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Bon, cet article n'est pas tout récent. Je le poste ici, pour donner un autre éclairage à l'actualité récente, à savoir l'envoi d'une mission militaire à l'instigation de la France (au travers de l'ONU).
Je vous préviens, l'article est "succeptible de choquer" comme on dit. Personnellement, ça fait plusieurs mois que j'ai lu cette histoire, et elle continue de me révulser. Donc, spoiler, ne lisez pas si vous êtes sujets à cauchemars.
ACTES DE CANNIBALISME AU CONGO
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 27 Février 2003
Depuis cinq ans de guerre, l'horreur des crimes n'a cessé d'empirer dans l'est du Congo, au point que le cannibalisme y apparaît presque banal
IL a surgi de la pénombre. Un Pygmée en haillons, hésitant, prêt à s'enfuir. Le temps d'une cigarette, il a fait le tour du campement abandonné par les siens. N'en subsistent que quelques huttes de branchages qui s'effondrent déjà. A l'est de la République démocratique du Congo (RDC), sous le couvert des grands arbres de l'Ituri où perce à peine la lumière du soleil, il n'y a plus âme qui vive depuis que les quelques familles du groupe, une trentaine de personnes au total, ont fui les exactions de soldats rebelles. Dans le silence troublé par le cri des singes dans les cimes, le chef pygmée demande d'abord qu'on taise son nom, puis raconte l'apparition, en septembre dernier, des soldats du Mouvement de libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba. Par vagues successives, depuis plusieurs mois, ces hommes, appuyés par un groupe allié, se sont livrés à une véritable chasse à l'homme dans la grande forêt congolaise : « Ils cherchaient l'argent et les belles femmes. Ils nous ont beaucoup fouettés, ils volaient même les ceintures. Ils ont aussi brûlé nos filets de chasse par méchanceté. Alors, nous avons fui. »
Dans ce groupe pygmée, nul n'a été tué. Un homme, accusé de travailler pour une faction ennemie, devait être décapité. Il est parvenu à échapper à ses tortionnaires à la faveur de la nuit. Mais ailleurs dans l'Ituri, tous n'ont pas eu la même chance. Les soldats du MLC qui ont progressé dans la région à l'automne 2002 sous le commandement de deux chefs, Freddy Ngalimo, dit « Effacer le tableau », qui leur a donné son nom, et « Ramsès », dit aussi « Roi des imbéciles », ont commis des atrocités dans la région de Mambasa, allant jusqu'à des actes de cannibalisme. Une femme pygmée en fait le récit à plus de 100 kilomètres de distance, dans un village où elle se terre : « Au retour de la chasse, mon mari a vu ces soldats qui découpaient sa mère, son frère, sa soeur et deux enfants. Ensuite, les soldats ont commencé à griller des morceaux. Il pouvait sentir l'odeur. Puis ils ont boucané le reste et l'ont emporté. » Déjà, elle voudrait s'en aller mais explique encore : « Les soldats disent que manger de la viande de Pygmée ou boire du sang rend fort, très fort. »
Kakule Mzee Kiana, lui, n'est arrivé à Béni, la grande ville de la région, que début février, après deux mois de marche : « J'étais parti scier du bois en brousse avec mes deux aides quand cinq soldats nous ont attrapés. C'étaient des «Effacer». Nous avons demandé pitié, mais ils ont coupé le cou de l'un d'entre nous, Camille. Ils nous ont obligés à le cuire, puis ils l'ont mangé et nous ont aussi obligés à partager leur repas. Après j'ai erré dans la forêt. Je me sens si mal, je revois tout cela en rêve, la nuit. »
A trois heures de marche du campement pygmée, Mambasa, épicentre des exactions des mois passés, est une ville fantôme. Les hautes herbes qui ont envahi le centre ville racontent la dérive d'une petite agglomération à la croisée des pistes, à l'orée de la grande forêt, dont l'or et les diamants ont attisé la fièvre des pillards. Les portes fracassées des maisons de terre disent les pillages endurés au cours des mois écoulés, et la peur, comme dans la brousse avoisinante, ferme les bouches.
Bien que, selon un accord de « cessez-le-feu immédiat et général » signé par les belligérants de la région le 30 décembre dernier et aussitôt violé par le MLC, Mambasa soit désormais démilitarisée, les différentes rébellions campent toujours à proximité et les espions de tous bords y pullulent. Les témoignages s'y font donc dans une discrétion inquiète, récits chuchotés dans une case amie, ou consignés sur des petits bouts de papier, que compilent et dissimulent des responsables de l'administration locale ou des prêtres. « Il y a eu les viols, les vols, les meurtres, souffle l'un d'entre eux, mais il faudra du temps pour tout recenser. Ce sont des lieux isolés, et les routes sont en faillite. »
Les « Effacer le tableau » prennent Mambasa une première fois le 12 octobre et entament aussitôt le sac de la ville, pudiquement intitulé « vaccination porte à porte ». Des mécaniciens dépêchés spécialement quadrillent les quartiers pour identifier ce qui mérite d'être transporté par hélicoptère vers l'un des bastions de la rébellion. Au cimetière, des tombes récentes sont violées, à la recherche d'hypothétiques trésors enfouis. Des femmes, arrivées dans le sillage des soldats, écument les maisons « pour s'emparer de casseroles, de pagnes et d'huiles parfumées », selon une de leurs victimes.
Le Père Sylvano Ruaro, un prêtre italien présent dans la région depuis plus de trente ans, tente de se cacher au milieu d'un troupeau de vaches. Les soldats abattent le bétail à l'arme automatique. « J'entendais le bruit des balles qui entraient dans leur chair, c'était abominable. » Il est découvert puis molesté. Les soldats exigent, et obtiennent, les dollars de la mission. Au lieutenant-colonel rebelle Freddy Ngalimo, chef des « Effacer le tableau », qui vient lui rendre visite après le passage dévastateur de ses hommes, le Père Sylvano lance : « Éliminez-moi tout de suite, ou je vais faire connaître toutes vos horreurs au reste du monde. » La réponse du chef rebelle, telle que la rapporte le religieux, est désarmante : « De quoi vous plaignez-vous ? Ici, ce n'était rien. Nous avons fait mille fois pire ailleurs. » On venait d'égorger quatre hommes dans une bananeraie toute proche, puis de jeter leurs corps dans une fosse septique, avant de tuer le gardien de la mission devant les fenêtres des prêtres.
Puis Mambasa, perdue à la faveur d'une contre-offensive et de pressions internationales déclenchées par le témoignage du père Sylvano, est reprise trois semaines plus tard. Les « Effacer » entrent alors dans une ville dont la population vient de prendre la fuite, dans une course éperdue, vers Béni, à 130 kilomètres de mauvaises pistes plus au sud. « Quand les «Effacer» sont revenus, nous nous sommes dits : au moins, allons mourir tranquillement quelque part », raconte un habitant handicapé. « Ils ont fait trois semaines dans une ville vide, avant de descendre vers Béni, témoigne un fonctionnaire resté en ville. Ils étaient méchants. Un officier qui se faisait appeler Zorro se vantait de manger de la chair humaine, de couper les pénis des prisonniers et de les boucaner pour ses chefs. Il montrait des organes dans sa gibecière. »
Parmi les fuyards, certains s'égarent en forêt, des enfants sont piétinés, des femmes accouchent sur le bord des routes. Bientôt, plusieurs dizaines de milliers de personnes s'entassent aux portes de Béni, que les hommes de Jean-Pierre Bemba sont à deux doigts de prendre. Ils ne sont stoppés dans leur offensive que par de nouvelles pressions internationales, toujours sur l'impulsion du Père Sylvano. Parmi les réfugiés qui arrivent, épuisés, certains rapportent le récit des atrocités subies ou observées le long de la route ou dans le secret de la forêt. Les viols, souvent collectifs, ont été légion. Près d'Alima, un village sur la route, des fuyards ont vu des cadavres atrocement mutilés, dont certaines parties avaient été arrachées.
Assez vite, il devient clair que ce sont les Pygmées qui ont payé le plus lourd tribut. Déjà appauvris au-delà de la misère par le défrichement de la forêt, qui progresse d'un kilomètre par an et les prive de leurs moyens de subsistance, réduits en semi-asservissement par les ethnies locales, les exactions des soldats les ont poussés, pour la première fois, loin de leur forêt et des villages où ils avaient leurs habitudes. Assis derrière son petit bureau, à Béni, Benoît Kalume, membre du Programme d'assistance aux Pygmées (PAP), avoue son désespoir : « Depuis longtemps, les Pygmées sont déconsidérés par les autres ethnies, bien qu'ils soient les premiers citoyens de ce pays. Mais le fait d'être mangés, spécialement, les a convaincus qu'ils ne sont pas considérés comme des humains. »
Les soldats du MLC ont visé, en premier lieu, ces intouchables de la forêt parce qu'ils les soupçonnaient d'avoir servi de « pisteurs » à leurs ennemis, mais aussi, selon de multiples témoignages, dans le cadre de pratiques rituelles. Un témoin raconte le retour des hommes de Jean-Pierre Bemba à Isiro, plus au nord : « Ils sont rentrés du front avec des têtes de Pygmées autour du cou, exhibant des sexes utilisés comme des amulettes. Ils ont fait le tour de la ville en chantant qu'ils avaient mangé cette chair et qu'ils étaient devenus invincibles. » Un rapport du PAP, rédigé après ces révélations, se conclut par ces lignes : « (...) la communauté internationale focalise son attention sur la protection des animaux comme les okapis, les gorilles des montagnes, les rhinocéros (...) et se désintéresse des humains comme nous, les Pygmées, qui sommes pourtant fortement menacés d'extinction. »
Il est difficile d'établir avec exactitude le nombre des victimes de ces abominations. Les responsables d'un « comité des réfugiés » constitué près de la ville de Béni indiquent avoir comptabilisé neuf victimes d'actes de cannibalisme au total. Rien ne permet encore de déterminer combien d'autres cas demeurent inconnus, les témoins se trouvant encore en brousse. Or le cas n'est pas caractéristique seulement de Mambasa ni des hommes du MLC.
DANS l'est et le nord du Congo, où les factions rebelles ne cessent de se multiplier depuis que la guerre a éclaté en 1998, tous les groupes armés s'adonnent au pire. Un responsable militaire, à Béni, l'admet : « Au front, on souffre de la faim, de la soif, on manque de tout. Alors les soldats font des choses terribles. Quand tu trouves un ennemi, dans certains cas, tu peux le tuer sauvagement et le manger. C'est une chose qui arrive partout, parce que cette guerre est atroce. Mais, normalement, cela reste secret. Les types de Bemba sont juste allés trop loin, ils devaient vraiment se croire invincibles... »
Dans la même région de l'Ituri, à Nyakunde, début septembre 2002, les miliciens d'une ethnie ont méthodiquement massacré, jusque sur leur lit d'hôpital, les membres d'autres ethnies, avant de quadriller la ville, listes en main, à la recherche de ceux qui étaient parvenus à se dissimuler dans les moindres recoins, des faux plafonds aux fosses des latrines. Plus de mille personnes ont été inhumées dans quatre fosses communes après les massacres. Aucune enquête internationale, alors, n'a été organisée pour identifier les coupables avec certitude, bien que des rescapés de ces tueries soient présents dans toute la région. Pourtant, dans de nombreux cas, des cadavres avaient subi les mêmes traitements que ceux de Mambasa. Têtes coupées et exhibées, chair humaine exposée sur les routes et sexes coupés. « C'est la colère et le besoin de vengeance qui ont tellement monté en eux que tuer l'ennemi ne suffit plus pour montrer à quel point on est en colère... C'est aussi pour montrer que l'ennemi n'est rien, rien que de la viande comme les animaux », témoigne un rescapé de Nyakunde dans le rapport confidentiel d'une organisation non gouvernementale.
Mais pour l'heure, Jean-Pierre Bemba est le seul visé par la communuaté internationale. Sur la base des actes de ses hommes et du courage d'un père missionnaire isolé, la Mission d'observation des Nations unies (MONUC) s'est décidée à déployer sur le terrain une équipe d'enquêteurs qui s'est penchée sur les agissements des 'Effacer le tableau'. Un rapport a été rédigé, qui a permis de saisir le Conseil de sécurité et devait initialement fournir la base de poursuites devant la Cour pénale internationale (CPI). Mais entre temps, des tractations discrètes ont eu lieu. Jean-Pierre Bemba a menacé de se retirer du laborieux processus de paix congolais s'il faisait l'objet de poursuites. Depuis New York, au siège des Nations unies, on lui a fait savoir qu'il pourrait être épargné, à condition de condamner certains de ses hommes.
Le leader du MLC vient donc d'organiser un procès express pour vingt-sept de ses soldats dans son fief de Gbadolite. Des peines étonnantes, allant jusque à trois ans de prison environ, y ont été prononcées, notamment pour « gaspillage de munitions » ou pour « avoir emprunté une route non autorisée ». On ignore si elles seront appliquées. Freddy Ngalimo, en particulier, a été condamné à quarante-trois mois de prison, pour « non assistance à personnes en danger ». Il reste à savoir si Jean-Pierre Bemba sera capable de se protéger aussi de la plainte déposée par des organisations de défense des droits de l'homme pour les exactions commises par ses troupes...en Centrafrique cette fois.
Reste que les accusations portées contre le MLC peuvent difficilement faire figure d'exception. La liste des exactions au Congo est longue, et cette dérive fétichiste ne peut les expliquer toutes. En cinq ans de guerre, l'horreur des crimes a subi une inflation constante qui finit par rendre le cannibalisme presque banal, sans jamais provoquer mieux que la rédaction de rapports et de vagues admonestations sans lendemain aux coupables, lorsqu'ils sont identifiés, le tout sous le regard des cinq mille membres de la Monuc.
Jean-Philippe Rémy
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