Seine-Saint-Denis. Dans le fameux «9-3», de plus en plus de collèges sont dirigés par des femmes. L'une d'elles, Marianne T., jolie brune fine, très élégante (elle y tient: c'est important pour l'autorité), a grandi à Marseille et parle couramment l'arabe. C'est utile pour établir un dialogue avec les parents. D'une voix posée, et tout en faisant visiter les bâtiments cubiques où le soleil entre généreusement par les modernes baies vitrées (nous découvrirons bientôt que la plupart des collèges et lycées de France, pratiquement neufs, sont bien exposés, pourvus de mobilier pimpant et de batteries d'ordinateurs et entourés de jardins soigneusement entretenus), elle donne un aperçu de la vie quotidienne d'un établissement de 617 élèves, dont 50 % sont d'origine africaine et 35 % d'origine maghrébine, le reste composant une mosaïque de Chaldéens d'Irak, de Kurdes, de Pakistanais, de Turcs, etc.
L'actualité est toujours aux viols collectifs. Mais surtout aux violences interethniques et interreligieuses. Récemment, un adolescent hindou, qui avait le mauvais goût d'être un bon élève, a été tabassé par une quinzaine de Blacks, Beurs et Blancs. Il a fallu que les professeurs s'interposent pour empêcher qu'on lui fracasse la tête contre une baie vitrée. Ses parents ont dû aller inscrire leur fils, bûcheur à lunettes, dans un établissement parisien. Quant aux agresseurs... «Que voulez-vous qu'on fasse? déplore Marianne T. ils sont trop nombreux pour qu'on les punisse tous!» Elle ne baisse pas les bras, pourtant. Elle a entrepris, selon le vœu du ministère, une grande campagne de «sensibilisation» au racisme.
Mais chaque jour lui apporte son lot d'agressions, d'insultes et de calomnies: une élève antillaise accuse un prof d'origine algérienne de la noter sévèrement, car «il n'aime pas, dit-elle, ma race». Un père chaldéen vient menacer Mme la principale car celle-ci a demandé à sa fille de ne pas porter à l'école sa grosse croix sur la poitrine: «Qu'est-ce que tu as contre Jésus?» Une mère musulmane assure que «les Français ne nous aiment pas» car on a empêché sa fille d'entrer au collège coiffée de son voile islamique... Réplique de Marianne T.: «Comment pouvez-vous dire cela, madame? Savez-vous ce que l'Etat français dépense chaque année pour chacun de vos 3 enfants? Près de 50 000 francs!» Oui, de 6 300 à 7 800 euros! Pourquoi aucun ministre n'est-il jamais venu le dire à la télévision?
Mais venons-en aux résultats scolaires. Marianne T. ouvre un grand registre. Défile une liste de 125 élèves de 3e. Certains d'entre eux sont de grands gaillards de 18-19 ans. S'ils n'avaient cette démarche traînante, on les prendrait, avec leurs vêtements de sport soyeux, pour des athlètes. Moyenne de leurs notes: 6,4 sur 20! «Si vous saviez, pourtant, soupire Marianne T., tout ce qu'on fait pour les élèves: l'aide personnalisée, l'éducation à l'hygiène, à la sexualité, au droit. Les itinéraires découverte...»
Pour avoir osé évoquer ces chiffres devant Le Figaro il y a quelques mois (en prenant soin de cacher les noms), Marianne T. s'est vue traduite par ses enseignants devant une sorte de tribunal révolutionnaire: elle avait donné «une mauvaise image du collège»! De même n'aurait-elle pas dû répondre, fût-ce de façon discrète, à l'envoyée d'une chaîne de télévision étrangère qui faisait une enquête sur l'antisémitisme... Car voilà: dans ces écoles-là, dans ces quartiers-là, c'est comme en Corse: l'omerta. Pour ne pas avoir d'ennuis, mieux vaut se rallier au camp des plus forts. C'est ainsi que, l'autre matin, Marianne T. a vu arriver un surveillant avec, en guise d'écharpe, un keffieh palestinien. Comme elle lui faisait remarquer que ce signe était un peu voyant, il a eu cette réplique, digne des élèves: «J'ai bien le droit! Ce sont mes convictions privées...»
Un peu plus loin, sur la même ligne RER: nous entrons dans le Val-d'Oise; Goussainville. Là, au lycée Romain-Rolland tout neuf, en face d'immeubles de trois étages rose et beige plutôt coquets, les professeurs se sont mis «en retrait». A la suite du passage à tabac d'un surveillant qui tentait de s'opposer au racket de plusieurs élèves, ils réclament des mesures de protection. Ils obtiendront du ministère que l'on creuse autour du collège... des douves! En attendant, ils se sont regroupés, comme en état de siège, dans la salle des professeurs. Le proviseur, lui, est terré dans son bureau.
Sur le trajet depuis la gare RER, Carmen F., 34 ans, professeur d'espagnol, nous a briefés: les «caïds», la «racaille», etc. Si Elisabeth Guigou entendait ça! «Ils» entrent comme ils veulent. «Ils» vous projettent du gaz à la figure si l'on ouvre la porte de sa classe. «Ils» barrent aussi l'accès au lycée. D'ailleurs, nous ne sommes pas sûrs de pouvoir passer la grille. Car «ils», «ils»... «Qui ça, ils?» demandons-nous à la fin. Des Africains, des Asiatiques, des Turcs, des Maghrébins?» Carmen pile net. «Je vous préviens, lance-t-elle, très choquée. Si vous posez ce genre de question, mes collègues vont vous virer!»
Ses collègues ne nous vireront pas. Au bout d'une petite heure de méfiance, les langues se délieront. Et là, ce sera comme un torrent, trop longtemps contenu.
Ecoutons Corinne, prof de philo: «Quand vous faites un cours et que vous devez vous interrompre car tous vos élèves regardent par les fenêtres les flics courir après des encagoulés, quand un type fait irruption et crie «Je vais te buter!», comment voulez-vous enseigner Platon? J'ai des illettrés, en terminale. On va leur donner le bac au rabais, pour s'en débarrasser. Mais après? On les enfonce dans la culture de l'assistanat. La barrière dans leur tête, c'est la pire des barrières.»
Quentin, surveillant à l'allure de géant blond, et son collègue Marco, un grand noir champion d'athlétisme, renchérissent: «Ici, les mômes se détestent entre eux. Ils revendiquent leurs origines, marocain, algérien, turc, etc. La femme de ménage qui nettoie leurs tags, ils lui crachent dessus en la traitant de «sale portugaise.» On sent que ce qui leur use les nerfs, c'est, comme à Marianne T., l'impossibilité de réagir efficacement. «On a juste le droit d'appeler la police, confirment-ils. Mais, si on porte plainte quand on est soi-même agressé, on a la voiture brûlée.» Il y a deux ans, un incendie s'est produit à l'intérieur du lycée. «Une fille a donné les coupables. Sa maison a été taguée, puis ils y ont mis le feu...» Voilà pourquoi aucun prof de Goussainville n'habite sur place. Beaucoup préfèrent même ne pas venir en voiture. Quant à mettre leurs propres enfants dans ce lycée, pas question. Mais ne leur demandez pas pourquoi: c'est tabou. Oui, s'il y a un sujet dans toutes les têtes – et surtout dans celles des profs du Val-d'Oise et de la Seine-Saint-Denis qui viennent régulièrement manifester Rue de Grenelle aux cris de «On n'est pas des moins que rien» –, c'est bien celui-ci: depuis quinze ans, l'accélération de l'immigration clandestine a formé de véritables ghettos de chômeurs, condamnés aux petits et grands trafics. La vie des premiers arrivants dans le quartier, y compris immigrés, est devenue impossible. L'intégration de leurs enfants, confrontés à la montée des haines raciales, est de plus en plus difficile. Leur apprentissage de la «langue maternelle», comme dirait Luc Ferry, aussi. Mais il ne faut pas le dire, car ce serait renier tout un passé de lutte anticolonialiste et nourrir «la bête immonde», Le Pen. Ce serait, enfin, se mettre, soi et les siens, en grand danger.
Brive. Nous voici dans la «France profonde». Paysage vallonné, jardins fleuris. Celui du collège L., du nom d'un poète local, est encore mieux entretenu que ceux des villas bourgeoises. Quant aux bâtiments, ils font l'objet de réparations quasi quotidiennes. Lorsque nous franchissons le seuil, un homme en bleu de travail, à quatre pattes, est en train de replacer les gonds d'une porte que les élèves ont fait sauter. «Si d'aventure une vitre est brisée, ou une porte taguée, elles sont immédiatement réparées», explique le professeur de lettres, Madeleine P., la cinquantaine rayonnante, qui guide notre visite. Atelier de danse et de théâtre, médiathèque, réfectoire pimpant aux baies vitrées ouvrant sur des arbres... Qui dirait que ce collège d'apparence paisible connaît, lui aussi, des incidents comme on en recense tous les jours en banlieue parisienne ou lyonnaise?
Il y a quelques semaines, pourtant, un professeur y a été tabassé. Par le grand frère de l'un de ses élèves, qu'il avait eu le tort de mal noter. Le visage en sang, le professeur s'est retrouvé avec 15 jours d'arrêt de travail. «Que croyez-vous qu'il advînt?», demande Madeleine P., qui a été la seule à prendre sa défense. En salle des profs, les collègues firent remarquer que M. V., de petite taille, portant lunettes rondes et veston cravate, n'avait jamais su se faire respecter par les élèves: il était «désuet», donc ridicule, tout désigné aux sarcasmes et aux projectiles variés. Quant à l'agresseur, il avait des antécédents judiciaires. Porter plainte contre lui, n'aurait-ce pas été une forme de... racisme puisqu'il était d'origine maghrébine...
D'ailleurs, il l'affirmait: M. V., le professeur avait dit à son frère: «Remonte dans ton cocotier.» Comme si l'élève était un singe! Là, Madeleine P. explose: «Vous connaîtriez M. V., vous sauriez que jamais il ne s'exprimerait ainsi! Mais ce fut la parole du voyou contre celle du professeur!» Pour comble, des parents de la FCPE (Fédération des conseils des écoles publiques) prirent fait et cause pour le «malheureux» agresseur «victime de racisme».
Des syndicalistes conseillèrent à M. V. de demander, en plus de son arrêt de travail, un congé de trois mois de repos. Ainsi, personne n'aurait d'ennuis...
La trouille. Une culpabilisation intense. Et un fossé croissant entre idéal – ou idéologie – et réalité vécue: Voilà comment il suffit parfois de quelques semaines dans ces établissements dits «sensibles» et qui ne sont pas tous placés en ZEP (zones d'éducation prioritaires, ne représentant officiellement que 11 % du territoire scolaire) pour briser ceux qui ne sont ni des héros ni des monstres de cynisme. Pour une Madeleine P., véritable Antigone dressée pour la défense des principes républicains, combien de profs baissent les bras ou s'évadent, un peu à la manière de leurs élèves?
C'est le cas de Leila J., professeur de français à Paris. D'origine marocaine, Leila a grandi avec la passion des beaux objets, des beaux vêtements, qu'elle dessine elle-même, et des belles lettres. Elle rêvait de transmettre à ses élèves son amour de la poésie: Verlaine, Rimbaud... Quel ne fut pas le choc de sa première affectation dans une école primaire du XIXe arrondissement: sur 30 enfants, 29 étaient d'origine africaine ou, comme elle, maghrébine. La seule petite fille blonde avait des parents alcooliques. Sans aucun respect pour une femme originaire de la même contrée, les garçons lui soulevèrent les jupes. Pour ne pas être en reste, les filles la traitèrent de «sale pute». Verlaine? Il s'agissait bien de Verlaine! «Toute mon énergie passait à interdire d'uriner dans les couloirs, à répéter qu'on doit frapper à la porte avant d'entrer, etc.»
Leila fit une dépression. Nous la revîmes deux ans après. Elle allait beaucoup mieux. «J'ai appris, nous expliqua-t-elle, à relativiser. Maintenant, je fais comme tout le monde: je prends des congés maladie quand ça devient trop dur. Et je profite des congés formation pour faire de la danse et du théâtre.» France P., elle, n'a pas encore appris à «relativiser». Professeur d'anglais, elle a fait ses débuts dans un collège de la région lyonnaise. «Un collège normal», souligne-t-elle. Pendant dix ans, elle a passé jusqu'à 52 heures par semaine à donner des cours, à corriger les copies et à s'occuper de chaque élève en particulier. Mais quel bonheur! «J'aurais payé, confie-t-elle les larmes aux yeux, pour faire ce métier.» France avait découvert, en élevant ses trois jeunes enfants, à quel point elle aimait «transmettre». Et puis, son mari ayant changé d'entreprise, la voilà dans la banlieue nord de Clermont-Ferrand. Le pays de Michelin. A une heure à vol d'oiseau de l'école champêtre si préservée du film Etre et avoir, c'est, dit-elle «l'horreur». Une plongée dans le quart-monde.
Familles d'immigrés ou de «petits Blancs», en majorité chômeurs. Mères seules, à la dérive, couples en guerre. «Parfois des enfants arrivent le matin pâles, épuisés, sentant mauvais. On découvre qu'ils n'ont rien mangé depuis la veille à midi et qu'ils ont dormi dans un local à poubelles, car le père est rentré ivre et a battu la mère.»
Prendre conscience de cette misère ne réduit pas, hélas, l'humiliation, n'apaise pas la souffrance. «Dans tous les autres métiers, dit France, on est jugé sur ses compétences. On peut toujours se dire que, si l'on n'est pas bon dans un domaine, on est meilleur dans un autre. Mais là on est jugé sur sa personne. Déshabillé physiquement et moralement. C'est terriblement destructeur.» Une jeune collègue lui a dit: «A force d'être insultée et humiliée, j'ai l'impression d'être une prostituée.» France, elle, se reproche ses origines: d'avoir grandi dans une famille intellectuelle, anglophile de surcroît, l'a peut-être amenée à juger en fonction de critères inadaptés? Pourtant, une collègue, fille d'un ouvrier Michelin à l'ancienne, l'affirme: «Dans nos familles ouvrières aussi, on avait le respect du savoir. Tu aurais vu les lettres de mon père!» On songe au récit autobiographique de Jacques Duquesne: Et pourtant, nous étions heureux. La fierté du père, les préceptes pleins de sagesse de la mère. Quelle authentique culture, il y a soixante ans, dans cette famille ouvrière, très pauvre, du Nord! Comment redonner aux enfants ce goût d'apprendre? Et d'abord, comment les arracher à un milieu qui les perd? En multipliant les internats? En incitant les parents à suivre des programmes d'alphabétisation, d'hygiène, de droit, etc.? France secoue la tête: «Parler aux parents de retourner à l'école quand leur vie est un enfer!» Où sont-ils, d'ailleurs tous ces centres de formation, prévus par les nouveaux «contrats d'intégration» lancés, à la demande de Jacques Chirac, par le ministre de la Solidarité, François Fillon? C'est la galère pour s'inscrire à un cours de français. «On ne se sent pas responsables de la situation, souligne France, mais on se sent coupables de n'avoir pas de solution.»
Comment ces messieurs du ministère de la Rue de Grenelle, mais aussi de la Cour des comptes qui épinglaient, tout récemment, les dépenses de l'Education nationale, ne voient-ils pas cette impressionnante «fracture sociale»? Ils feignent, comme Luc Ferry et avant lui Claude Allègre, de s'étonner qu'on n'arrive pas à apprendre à lire à des classes de 20 élèves quand «ma grand-mère, institutrice, n'aurait pas laissé un seul de ses 40 gamins passer en 6e sas savoir lire et écrire». Ils feignent aussi d'ignorer ces chiffres: en 2002, en France, on recensait un million d'enfants en dessous du seuil de pauvreté. Au cours de cette seule année, 30 000 enfants «primo-arrivants» ont été accueillis dans les écoles primaires. On voudrait, bien sûr, comme dans la chanson de Maurice Chevalier, en faire «de bons petits Français». Mais comment y parvenir si l'on ne se préoccupe pas d'abord des parents? Or ceux-ci sont souvent arrivés chez nous clandestinement. Combien sont-ils aujourd'hui? 300 000? 600 000? Davantage? Et d'où viennent-ils? De la Côte d'Ivoire? Du Cambodge? Notre système statistique, à l'Education nationale comme à l'Insee, s'interdit de le préciser. A la rigueur, on peut nommer des Kurdes ou des Afghans, ces victimes de guerres lointaines. Mais nommer des habitants de nos anciennes colonies! Ce serait les «stigmatiser».
Quant à s'interroger sur leur état de santé, leur situation morale, leur niveau culturel – à recenser, en un mot, les problèmes, pour pouvoir les traiter –, ce serait «antirépublicain». La République, que le ministre délégué à l'Education scolaire, Xavier Darcos, veut remettre à l'honneur en inscrivant sa devise au fronton de nos écoles, la République s'est mis un bandeau sur les yeux