Troisièmes sangs
Jiyaa a 14 ans. Elle est devenue une belle jeune fille, grande et déliée comme une liane, et modelée de formes alléchantes. A son âge, toutes les autres sacrieuses sont déjà devenues des femmes, elles sont tout aussi formées qu’elle mais plus petites et plus trapues, plus robustes.
Une sacrieuse saigne pour la première fois tôt, entre 10 et 12 ans, pourtant Jiyaa reste une enfant et ses nourrices s’inquiètent.
Cela fait 4 ans déjà qu’elle connaît ses châtiments et ses sorts, et qu’elle apprend à les maîtriser. La philosophie sacrieur lui a été révélée dans ses moindres détails, mais Jiyaa n’est toujours pas assidue. Depuis ce jour ou elle a perdu son statut de future guerrière, il y a 6 ans, elle compense cet échec par une présence, une gentillesse et une ouverture d’esprit qui plait et fait rire ses camarades. Même si la valeur guerrière est la principale chez les sacrieurs, ce ne sont pas des iops, et elle a su trouver sa place à travers le développement de son esprit.
Ses professeurs ont fini par s’y habituer, et si elle suit toujours ses entraînements, c’est bien plus pour sauver les apparences et rester avec ses amis que pour progresser. A vrai dire, elle apprécie prendre les coups à la place des autres et faire bouclier de son corps, mais avec des partenaires uniquement sacrieurs, cette qualité est assez peu utile. En revanche, la souffrance la révulse toujours et elle ne se fait décidemment pas à ses châtiments, qu’elle n’utilise quasiment jamais, préférant s’amuser à jour des tours à ses camardes en échangeant leurs places à loisir. Quant à son épée dansante, qui est censé la servir, elle n’en fait qu’à sa tête, et la sacrieuse ne cesse de se chamailler avec, car Jiyaa préfèrerait que l’épée attaque ses ennemis plutôt qu’elle, sans succès. Pour être tout à fait lucide, ce que Jiyaa préfère dans ces entraînements, c’est la proximité des jeunes sacrieurs masculins de son âge avec qui elle peut s’essayer discrètement à toute sortes de jeux, et apprécier à loisir la cour qu’ils lui font.
Un jour de jumaire, un jeune féca arriva au village des sacrieurs, seul, se présentant comme maître de bâton et proposant ses services. Bien entendu, on lui rit au nez :
« Dis donc minot, tu as quel âge ? »
Le féca répondit d’un ton assuré :
« 19 ans et ailes au vent ! »
Des rires accueillirent sa réponse, et on lui expliqua gentiment :
« Ecoute gars, t’es un peu jeune pour t’occuper de nos enfants, ils ont des professeurs plus expérimentés… »
Sans se démonter, il répliqua, sans doute habitué à cet accueil dubitatif, avec un ton de commerçant avisé :
« Il n’y a personne qui aurait besoin de cours particulier, plus adaptés à sa personnalité, qui aurait des difficultés ? »
Le vieux sage Vigan Hyra ‘No, qui se reposait d’un cours mouvementé sur le sacrifice, lui répondit alors avec malice, avisant le bel aspect du jeune féca :
« Tu n’as qu’à aller te proposer à Jiyaa, elle est là bas, c’est celle qui a la peau verte, elle s’entraîne justement au bâton. »
Il y eu des murmures amusés à cette réponse, mais sans s’en soucier, le jeune homme se dirigea d’un pas assuré vers l’enceinte de combat, préférant observer d’abord sa future élève en action.
Quand il arriva, il put voir Jiyaa, bâton en main, un grand sourire sur le visage, qui lançait des regards outranciers au sacrieur plus jeune qui se tenait devant elle, et qui semblait fortement décontenancé par son aspect. Elle le taquina gentiment :
« Ben alors Ynuin, on sait plus tenir un bâton ? Même moi je m’y prend mieux que ça.. Et pour un homme tu sais, c’est utile, de savoir se servir de son bâton. »
Le sous-entendu n’était pas très fin et le pauvre sacrieur rougit violemment, tentant une attaque sans conviction. Jiyaa l’évita facilement, et lâchant son propre bâton, elle lui sauta dessus en poussant un hurlement de joie, le plaqua au sol et s’employa le plus sérieusement du monde, en le chatouillant, à le faire mourir de rire.
Un sourire apparut sur le visage du féca, qui rentra dans l’aire de combat pour séparer les deux combattants, Ynuin au bord de l’asphyxie tellement il riait.
« Hop là tous les deux ! Je suis le nouvel instructeur de Jiyaa, et d’après ce que j’ai vu, elle va moins rire maintenant. »
Jiyaa se dégagea de sa poigne, et lui demanda avec un sourire hypocrite :
« Et à qui ai-je l’honneur, monsieur le professeur féca ? »
Les yeux brillants, il lui répondit sans se troubler, accompagnant ses paroles d’une petite courbette :
« Watapou, pour vous servir, damoiselle.
- Watapou tout court ?
- Watapou tout court. En garde ! »
Ramassant le bâton de Jiyaa, il le lui lança et pris de l’autre main son propre bâton. Jiyaa se mit en garde. Elle appréciait déjà ce Watapou, tout simplement pour son humour et surtout car elle aussi se présentait comme « Jiyaa tout court » puisque son père l’avait définitivement reniée à la naissance de l’enfant qu’il avait eu avec sa seconde épouse. Jiyaa aurait aimé s’occuper de celui qu’elle pensait être son demi frère, mais n’ayant pas le droit de rentrer dans la demeure des Neang’Yl, elle ne pouvait que le regarder de loin quand sa mère lui faisait prendre l’air.
La première attaque du féca la décontenança, car elle n’était plus sur un terrain qu’elle maîtrisait. Elle fit la grimace en s’esquivant précipitamment, et chercha à retrouver contenance.
« Alors, que nous vaut votre présence ici ? Vous n’avez pas l’air bien vieux, et il est rare que des voyageurs soient seuls dans ce coin perdu de Cania. »
Pour toute réponse, Watapou lui dit :
« Cela ne m’étonne pas que tu t’effaces, même ta garde est mauvaise. Mets un peu de cœur dans ce que tu fais, si tu ne veux pas prendre un mauvais coup. Je ne suis pas là pour te chouchouter, mais pour voir ce que tu vaux et t’aider à corriger tes erreurs. Et j’ai l’impression qu’il va y avoir du boulot. »
Jiyaa grimaça de nouveau mais raffermit sa prise sur son arme et corrigea sa garde. Elle feinta, tenta une attaque qui fut contrée par le bâton de son adversaire. Elle mettait peu de puissance dans ses coups, cherchant à trouver une faille dans la parade de son professeur et à frapper au bon endroit une seule fois plutôt que s’épuiser à attaquer un adversaire de toute façon trop fort pour elle.
Finalement, à une attaque du féca, elle plongea en avant et chercha le contact, bloquant son adversaire de son corps, et en profita pour lui asséner un coup de pied entre les jambes assortis d’un coup au creux de la nuque du tranchant des deux mains. Elle recula vivement en ramassant son bâton tombé à terre, pensant avoir une bonne marge de manœuvre par ses coups, mais fut cueillie en se baissant par un coup à l’estomac, qui la fit rouler à terre et la laissa immobile, tentant de reprendre son souffle.
La voix du féca se fit entendre.
« Erreur, cette petite attaque en traître est peut être efficace sur tes camarades, mais apprends que des adversaires autres et confirmés porteront toujours une coquille et tu manques trop de puissance pour faire bien mal de tes mains. »
Il s’agenouilla à coté d’elle et lui demanda, quand même un peu inquiet de ne pas la voir se relever :
« Ca va ? »
En se penchant vers elle, il se rendit compte qu’elle souriait largement et elle lui répliqua :
« Très bien, je suis mieux par terre qu’en face de vous, c’est reposant. »
Watapou resta interdit quelques secondes avant d’éclater de rire :
« Eh bien tu m’as l’air d’être un sacré numéro ! » Lui tendant la main pour l’aider à se remettre sur pieds, il ajouta :
« Viens, on va discuter de ta manière de combattre, ça vaut mieux. »
Il s’arrêta soudainement et lui dit d’un ton calme : « Au fait, tu saignes. »
« Hein ? »
Jiyaa se toucha le ventre mais elle n’avait rien, elle baissa alors les yeux et s’aperçut que des filets de sang coulaient le long de ses jambes, tachant le sol poussiéreux. Un sourire satisfait s’étala sur son visage.
« Eh ben, c’est pas trop tôt ! Je reviens ! »
Et elle partit en courant jusqu’à la maison de la nourrice chez qui elle vivait encore, sous le regard de ses camarades souriants, heureux pour elle.
Elle débarqua en trombe chez la vieille Jimana en criant « Ca y est, ça y est, je peux partir ! ». Sa vieille nourrice la calma, et avisant le sang qui coulait de ses jambes, sourit et lui donna de quoi se laver et des bandes souples de peau de lapino pour éviter les petits tracas des femmes. Elle lui pinça la joue et lui dit :
« Allez va te laver, on parlera ensuite de tout ça. »
Jiyaa, tout en savourant l’eau du baquet dans lequel elle trempait qui la délassait, se mit à chanter affreusement faux des comptines pour enfants pour faire rire les femmes et les petits présents. Elle se sécha et se rhabilla rapidement, avant de se présenter d’une courbette devant sa nourrice.
« Alors, comment me trouvez vous, ma chère Jimana ? »
La nourrice rit et lui répondit :
« Sublime Jiyaa ! Plus sérieusement, que vas tu emporter ? »
Jiyaa avait du mal à contenir son excitation. En effet, la tradition sacrieuse voulait que quand une enfant devenait une femme, elle quitte pour la première fois seule et pour un an son village, pour acquérir de l’expérience et la connaissance du vaste Monde. Jiyaa avait vu partir puis revenir chacune de ses amis et elle attendait impatiemment son tour, enfin arrivé.
« Ben, j’ai pas grand-chose à emporter finalement… Mon épée me servira peu, je crois. Je ne la manie vraiment pas bien ! Je vais emmener quelques vêtements, mes dagues, un poignard, un arc pour la chasse… Un peu d’argent, des provisions, de quoi se laver et se coiffer, et en route ! »
Jimana approuva de la tête puis ajouta en hésitant :
« Bon, tu dois aller prévenir le conseil… Cela prendra quelques jours avant que les détails de ton départ soient réglés… Et euh… Peut être prévenir ton père, même s’il sera forcément au courant… Lui dire toi-même ? »
Jiyaa s’assombrit et répliqua sèchement :
« Quel père ? »
Jimana soupira et reprit :
« D’accord, oublie ça… Par contre, normalement, la mère est la seule autorisée à aller te voir de temps en temps et à t’aider si tu as des ennuis… Il faudra que tu choisisses quelqu’un d’autre pour ce rôle, même si tu es grande maintenant. »
Jiyaa répliqua vivement :
« Oui oui ne t’en fais pas, je me débrouillerai ! »
A vrai dire, elle avait déjà une petite envie derrière la tête, et elle se demandait si elle pourrait la mettre en œuvre…
A ce moment, on toqua à la porte, et Watapou après en avoir reçu l’autorisation passa la tête par la porte. « C’est ici que mon élève a disparu ? » demanda t-il.
Avec un sourire, Jiyaa l’invita à entrer et lui présenta sa nourrice. Elle le mit ensuite au courant en quelques mots de son départ et conclut sur un « Vous allez devoir vous trouver un autre élève ! »
Il éclata de rire et lui répliqua : « Sûrement pas ! Quand je commence une éducation, je la termine, et avec toi j’en ai pour un moment. Je viens avec toi. »
Jiyaa se troubla : « Euh.. Je ne suis pas sure que vous puissiez, je dois m’en aller seule. »
Comme à son habitude, le féca ne se laissa pas abattre et ajouta « Seule oui, mais seule de ta race… Un féca ne devrait pas poser de problème. »
Jimana les interrompit. « De toute manière, tu dois prévenir le conseil, alors profite en pour leur demander. Ouste ! »
Elle les poussa dehors gentiment. Jiyaa espérait curieusement que le féca serait autorisé à l’accompagner. Elle l’observa discrètement tandis qu’ils marchaient en silence vers la maison qui abritait le conseil, appréciant ses cheveux bruns brillant au soleil, son nez droit, le velouté de sa peau et la beauté de ses muscles jouant sur la tenue de cuir simple qu’il portait. Elle était mal à l’aise mais s’efforçait de ne pas le montrer, peine perdue si l’on en jugeait à l’air de Watapou qui semblait avoir du mal à s’empêcher de rire devant les coups d’œil de Jiyaa.
Ils arrivèrent enfin au conseil, et Jiyaa demanda au féca de l’attendre dehors. Il failli protester mais haussa finalement les épaules, la laissant se débrouiller toute seule. Quelques minutes plus tard, elle ressortit de la maison, un air étrange sur le visage. Watapou l’interrogea :
« -Alors, qu’est ce qu’ils t’ont dit ?
- Ben ça n’a pas paru leur poser beaucoup de problèmes… A vrai dire certains d’entre eux, mon ex père par exemple avaient l’air plutôt contents de me voir mettre les voiles.
-Comment peut on avoir un « ex père » ? » Demanda le féca, interloqué.
Jiyaa lui fit un sourire triste : « Facile, mettez une sacrieuse bizarre à la peau verte, rajoutez un soupçon d’incompétence au maniement des armes, saupoudrez de refus de certains aspects de la philosophie sacrieur, remuez avec un père chef et distant et voilà, vous obtenez un joli reniement ! »
Watapou ne rajouta rien, et la laissa retourner à ses préparatifs.
Il fallut 3 jours au conseil pour dégoter une dinde pour Jiyaa et Watapou et la mettre en garde contre certains dangers du Monde, leçons que Watapou écourta d’un « Je suis avec elle, je lui apprendrai tout ça, ne perdez pas votre temps. »
Le féca n’était pas resté inactif durant ces 3 jours, prouvant sa valeur au combat en affrontant des sacrieurs plus âgés que lui et en encaissant des punitions sans faiblir (il semblait même y prendre un certain plaisir), et son efficacité à la chasse, en abattant de nombreux animaux, qu’il attirait curieusement.
Vint enfin le jour du départ. Jiyaa après avoir saluer tous ses amis avec émotion, le cœur serré, alla dire au revoir à son vieil instructeur, Vigan Hyra’No, dans sa maison. Elle avait été proche de lui, et il l’appréciait pour son esprit vif, elle lui posait souvent des questions épineuses et mettait son enseignement en doute, le poussant à justifier au mieux ses maximes, ce qui lui plaisait.
Il l’embrassa comme sa fille, et la salua d’un « Bonne chance, frotte toi au monde mais ne le séduit pas trop, petite croisée ! » Jiyaa fit volte face et lui lança un regard interrogateur.
«- Pourquoi ‘croisée’ ?
- Je ne sais pas trop, mais tu es assez différente des autres, regarde toi, tu es bien plus grande et fine, et tes cheveux, cette tignasse ressemble plus à une sadidette qu’à une sacrieuse ! » lui répondit il en riant.
Jiyaa lui jeta un regard de ses grands yeux ronds, à travers les mèches de cheveux bleus qu’elle n’avait pas eu le courage de nouer en natte à la mode sacrieuse le matin. Elle réfléchit quelques instants et lui dit sur le ton de la confidence :
« Peut être, vous savez, je ne me sens pas très proche de Sacrieur, il y a des choses qui ne me plaisent pas, je ne les sens pas dans mon corps… »
Le vieux lui dit dans un grand sourire :
« On avait cru remarquer. »
Jiyaa faisant mine de n’avoir rien entendu, continua :
« En vérité, je préfère Feca, bouclier, ca me va bien. »
Vigan soupira en la poussant dehors « Ne confonds pas sentiments et religion, petite… Et depêche toi, il ne faut jamais faire attendre un professeur, et Watapou a l’air de s’impatienter ! »
Jiyaa voulut protester d’un « Mais.. » et n’eut pas le temps d’aller plus loin.
« Il n’y a pas de mais qui tienne, file ! A bientôt ! »
Elle s’enfuit en souriant, courant jusqu’aux dindes, où Watapou, monté sur une belle ébène, tenait par la bride une amande pour Jiyaa. Il l’apostropha du haut de sa monture :
« - Tu sais monter, j’espère !
- Depuis toujours ! Je suis née sur une dinde ! On a beaucoup de points communs ! »
Elle engagea un pied tremblant dans l’étrier en calmant son… fier destrier de la voix « Oh là, doucement ma belle… T’excites pas, j’vais pas t’fourrer aux champignons, allez grosse bécasse, on se calme. »
Du haut de sa dinde, Jiyaa se sentait puissamment heureuse, respirant l’air de ses plaines avec délectation, faisant des signes de la main aux derniers curieux qui la regardaient s’éloigner. Elle n’avait pas vu Eltan, et n’avait aucune envie de lui dire au revoir. Ils s’éloignèrent sur la route d’Amakna, en silence, Watapou laissant Jiyaa profiter de ces premiers instants de liberté. Mais elle était très bavarde de nature et rapidement elle voulut partager ses impressions et une conversation animée s’installa. Jiyaa voulait tout savoir.
Aucun des deux compagnons ne virent la silhouette sombre d’Eltan Neang’Yl les observer partir d’une fenêtre de sa grande demeure. Il cracha une seule phrase avant de s’en retourner :
« La voilà partie… Espérons qu’il ne se reproduiront pas ces deux là, une sacrieuse mi sadida et un féca un peu osamodas, ça donnerait un drôle de mélange. »