[HRP/]Suite du premier volet, où Corbeau rencontre Chardon. Pour information, Lynx, brièvement mentionnée dans la première partie, est une Crâ appartenant à la Compagnie.[/HRP]
Chroniques de la Compagnie Noire II - Chardon
Je reprends la plume après des semaines d'inactivité littéraire.
C'était pourtant pas l'envie qui me manquait, je pense à ces annales jours et nuits et sombre lentement dans une paranoïa galopante à l'idée de disparaître purement et simplement. Seulement voilà, Lynx a repéré des traces de mercenaires brâkmariens dans la bordure est de la forêt maléfique, nous obligeant à nous enfoncer plus profondément dans l'endroit (j'ai frappé cet idiot de Sparx quand il a suggéré qu'on se rebaptise la Compagnie des Suppositoires...).
Mais alors qu'à l'orée de la forêt vivent des créatures sommes toutes inoffensives, les tréfonds du bois recèlent des habitants nettement moins partageurs. Aussi, expliquer à grands coups de lattes aux Onis du coin qu'on allait rester quelques temps et qu'il fallait dorénavant compter avec nous a pris un poil de temps.
Bon. La situation s'est calmée, je peux enfin ressortir ce carnet et poursuivre ma petite psychothérapie dans l'indifférence générale. Hélas mes gars ont encore du mal à saisir l'enjeu de ces écrits, et ce n'est pas faute de prêcher.
* *
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J'étais donc en cavale en pleine forêt des Abraknydes, la rage au ventre et l'honneur en berne.
Comme j'ai dit, je me suis débrouillé quelques temps parmi les arbres, inventant mille façons de cuire le prespic. Je me suis laissé vivre quelques semaines comme ça, m'enfonçant toujours plus loin au coeur de la forêt pour éviter que d'éventuels koalaks envoyés par cette raclure de Falgor Niel ne retrouvent ma trace. Je savais pertinemment que le mercenariat s'en était fini, comme je savais aussi pertinemment que c'était quasiment impossible pour un gaillard de la quarantaine, couvert de cicatrices et avec une sale gueule, de se recycler dans le civil.
Bon, mâchouiller du prespic jusqu'à la fin de mes jours, ça me tentait moyen et, quitte à faire quelque chose d'utile, je réfléchissais au meilleur moyen de prendre une revanche des plus cruelles sur le marchand de vin à qui je devais ma triste situation.
J'avais d'office évacué les techniques 'classiques' (comprenez la strangulation, l'empalement, l'éviscération...), et je me creusais la caboche pour imaginer une manière qui me catapulterais direct sur le podium des revanchards les plus sordides de l'histoire du royaume des douze. Honnêtement, j'y passais mes journées.
A un moment, je crois que j'ai plus ou moins atteint ce qu'on tient pour le coeur de la forêt des Abraknydes. C'est là que j'ai rencontré Chardon. Et c'est aussi là que j'ai éprouvé les plus grandes terreurs de ma vie de reître.
Faut comprendre, Chardon c'est la dernière personne que vous voudriez inviter pour un pique-nique. Ce type vous fait cailler du lait rien qu'en regardant la vache. Vraiment.
Un autre de ces jours où, tandis que je comptais fleurette à un Prespic à coups de masse, en pensant à des sévices à faire rougir le Bworker, je me suis aventuré là où j'aurais pas dû. La forêt a cette particularité de receler des essences d'arbres aux troncs de plus en plus noirs à mesure qu'on progresse dans l'endroit. Bon, moi après des semaines d'acclimatation je n'y prêtais plus grand attention, et le lugubre du décor ne me faisait ni chaud ni froid. Toujours est-il que quand j'ai vu les premiers arbres exposer une écorce aussi noire que la nuit, j'aurais quand même dû me poser quelques questions.
D'abord ça a été le silence. Je suis d'une nature qui flirt souvent avec la paranoïa, aussi ai-je une ouïe un tantinet chatouilleuse. A peine le dernier cri d'oiseau éteint, j'ai stoppé net, quelque chose n'allait pas.
Le silence était lourd.
Je veux dire, vraiment lourd. Il avait une masse perceptible tout d'un coup. Comme si l'air autour cherchait poussivement à rentrer dans mes oreilles, mes narines, ma bouche... Le décor environnant me paraissait nettement moins anodin. Il avait changé, d'une manière que je ne saurais décrire tant c'était de l'ordre du subtil. Les arbres n'étaient pas plus noirs, la lumière pas plus sombre, mais je sentais nettement une présence, une puissance même, derrière chaque brindille du coin.
La peur a fait claquer son fouet et voilà que mes bras furent pris d'une chair de poule glaçante, si persistante que ça en venait à me démanger. J'ai jeté un oeil à mes bras, le souffle court, et, à ma grande honte, ai poussé un cri digne d'une Eniripsette. Sur mes bras, sortant de mes manches retroussées, grouillaient des centaines tout ce qu'on peut trouver sous une souche. Mille-pattes, cloportes, blattes, araignées, tous se faisaient un point d'honneur à cartographier chaque centimètre carré de mes avant-bras. Pris d'une terreur panique, j'ai secoué frénétiquement mes bras pour évacuer les minuscules horreurs qui commençaient à se demander ce qu'il y avait plus loin sous la manche.
Éclater la caboche d'un bwork mal embouché je veux bien, mais lutter contre des milliers d'attaquants qui vous rongent la peau, je sais pas faire. Les démangeaisons devenaient insoutenables. Mes épaules furent bientôt prises d'un feu atroce, qui se propagea rapidement sur mon torse, mon cou, mon visage et le reste du corps. Je voyais passer confusément devant mes yeux des formes aux multiples pattes tandis que chaque parcelles de mon corps explosaient d'une douleur atroce. Hurlant, je tombai au sol, lacérant mes vêtements dans une furie incontrôlable.
L'horreur monta d'un cran quand je sentis sortir de ma bouche des êtres qui passaient en cliquetant contre mes dents et ma langue, me provoquant une quinte de toux dantesque, suivi de près par la sensation inoubliable d'une colonie de cafards qui se frayaient un chemin au travers de mes conduits auditifs, pour conquérir mes oreilles...
Le paroxysme fut atteint lorsque, au bord d'une folie nerveuse, je n'étais plus que hurlements et griffures causées par mes propres ongles, j'éprouvai ce qu'aucun homme ne devrait jamais ressentir. Une douleur aiguë, de celle qui vous paralyse les cervicales, implosa derrière mes yeux. Je gagnai une octave dans mes cris lorsque je sentis des pattes, d'araignées sans doute, chercher à se frayer un passage sous mes globes oculaires et sortir à l'air libre.
Je pris conscience alors, pour le peu de conscience qu'il me restait tant le reste était tout à l'horreur suffocante, qu'en moi, à l'intérieur, régnait une activité contre nature.
Je grouillais. Littéralement.
J'acquis la certitude funeste que d'un instant à l'autre j'allais crever comme une outre vide et qu'allaient jaillir de mon corps agonisant des centaines de milliers de vermines rampantes. Fort de cette conviction morbide et m’époumonant contre une mise à mort que Djaul lui-même n'oserait pas perpétrer, je sentis à peine mon corps nu s'enfoncer dans le sol, lentement avalé par des racines grosses comme mon poing. La terre m'avalait. Le monde n'était que grouillement, humus et déchirement.
Puis ce fut le noir.
Bon, en couchant ceci sur le papier, je me rends compte que je peux faire amande honorable. N'importe qui aurait eu la même réaction que moi en ressentant pareil supplice. Les tortures des cachots de Brâkmar me paraissaient caresses de catins après ça.
Je rouvris les yeux suspendus à des lianes aussi solides que le meilleur acier, aussi nu qu'auparavant. Le décor avait changé. Il me semblait être à l'intérieur d'un arbre, les murs étaient fait d'un enchevêtrement de racines tortueuses. Une unique chandelle brûlait d'une flamme morne non loin. Je ne remarquai pas tout de suite la silhouette qui se tenait en face de moi, mon esprit tout occupé à guetter fébrilement toute trace éventuelle de pattes parcourant une quelconque partie de mon corps.
L'homme était grand et maigre. Une toge d'un noir de suie couvrait son corps à l'exception de son visage. Des petits yeux perçants m'observaient depuis les tréfonds de leur orbites blafards. Une bouche qui se résumait à une mince ligne rougeâtre dont je n'arrivais pas à déterminer si elle tendait à sourire ou à arborer une expression sinistre. Sur son crâne entièrement rasé trônait une tresse qui ramassaient ses cheveux secs et fins et qui descendaient comme un fouet le long de son corps, jusqu'à sa taille. Sur son visage était tatoué un motif aux fines arabesques qui représentaient une multitude de chardons aux multiples épines, le tout évoluant en un réseau courant de la base du cou jusqu'au sommet du crâne. Mon coeur eut un raté.
Je connaissais ces motifs, de réputation. L'histoire de la Miséricorde du Chardon était une des nombreuses légende qui parcourent le monde des douzes, et elle n'était pas de celle que je préférais (ceci dit, le récit aurait eu nettement moins de sel si je m'étais retrouvé à la merci des Pious Vertueux...). Je savais finalement peu de choses sur le compte de ce personnage qui avait fait naître le mythe. Seulement qu'on lui prêtait des pouvoirs surnaturels (et depuis ce jour, j'entretiens des rapports extrêmement conflictuels avec la sorcellerie) et qu'il aurait été la cause du Grand Incendie qui a ravagé le temple Sadida et dix bons hectares de la forêt d'Amakna en 639.
On prête peu d'attention aux mythes de ce genre quand on est mercenaire. On se dit toujours que c'est encore un truc inventé par un quelconque chef bandit pour entourer son clan de mystères et de terreurs et que le fil de l'épée finra comme d'habitude par faire taire les imaginations les plus fertiles. Seulement là, je n'étais de toute façon plus mercenaire et, au vu de ma position franchement navrante, je n'étais plus grand chose du tout.
Je tentais quand même une approche que je savais relativement efficace dans ce genre de cas. Je lui lançai :
- "Combien tu veux ?"
L'énergumène se borna à me fixer, ses yeux résolument fixés sur les miens. En guise de réponse, j'obtins tout de même de ses commissures qu'elle se levèrent légèrement, lui conférant un air définitivement glauque. Il commençait à me chauffer.
- "Bon, au moins là je sais que tu souris mon pote, mais ça va pas t'aider à ce que je te foute pas tes parties dans le fond de la gorge quand j'aurai les mains libres."
Je savais très bien que dans ces circonstances, la menace avait autant de chance de fonctionner qu'un wabbit en avait d'apprendre à lire mais ça valait le coup d'essayer. Son sourire s'accentua davantage, devenant franchement goguenard.
On serait resté là pendant des plombes à jouer aux devinettes si le son étouffé d'une explosion n'avait pas retenti au loin, détournant l'attention de mon geôlier. Sans me quitter du regard, il recula contre la paroi de racines derrière lui et s'y enfonça lentement, son visage morbide disparaissant en dernier. Je restai seul à pendouiller mollement, luttant contre une névrose que je sentais corcée, avec le silence de l'écorce pour seule compagnie.
J'avais rencontré Chardon.