La mort d’un adolescent de 15 ans, poignardé dans l’Eure, à l’été 2023, avait nourri le récit d’une France en proie à l’« ensauvagement », amplifié entre autres par les médias du groupe Bolloré. Une version aujourd’hui contredite par les éléments de l’enquête et les témoignages des protagonistes. [...]
Sept mois ont passé. Et c’est une histoire sensiblement différente qui se dessine au fil des récits des familles, élus, fonctionnaires, et des procès-verbaux dont Le Monde a eu connaissance. Une tragédie locale, née d’une rencontre fortuite entre l’adolescent du coin, Enzo Parissot, dit affectueusement « Bezo », et l’adolescent venu de l’autre rive de la Seine, au patronyme qui ne dit rien d’une origine étrangère, Dave (le prénom a été modifié). Même âge, 15 ans, à dix-neuf jours près. Même passion pour la moto.
Ce samedi 22 juillet 2023, vers 18 heures, ils se croisent pour la première fois, sur le chemin situé derrière l’école au toboggan rouge, qui se perd dans les champs. Enzo, en CAP maçonnerie, sortant d’un chantier, y vient pour se détendre avec ses amis, près du stade communal. Dave accompagnait un copain à la patinoire de Louviers – ultime virée avant le début de son apprentissage dans un garage. Son ami a coiffé une casquette Gucci et acheté une rose : il veut passer voir une fille de La Haye-Malherbe.
Ils se garent sur la place de l’église, passent devant la poste et gagnent le stade. Là se trouvent Enzo et sa petite bande. Les adolescents se toisent. Ambiance lourde. Enzo et ses amis décident de partir. Puis leur voiturette rebrousse chemin, Enzo en sort et lance au garçon à casquette : « Pourquoi tu me regardes mal ? » « On fait ce qu’on veut, c’est vous qui nous regardez de travers ! » Enzo s’approche du copain de Dave, front contre front, lui assène un coup de poing. Une bagarre éclate. Dave s’en mêle, frappe Enzo, qui le jette à terre et le cogne au visage. Soudain, Dave sort un couteau à cran d’arrêt de sa poche de jogging, une lame de 10 centimètres. Coup en plein cœur. « On voulait pas faire ça », lâchent les deux ados, qui s’enfuient et jettent l’arme dans la Seine. Quand les gendarmes les cueillent, Enzo a succombé à sa blessure. [...]
Aux gendarmes, le jeune Dave – toujours en détention provisoire – a déclaré avoir saisi son couteau dans la boîte à gants, de peur de tomber dans un guet-apens. Il l’avait acheté sur Amazon, puisque ses parents lui conseillaient d’en avoir un. « A la télé, ça n’arrête pas, les gens se font agresser tous les jours, même dans nos campagnes », confie la mère, qui reçoit Le Monde dans son salon, où la télévision est allumée. Cette famille enveloppante avait choisi une vie paisible, en lisière de forêt. Le père, ouvrier, avait cédé pour cette sortie à la patinoire en exigeant : « Pas de connerie ! » Eternel regret. Mais un couteau, quand le port d’une telle arme est illégal ? « On sait jamais », maintiennent les parents, persuadés qu’en cas d’attaque leur fils resterait sur le carreau. « Avec son 1,65 mètre, Dave n’est pas un dur à cuire. Une claque, et il tombe par terre », décrit la mère de ce garçon sans antécédents judiciaires et qui, en prison, a réclamé son doudou. Elle pense à l’autre mère : « Elle a perdu son fils, jamais je ne pourrai comprendre sa douleur. »
Sophie Goupil, de son côté, défend son enfant disparu, elle qui acceptait que « jeunesse se passe » avec un peu d’alcool et de cannabis. « Il fallait pas trop le titiller non plus, dit-elle. Enzo disait : “Si t’es un bonhomme, tu te bats avec tes poings.” Je ne vais pas décrire mon fils comme un ange, mais comme le fils parfait à mes yeux. » Au fil du deuil, elle a pris ses distances avec toute récupération politique. « Ça me mettait en colère de voir que le haut de l’Etat ne réagit que quand il y a des émeutes, dit-elle. Pas d’émeutes, pas de gouvernement, pas de minute de silence. »
Source :
https://www.lemonde.fr/societe/artic...2035_3224.html