|
II - Un monde où les humains, grands, puissants, régnaient seuls, en maîtres absolus sur toute vie.
Je ne fut pas un cas isolé, loin de là. Nombre de mes frères et sœurs naquirent ainsi, loin de leurs parents. Si la plupart semblaient se résoudre à cet état de fait, j’en éprouvais pour ma part un sentiment étrange, plus proche de la mélancolie que de l’amertume…
Ainsi donc je naquît seul, ou du moins sans mes parents. Blanc, d’un blanc très pur, comme tous mes semblables, je regardais tour à tour le feu, intrigué, mes congénères, l’assistance enfin qui nous encerclait et posait sur nous mille regards doux et bienfaisants. Tout autours de nous elles étaient là et nous pouvions sentir leurs souffles chauds, nous observant, leurs yeux emplis de bonté. Machinalement je regardais une à une ces imposantes dragonnes, elles étaient ma famille, toutes. Cependant l’une d’entre elles attirait particulièrement mon attention. Sa robe bleue striée d’azur flamboyant, son regard intense et ses longues ailes diaphanes provoquaient chez moi un bien-être immense, un attrait irrésistible. Lentement je franchissais la bordure du nid douillet où nous avions éclôt, au centre de la pièce, et me dirigeais vers elle, les reflets bleutés de son corps teintant le mien à la lueur des torches ceinturant la salle. A ma venue son regard s’intensifia encore, s’il en était possible, et doucement elle pencha vers moi sa tête puissante. Dans un murmure elle se présenta sous le nom de Nolg’har, fille de Nolierdem et de Harght. Je restais de longues minutes à savourer sa présence, tandis qu’elle, paisible, assistait à la fin de la cérémonie. Quand nous fûmes tous unis nous sortîmes lentement et nous dispersèrent dans les dédales de Chiconis.
Nolg’har et moi-même passâmes devant des majestueux bâtiments finement ouvragés, dont celui de la Corporation appris-je plus tard, tout aussi bien que devant des édifices austères et des murailles immenses, avant que de nous retrouver face à ce que fut durant toute ma jeunesse, notre demeure. Là, je reçu l’éducation qu’il convient à un dragon d’Hélian.
L’une des toutes premières choses que l’on m’apprit fut le langage, tant parlé oralement que par pensée, mais plus encore, on m’appris à raisonner avant que de m’exprimer. Cela, selon mes tuteurs, était la clé de l’harmonie et de la connaissance. Sans échange d’idées, de raisonnements, nous ne pouvions progresser, et sans paroles réfléchies et posées, ces échanges étaient impossibles. Ainsi, peser chaque mot de chaque parole menait à accroître le savoir de notre société et contribuait par là même à sa grandeur.
J’appris également à connaître peu à peu le monde qui nous entourait, élargissant chaque année un peu plus le périmètre de mon érudition. Je fut subjugué particulièrement par l’histoire d’Istaria, par notre passé immémorial. La prise de conscience progressive des nouvelles races, leurs luttes pour se faire admettre en tant qu’égales des dragons, tout cela me plongeait dans des réflexions dont seuls les appels de mes amis pour quelques jeux me tiraient. Plus encore l’étude de la période du Grand Schisme et de ses conséquences me captiva et ouvrit la voie à une profonde introspection. Je restais trois cycles de dix jours entiers enfermé. Je tentais de comprendre mes ancêtres et leurs joutes verbales séculaires. Au bout du premier cycle mon jugement était fait.
Par leur morgue et leur ineffable orgueil les humains, à peine sortis de l’état bestial, avaient semé désordre et rancœur au sein de notre société, et j’étais proche d’acquiescer au rejet et au mépris des dragons de Lunus pour cette race, si tant est que l’on puisse ainsi nommer des sauvages. De plus, non content de tout cela, ces barbares menaient les autres êtres vivants à se rebeller contre nous. Au soir du dixième jours je m’assoupis le cœur lourd, l’esprit enflammé contre ces dépravés. Et je fis un songe.
Je vis un monde où les humains, grands, puissants, régnaient seuls, en maîtres absolus sur toute vie. Je vis des lézards terrés, tentant de s’unir, des dragons pas plus grands que des gnomes, ourdir des plans sinistres et monter des armées. Je vis le début des combats contres les hommes, et les nuées draconiques prendre pieds dans leurs cités en feu. Je vis le savoir millénaire détruit, les temples en ruines et les édifices de la connaissance se consumer. Je vis les dragons se repaître de la défaite de ces humains si fiers de leurs origines, se pensant immortels et mourrant pourtant. Je vis la fin de leur civilisation au milieu des hurlements et des flammes. Puis au loin je vis de lourds nuages noirs se propager, et sous ceux-ci, des ombres voler chaque vie de chaque race subsistante. Tous luttaient et tous mourraient. Je vis la désolation et la mort s’emparer de ce monde, et couvrant le vacarme de cette apocalypse une voix impérieuse proférait : "Toi, tu ne seras pas de ceux qui rejettent la différence, tu ne seras pas de l'intolérance car je projette pour toi, pour vous tous, un nouvel équilibre. Ceux qui ne me suivront pas périront, ceux qui renieront les alliances seront vaincus et mon regard d'eux se détournera"
Je m’éveillais au matin du vingt-et-unième jour et consacrais les neuf jours suivants à réfléchir à ce songe. La fin, particulièrement, éveillait en moi des sentiments confus, même si au bout de quelques temps j’avais reconnu la voix de DrulKar. Était-ce Lui qui avait façonné ces images en moi ? Toutes ces horreurs n’avaient-elles d’autre but que de souligner l’importance de Sa déclaration ? Néanmoins si j’avais compris le sens de Sa métaphore, je redoutais maintenant le jour où je devrais en parler tant à mon entourage qu’aux dragons d’Hélian, et pire encore, à ceux de Lunus.
Enfin je sortis de mon mutisme, inquiet quant à la réaction de Nolg’har, mais comme à son habitude, elle baissa sur moi son regard emplit de bonté et m’informa que souvent les dragonnets vivaient une telle période de silence et de prostration. Elle même regrettait de n’avoir connue cette expérience, mais ne me posa aucune question, me laissant libre d’e m’en ouvrir le moment venu.
Cependant mon éducation continuait, et au delà même des enseignements octroyés, je faisais mes propres recherches en tous lieux autorisés, auprès de qui voulait bien m’instruire. Souvent je pestais contre cette interdiction stupide faite aux dragonnets de quitter l’enceinte protectrice de Chiconis, mais bien vite je me reprenais, songeant à la sagesse des Anciens. Je pus acquérir les connaissances de base sur l’ensemble des races peuplant notre monde, mais à l’inverse, un mystère étrange entourait quelques unes d’entre elles, celles tombées sous la coupe des ennemis d’Istaria. Pudiquement, tous nommaient ces races les soumises quant aux ennemis, je ne pus en apprendre que fort peu. Sans doute voulait-on préserver l’innocence des jeunes alors même qu’au pied des murailles parfois montaient des bruits de combats.
Je suivis également les leçons des Maîtres de Bataille. Je dois avouer que ce genre d’ exercices ne me passionnait guère, et il fallut toute la persuasion de Nolg’har pour me faire progresser dans cette voie.
Elle-même m’enseigna ce qui ne me fut prodigué par ailleurs. Elle m’expliqua longuement la nécessité des trésors pour nous, trésors dont chaque objets était le rappel d’un instant fugace de notre très longue existence. Ces trésors, jalousement gardés, reflétaient la vie de chacun de nous et, ce soir là, dans la pénombre du feu non loin, elle me montra son bien le plus précieux, un bout de coquille d’œuf de dragon, "ta coquille" précisa t’elle.
De même, une autre fois, nous nous entretînmes longuement sur les temps à venir. Je m’ouvrais à elle, lui expliquant mes craintes quant au songe qui scella mes choix et mon avenir. Ce qu’elle m’apprit alors m’emplit de joie. Je n’était pas seul à tenir pareil raisonnement, mais pour trouver mes congénères, je ne devrais craindre, jamais, de parler, je ne devrais garder caché en moi ces pensées.
Ce fut au cours de cette soirée également que pour l’unique fois de mon existence elle m’emplit de tristesse. Bientôt j’allais devoir la quitter. L’heure viendrait où je devrai partir de cette demeure paisible, où je franchirai les murs de la Cité pour découvrir notre monde, Istaria. Je restais sans voie à cette annonce, la fixant longuement sans comprendre, n’obtenant en retour qu’un regard impénétrable, inflexible. Quittant à regrets doucement la pièce sans un mot, j’entendis un râle de peine entrecoupé de profonds soupirs derrière moi.
|