Notre idée de la nudité a évolué ces trente dernières années. En fait, c'est notre idée du corps qui a été modifiée. Son extension sexuelle aussi bien que sa stricte esthétique, c'est-à-dire sa puissance et son pouvoir. Domination sociale de la séduction et amoralité de la vie toute jouissance. Les beaux enfantant des beaux, au sommet du réseau trophique.
Corpus jadis végétal, aujourd'hui véhicule de l'esprit dont le relief de la volonté n'est que l'envers de ses formes qui fixent la loi moderne : Peu importe l'essence du fond, sa qualité n'est considérée que lorsqu'elle devient quantité, la quantité étant la surface octroyée par l'étendue des formes. La prise et le contrôle total de la superficie est devenu anti-superflu. La maîtrise de l'image détermine le niveau de communication. Notre corps parle avant nous, et ce qu'il dit de nous sera l'essentiel de notre place sociale.
Cela vient de ce que l'on a découvert sur lui, cela vient des nouvelles douleurs dont on se délecte et des nouveaux plaisirs qui nous torturent, rythmes spartiates et pavloviens et drogues mystiques et synthétiques, mais surtout de ce que l'on cache derrière lui. Le spectre de l'âme de nature éternelle et immortelle, on le convoite, il nous obsède, on vendrait tout pour l'avoir. Mais l'ontologie ne se courtise pas avec le capitalisme. L'âme fuit, alors on se rattache à nos visions. Le sourire d'un ange mort dans la béatitude. On construit un visage autour, un visage que l'on peut s'offrir. Qu'importe ce qui existe ou n'existe pas, qu'importe ce qui est ou n'est pas, qu'importe l'éternité, l'esprit et Dieu, puisque l'on peut l'avoir.
On le fait participer à des guerres où il n'est plus la matière première. On lui fait connaître des amours dont il n'est plus l'objet, au sens sensuel. Son épiderme qui l'enveloppe d'un film plus ou moins clair ou sombre tend de plus en plus à se figer dans une métamorphose que l'on voudrait subtile, où l'on pense encore pouvoir écrire sur son marbre quelques onomatopées du prêt-à-penser tribal ou du prêt-à-porter cloné.
Au risque fatal d'être réducteur, je dirai qu'auparavant nous étions habités par l'espoir de redécouvrir en déliant les bouquets de nos nerfs la sève de notre origine. Et nous étions prêts déjà à célébrer notre union avec l'univers, nous, simples poussières, des poussières dans les yeux, le regard vers les étoiles. Même si ce n'était pas la paix, on faisait quand même l'amour, parce que c'est quand même plus facile et plus agréable. On a vite fait de s'emmerder, quand on nous fout la paix. Et puis on peut toujours baiser ceux qu'on déteste, chérie.
On sortait de l'ère du slogan. Envahisseur des espaces publics, du métro-boulot-dodo. On hissait le sexe aux nues des bienfaits terrestres en tant que source naturelle de plaisir. On ne le dissociait pas du corps, ou si peu. Mais les mots posséder et satisfaire n'allaient pas tarder à émerger de la soupe pensante, qui se panse la tête comme on tète une plaie.
Le départ des dieux des monothéistes laissait place aux dieux du stade cycliste. La masse populaire réclamait encore du surhomme pour nourrir sa frustration et alimenter ses fantasmes. On lui offrit la trinité de la salive, du sang et du sperme. Divin breuvage dont la recette parfaite assure aux énarques les délires de la Pythie pour télécommander quelques milliards d'Oedipes et le droit à la névrose obsessionnelle comme ligne morale.
Nos héros sont plus héroïques que ceux des temps passés. Et les corps qu'ils présentent sont ceux d'Apollon après avoir été ceux de Dyonisos. Mais la tragédie restera entière de son premier chant à son oraison. Les sexes se détachent en organes fondateurs des individus, les rouleaux de peaux déjà mortes scintillent des perles diaphanes de l'artificiel. On a tissé les nouvelles textures qui draperont l'inhumanité humaine. Lissage perpétuel, dont les imperfections sont devenues volontaires.
Alors, ivres d'avoir humés les nectars et les liqueurs interdites, on cède au rêve aryen et inconscients de l'esprit qui meurt, on danse dans l'eugénisme le plus cynique. Persuadés que le corps a accès à la perfection esthétique, on sombre irrémédiablement dans la médiocrité du mensonge. Notre art en est contaminé, fidèle miroir du génie humain, il reflète ce reflet du vide... que l'on contemple, bouche bée, parce que là où il y avait quelque chose aujourd'hui nous l'avons remplacé par le rien.
Ironie, on sursaute devant la profusion des corps enlacés, et sommeille devant les flots de cadavres.
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