir lorsque le pont se déroba sous ses pieds. L'Ermite s'élança dans les airs, atterrit sur un roublard, en assomma un autre et plongea son silex dans le cou du premier. Il essaya de dégager aussitôt son arme improvisée, mais elle s'était brisée : elle avait dû buter contre un os. Abrak reprit son équilibre, fit volte-face, souleva légèrement le deuxième garde qui ne s'était pas remis de l'impact, dégaina furtivement son épée et la retourna pour embrocher la sentinelle désarmée. Du sang gicla, beaucoup trop de sang. Le sol en était couvert. Quel massacre. Le dos de sa victime était intégralement percée, on pouvait même voir certains organes. Abrak mima du dégoût avant de revenir à la réalité des choses.
Les trois autres soldats avaient abandonné leurs arcs et tiré leurs épées. Ils acculèrent Abrak au gouffre. L'Ermite réfléchit vite. Il n'avait pas vu d'autre roublard dans les parages. Et personne n'avait sonné l'alarme. Il devait se débarrasser de ces trois hommes et s'introduire dans le château avant qu'on s'aperçoive de quoi que ce soit. Non seulement ces nouvelles sentinelles semblaient robustes, mais elles étaient fraîches et disposes : ce n'était pas leur quart.
Tout en soupesant l'épée qu'il avait en main, Abrak jaugea ses adversaires. Etait-ce de la peur qu'il décelait dans leurs yeux ? Que pouvaient-ils bien craindre ?
- Espèce de chienchien Bontarien ! cracha l'un d'entre eux. (Mais sa voix tremblait.) Tu as dû frayer avec Rushu et autres démons !
- Si Rushu et autres démons avaient besoin d'associés, c'est sur vous qu'ils auraient jeté leur dévolu ! aboya Abrak en les chargeant.
S'ils le pensaient investi d'une puissance surnaturelle comme la légende à son sujet le raconte, Abrak pouvait en tirer parti. Mais, sans ses masques, sa puissance était amoindrie.
Ils le cernèrent en l'assaillant de jurons tonitruants. Il devait les abattre au plus vite pour les réduire au silence. Leurs coups étaient désordonnés et imprécis. Il eut vite fait de les achever. Ses bottes gisaient dans une marre de sang. Il traîna leurs cadavres jusqu'au poste de garde, mais il n'avait pas le temps de relever le pont. Sans compter que la tâche était impossible pour un seul homme. Il envisagea un moment d'échanger ses vêtements avec ceux d'une des sentinelles, mais l'opération lui aurait fait perdre un temps précieux, d'autant qu'ils étaient peints de sang et souillés de déchirures liés au combat. Il devait profiter du crépuscule.
Abrak emprunta le sentier menant au château. Heureusement, l'édifice baignait quasiment dans l'obscurité. De ce fait, l'Ermite arriva indemne au pied des murailles aveugles. Le soleil était presque couché : on ne distinguait plus, à l'ouest, qu'une faible lueur rouge voilée par les pics et reliefs. Glacial, le vent lui mordait la peau. La forteresse était une véritable antiquité : ses pierres désormais irrégulières offraient une multitude de prises au grimpeur expérimenté. Tout en se remémorant des plans de la citadelle qu'il avait étudiés lorsqu'il devait affronter le Comte Harebourg et l'empêcher d'utiliser le Dofus des Glaces à ses desseins chimériques, Abrak invoqua le peu d'énergie qui lui restait et commença son ascension. Encore trente mètres et il franchirait l'enceinte extérieure. Ensuite, il savait où se trouvaient les portes qui donnaient accès à l'enceinte intérieure, ses tourelles et son donjon.
L'escalade s'avéra plus laborieuse qu'il l'avait imaginé. Ses bras et ses jambes étaient un supplice. Il aurait tout donné pour profiter d'un instrument qui lui aurait permis d'étendre son allonge, de s'accrocher aux moindres aspérités et d'assurer ses prises. Malgré tout, il fit appel à toute sa volonté et continua à grimper. Enfin, lorsque le soleil mourant disparut derrière les remparts de la montagne, cédant la place aux premières étoiles blêmes, Abrak bascula par-dessus les créneaux de l'enceinte extérieure, et atterrit quelques centimètres plus bas, sur le chemin de ronde de la courtine. De chaque côté, à quarante mètres de sa position, se dressaient deux tours d'angle. Heureusement, les sentinelles étaient penchées vers l'extérieur et regardaient le poste de garde en contrebas, d'où parvenaient des geignements distincts. Abrak contempla le donjon. Ils avaient sûrement placé son nécessaire - la précieuse sacoche contenant ses armes - dans la salle d'armes située en dessous. Il repensa d'ailleurs au Comte Harebourg, dont sa présence ne fut jamais évoquée par les envahisseurs roublards. Il repensa alors à ces apparitions qui venaient et disparaissaient... Serait-ce...?
Il se laissa tomber de la courtine à même le sol. Ensuite, à la faveur de l'obscurité, il se dirigea furtivement sur la gauche. Il savait comment pénétrer dans le sous-sol du donjon.

Fin chapitre 6


Dernière modification par Little Kingy D ; 28/07/2012 à 17h55.
Chapitre 7

Avançant à pas feutrés, comme un Smilomouth, et se tapissant dans les coins d'ombre, Abrak finit par atteindre son but sans heurt. Il remercia le ciel : il voulait à tout prix éviter les clameurs d'un autre combat. Cette fois, si les Roublards le repéraient, ils ne lui laisseraient pas l'ombre d'une chance d'évasion. Ils ne temporisaient pas : ils le tueraient sur-le-champ, l'éventreraient comme une sousouris. Il y avait peu de soldats dans la place. Les seuls qu'il avait vus jusqu'ici étaient postés sur les remparts d'où ils surveillaient les environs du château, à la lumière des myriades des étoiles. Et depuis l’échauffourée du poste de garde, ils avaient la preuve indubitable qu'Abrak était bel et bien en vie.
Deux Roublards plus vieux que les autres étaient assis à une table en bois grossière, près de l'entrée de la salle des armes, dans le sous-sol du donjon. Devant eux reposaient un pichet en étain contenant du liquide ressemblant à du vin rouge, et deux chopes en bois. Les deux gardes, la tête posée sur les avant-bras, ronflaient. Abrak approcha prudemment. Il visait l'anneau porte-clés pendant à la ceinture d'un des hommes.
Il n'avait pas oublié sa maîtrise de vol à la tire qu'il avait apprise étant jeune aux côtés d'Harebourg pour manger les Shigekax de l'épicerie de Frigost. Avec précaution, en veillant bien à ne pas faire tinter les clés - le moindre bruit aurait réveillé les Roublards et sonné son glas -, il souleva l'anneau et, de son autre main, entreprit maladroitement de desserrer la languette de cuir l'attachant à la ceinture du soldat. Soudain, le noeud se coinça, Abrak tira très fort et l'homme bougea. L'Ermite se figea. Les deux mains prises, il aurait été incapable de saisir l'arme de l'un ou l'autre des Roublards. Heureusement, le garde se contenta de renifler et se rendormit aussitôt, plissant le front de désagrément. Un cauchemar, sans doute...
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