J'espère que vous me pardonnerez le temps pris à vous répondre. À tout le moins, j'espère que ma réponse sera assez satisfaisante pour me racheter de ce retard tout à fait impardonnable.
Les Elfes ont-ils les oreilles pointues? . Vous méritez une réponse détaillée, et j'espère ne pas trop vous effrayer avec sa longueur.
Au fait, que sont mes Elfes? Vous savez, au tout début, dans mes premiers récits, je les appelais Gnomes. Mais on les confondait trop (pour autant qu'il y eut des lecteurs) avec le gnome folklorique. Je ne pouvais quand même pas demander autrement, car tout cela étant destiné primordialement à moi-même, il m'était parfaitement clair que mes Gnomes originaient du grec gnome (avec deux voyelles longues) signifiant «pensée, intelligence», et non du latin gnomus que Paracelsus utilisa par erreur au seizième siècle en tant que synonyme de pygmaeus et qui n'a aucune connexion avec le premier (d'après l'OED). J'ai donc ardemment cherché une traduction anglaise de Quendi, et après avoir abandonné Gnome, j'ai choisi Elfe, qui a historiquement sa pertinence. Mais, maintenant, je regrette amèrement l'utilisation du nom Elfe, dont le travestisement, dans lequel Shakespeare a joué un rôle impardonnable, l'a alourdi de connotations très regrettables et désormais trop fortes pour s'en sauver.
Dans mes récits, les Quendi n'ont absolument RIEN en commun avec les elfes et les fées d'Europe. Cela doit être très clair. En essence, les Elfes représentent les Hommes, mais avec des facultés artistiques et créatrices grandement supérieures, jouissant par le fait même d'une plus grande beauté, longévité et noblesse. Mes Elfes sont des Hommes, mais des Hommes non déchus. Car toute légende se présentant comme de l'histoire ancienne de notre propre monde doit accepter le fait inéluctable que l'Homme est un être déchu. Mes Elfes sont également (et surtout) des artistes. Toute personne oubliant cela ne comprend ni mes motivations profondes, ni ma mythologie.
Je m'attarderai maintenant directement au contenu de votre question, même si vous avez déjà une bonne partie de la réponse. Je connais deux arguments selon lesquels mes Elfes ont les oreilles pointues. J'en ai trouvé moi-même un troisième.
1) J'ai décrit dans une lettre en 1938 le personnage de Bilbo de la façon suivante: A round, jovial face; ears only slightly pointed and "elvish".
2) On observe que la racine étymologique elfique LAS-, qui signifie «feuille d'arbre», est de la même origine que la racine LAS- qui signifie «écouter», donnant alors le nom lassé «oreilles».
3) Dans une liste d'étymologies elfiques datant de la fin des années trente, que mon fils, je crois, a publiée dans The Lost Road and Other Writings, on lit la note suivante, à la première entrée de LAS- (formant le nom lasse, signifiant «feuille d'arbre»): The Quendian ears were more pointed and leaf-shaped than... (il a été incapable de lire le manuscrit; mais je voulais bien dire ici human).
Bien que ces arguments peuvent convaincre, un examen minutieux des faits force à tout nuancer. J'ai bien peur que la nuance ne soit pas le violon d'Ingres de nombreuses personnes, sinon les nombreux commentateurs de mon oeuvre ne se seraient pas couverts de ridicule avec leurs jugements péremptoires de «savants». Remarquez d'ailleurs mon usage des guillemets en 1), ci-dessus.
En ce qui concerne l'argument cité en 2, dans ma liste d'étymologies j'ai écrit, à la première entrée de la racine LAS-: Some think this is related to the next and *lassé "ear". Voyez-vous quel est mon jeu? «Some think» ne réfère pas à une vérité absolue, mais bien à quelque chose de mystérieux que même moi, en tant qu'auteur, je ne peux (je ne veux) élucider. Cependant, la base pour une telle théorie est bien entendue réelle, et elle est confortée par certains commentaires, comme celui cité en 3). Autrement dit, il faudrait bien que les Elfes aient les oreilles pointues pour que le postulat selon lequel les deux racines sont apparentées puisse même exister...
À cela je réponds ceci. Quelle est l'année de composition de mes étymologies publiées par mon fils? Autour de la fin des années trente; ma mémoire n'est pas très bonne et je n'ai pas daté mon manuscrit. Il s'agit de la même date en ce qui concerne ma lettre à propos de Bilbo, une époque où le personnage principal de The Lord of the Rings se nommait encore Bingo et où Strider n'était qu'un hobbit du nom de Trotter (le personnage d'Aragorn est venu plus tard).
Le premier tome de The Lord of the Rings est paru en 1954. Se sont écoulées de nombreuses années, particulièrement parce que j'ai souvent pensé abandonner le projet. Mais une chose est certaine: entre 1930 et 1955, et depuis lors jusqu'à maintenant, comme tout homme j'ai changé. The Hobbit est une histoire pour enfant (que je regrette beaucoup au fait). La suite, The Lord of the Rings, est tout le contraire. Pourquoi cela? Le tournant capital fut au tout début des années 40 (ou peut-être en 39?), à St. Andrews. J'y donnai une série de conférences sur le conte de fées. Cela fut mis par écrit par la suite et publié la première fois en 1947, sous le titre On Fairy-Stories, dans le volume Essays presented to Charles Williams (Oxford). Il en résulte de cette expérence ma fameuse désillusion à propos des contes de fées. Avec les années, je me suis aperçu que l'appariement entre l'enfant et le conte de fées était une erreur fortuite et explicable par l'histoire. The Lord of the Rings est le résultat d'une telle opinion; je me suis donné la tâche d'écrire un conte «pour adultes» en ce sens qu'il n'est pas, a priori, pour les enfants.
Donc, en 1938, au moment où je ne vivais pas encore ma désillusion, il apparaît acceptable de lire que les oreilles de Bilbo sont «elfiques» (n'oubliez quand même pas les guillemets), ou que les oreilles des Quendi sont plus pointues et de la forme d'une feuille d'arbre que les Hommes. Mais à la lecture de ma lettre, et de ma constante insistance du caractère humain des Elfes, et de la différence marquante entre les Elfes de The Hobbit et de The Lord of the Rings, et de mon dégout du conte pour enfant qu'était la première histoire de Bilbo, justifiant les multiples changements et rééditions (autour de 80), et de mon regret du nom Elfe, comment n'y pas voir que maintenant, les Elfes n'ont pas les oreilles pointues? Qu'ils ne les aient jamais eu est cependant une autre histoire...
Au fait, vous avez vous-même mentionné un argument majeur qui répond à votre question. Cet argument est de nature narrative. Dans The Lord of the Rings, du début à la fin, toutes les descriptions d'Elfes, qui sont surtout (sinon toujours) faites à travers la subjectivité des personnages qui les voient (en fait, des Hobbits) ne mentionnent jamais les oreilles. N'est-ce pas un trait assez important pour ne point l'ignorer?
Compte tenu de ce fait, trois conclusions sont possibles. Tous les personnages, c'est-à-dire Elfes, Hommes, Hobbits, etc., ont les oreilles pointues, car ce serait alors un fait tout à fait normal, pour tous et chacun, qui n'a aucune pertinence dans les descriptions des Elfes au travers des yeux de ceux qui sont éblouis par leur beauté, leur voix, leur taille et de ce qu'ils ont d'inhabituel pour les Mortels. Mais c'est une possibilité peu envisageable, vous en conviendrez. Autre possibilité: seul les Hobbits et les Elfes ont les oreilles pointues. Ce n'est pas plus convaincant, et c'est d'aileurs contredit par le prologue de la trilogie où j'insiste, entre autres, sur les pieds velus, mais jamais sur les oreilles. Dernière possibilité: personne n'a d'oreilles pointues. Détail pointilleux? Non. La représentation d'une histoire se fait, évidemment, dans les limites du texte. Je ne me gardais pas de rappeler, dans une lettre écrite en juin 1958, à propos d'un excessivement mauvais scénario de l'histoire de l'Anneau en dessin animé qu'on m'a proposé, que le Balrog dans la Moria ne fait AUCUN bruit (sauf quand il tombe, où il criera), justement parce que le texte ne le dit pas. J'imagine encore la scène du Pont de Khazad-dûm avec un Balrog détruisant tout sur son passage et qui gueule comme un vulgaire animal: quelle horreur!
Espérant ne pas vous avoir ennuyé avec cette longue lettre assez égocentrique,
Sincerely,
JRRT