Norman Spinrad
Ecrivain américain
Comment se sent un écrivain américain vivant à Paris par rapport à la situation politique mondiale ?
Attention, je ne suis pas en exil politique. Même s'il est vrai que George Bush, Dubbelyou, a fait des Etats-Unis une république bananière. Depuis 1991, avec la chute de l'Union soviétique, les Etats-Unis exercent une hégémonie sur la planète. C'est une situation particulière dans l'histoire du monde : les Etats-Unis sont militairement plus forts que tout le reste de la planète ensemble. C'est unique. Et la question pour moi, c'est : que faire de cette hégémonie ? En fait, quelle attitude morale et pratique induit cette situation d'hégémonie militaire et économique ? Et cette problématique-là, je ne l'entends pas débattre dans les milieux politiques aux États-Unis ; en Europe non plus d'ailleurs. George Bush, intégriste chrétien, et son gouvernement n'ont pas du tout réfléchi à cette situation particulière.
Dans cette guerre en Irak, vous sentez- vous proche de l'attitude française ?
Je suis plus proche des positions française et belge que des positions américaine, anglaise et espagnole. Mais... C'est Bush qui a créé la plus grande part du bordel, c'est vrai. Mais Chirac, et particulièrement Villepin, un mec qui a écrit un grand livre sur Napoléon (NDLR : « Les Cent-Jours ou l'esprit de sacrifice »), et ce n'est pas innocent, y ont participé. Il n'était pas nécessaire de clamer qu'on allait prononcer un veto, alors même qu'il n'y avait pas encore de vote. Chirac avait raison de vouloir arrêter la guerre, mais la manière était trop ostentatoire, elle n'a montré aucun soupçon de subtilité. Je ne suis pas d'accord avec sa politique brutale, même si elle a été lancée contre une autre politique encore plus brutale.
Et la guerre est là.
Oui, et elle commence à être un désastre. Et il y a en a un autre ; un désastre politique en Europe. Je crois que jusqu'à la chute de Bush et peut-être celle de Chirac, tout ira mal avec les Etats-Unis, la France, les Nations unies, l'Otan, l'Union européenne. Nous vivons un changement du monde peut-être plus rude que la chute et la disparition de l'Union soviétique. Et beaucoup plus pernicieux, beaucoup plus dangereux.
Les attentats du 11 septembre ont créé le début d'un grand jihad, d'une guerre, une lutte de deux civilisations. Qui se tient à un niveau très théologique, très philosophique et même politique. Et ce choc a été exacerbé par cette guerre en Irak, par Bush, et par Chirac aussi pour gagner un écho politique dans le monde arabe.
Pour faire court, vous avez aujourd'hui deux grandes civilisations dans le monde. D'un côté, l'Ouest, et ça comprend non seulement les Etats-Unis et l'Europe mais aussi le Japon, l'Australie, une partie de l'Asie et de l'Amérique, démocratie et vision du multiculturalisme, idée de progrès, envie de faire du futur quelque chose de plus évolué.
De l'autre côté, l'islam. La seule demi-démocratie, c'est la Turquie et peut-être l'Indonésie. Sinon, ni démocratie, ni liberté culturelle, ni liberté de la femme, ni idée de progrès : le passé est mieux que le présent ; l'âge d'or, c'était du temps de Mahomet. Et chacune des deux civilisations avance sa propre critique de l'autre, qui n'est d'ailleurs pas tellement fausse. Les islamistes disent que l'Ouest manque d'esprit moral, que c'est le fric et rien d'autre; et dans un certain sens, c'est vrai. De l'autre côté, les Occidentaux disent du monde islamiste qu'il est phallocrate, fasciste, pas libre, sans justice, et ce n'est pas faux non plus. Cette lutte sera centrale dans l'avenir de la planète.
C'est le « choc des civilisations », comme dit Samuel Huntington ?
Oui c'est le choc. Mais cela peut aussi être une possibilité de dialectique. Chacune des deux civilisations peut apprendre quelque chose de l'autre. Mais là, bien sûr, la guerre en Irak, ce n'est pas vraiment un bon moyen...
Que pensez-vous de cette action de Philip Roth, qui a imaginé le slogan « Bring Back Monica » contre la politique de Bush ? Ramenez-nous Monica, Lewinski évidemment.
C'est une bonne idée. Mais Monica, ça ne marche pas avec Bush comme avec Clinton...
Vous ne vous reconnaissez pas dans l'Amérique de Bush. Mais vous sentez-vous toujours américain ?
En février, à New York, quelqu'un m'a dit : « Je déteste le drapeau américain ». Je lui ai répondu : « Moi pas. Le drapeau américain n'est pas la propriété de M. Bush, c'est la mienne et la vôtre. »·
Propos recueillis par
JEAN-CLAUDE VANTROYEN
Norman Spinrad vit à Paris depuis 1988. Il s'est surtout illustré dans la science-fiction, mais ses œuvres transgressent les genres. Dernier roman paru en français : « Bleue comme une orange », chez Flammarion.