Noir - Chapitre 8

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Sans carrés normalement....

Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII

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Chapitre VIII
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La forêt était morte.
Il n’y avait pas d’autres mots. Avec Barel venait de mourir l’esprit de ces bois, à voir leur aspect tandis que les deux jeunes gens se frayaient un chemin au travers. Au fur et à mesure qu’ils marchaient, ils écrasaient de plus en plus de branches mortes. Les feuilles autrefois si vertes, épargnées par l’hiver, tombaient maintenant en avalanche ; comme pour s’excuser de leur retard. Il ne fallut que peu de temps pour que le sol soit jonché d’une épaisse couche de feuilles mortes. Les bottes glissaient et s’enfonçaient laborieusement dedans ; le crissement était insupportable. Il portait sur les nerfs, il incitait à voir dans les ombres ce qui ne pouvait exister. Cet arbre, à gauche… quelqu’un n’avait-il pas bougé derrière ? Mahlin plissa les yeux pour mieux voir… mais non, rien. Il aurait pourtant juré…
Et puis il y avait le temps. Il n’avait guère fallu plus d’une demi-heure au ciel pour s’obscurcir ; la belle journée de printemps n’était plus qu’un vague souvenir alors que les nuages s’ammoncelaient au-dessus de leur tête. Et la pluie se mit à tomber.
" Il ne manquait plus que cela… " grommela Mahlin.
Aarel ne répondant pas, il cessa bientôt de pester pour économiser son souffle. Un pied, puis l’autre. Le sol, sous ses pieds, commençait à devenir boueux alors que cette petite pluie oblique se transformait lentement en grande pluie oblique. Par les Couleurs, ses habits n’étaient pas prévus pour cela ! Le protéger contre le froid, à la rigueur. Il portait en ce moment un solide manteau de laine, et le vent frais ne le gênait pas plus que cela. Mais cette pluie ! Ses cheveux mouillés lui tombaient dans les yeux, chatouillant son nez et l’empêchant de bien suivre la route. Un pied, puis l’autre. Aarel, devant lui, n’était plus qu’une silhouette floue sous le rideau de pluie. Mais comment pouvait-il pleuvoir autant ? Les quelques feuilles qui n’étaient pas encore tombées se détachaient maintenant, pour s’accrocher aux poils détrempés de son manteau. Le tonnerre gronda dans le lointain, puis plus proche. Il n’y eut pas d’éclair. Un pied, puis l’autre. Shani devenait de plus en plus lourde, ou bien était-ce une impression ? Elle grognait doucement, presque délicatement, comme un souffle que le bruit des intempéries suffisait à couvrir. Mais elle était toujours aussi pâle, tellement pâle…
" Attends ! " fit soudain Mahlin.
Précautionneusement, il adossa la jeune fille à un arbre et lui essuya le visage. La pluie ne s’en arrêtait pas pour autant, et il renonça bientôt. Grinçant des dents, il enleva son manteau pour le rajouter à celui qui la couvrait déjà. Aarel le regarda faire sans rien dire, son expression dissimulée dans les ombres. Mahlin frissonna, désormais exposé au vent, mais il serra les dents et reprit le brancard.
" C’est un beau geste, mais je ne pourrai la porter seule si tu meurs de froid en route… " fit enfin Aarel. Sa main écarta quelques mèches de cheveux. L’eau lui dégoulinait sur le visage.
" Avance " grogna Mahlin. Si seulement cette pluie voulait bien cesser…
" Penses-tu vraiment que ce soit le moment de jouer au héros ? " tenta encore Aarel, levant les yeux au ciel en signe d’exaspération.
" On aurait dû mieux la couvrir dès le début. Allez, avance. Plus je reste sans bouger, plus j’ai froid. "
" Tête de mule " murmura le géant, un murmure qui parvint aux oreilles de Mahlin malgré la tempête, un murmure fait pour être entendu. Il souleva de nouveau Shani et, sans un regard en arrière, reprit sa marche. Mahlin, déséquilibré, eut besoin de quelques pas pour se rétablir. Il ravala son juron et s’appliqua à suivre le rythme. Il fallait qu’ils sortent de cette forêt. Ce n’était pas si loin. Un pied, puis l’autre.
Désormais, la boue giclait à chaque enjambée. Comment un sol pouvait-il devenir boueux aussi rapidement ? La boue, les feuilles. Le froid.
Il eut une pensée rapide pour les loups alors qu’un hurlement s’élevait dans le lointain. Mais pourquoi se soucier de ce contre quoi il ne pourrait rien faire ? Dans l’état dans lequel il se trouvait, dans lequel Aarel se trouvait, il n’y avait plus qu’à espérer que les animaux passent loin d’eux. Après tout, on racontait qu’ils n’attaquaient que rarement les humains. Le hurlement se rapprocha. Il ne pourrait jamais se servir de sa dague ainsi encombré.
" Tu entends les loups ? " gémit-il.
Aarel ne se retourna pas.
" Il faudrait être sourd pour ne pas les entendre. Même si cette pluie semble noyer tous les sons. "
" Et tu comptes faire quelque chose ? "
" Marcher. Tu as une autre idée ? "
Un pied, puis l’autre. Marcher, aller de l’avant. La boue se faisait de plus en plus épaisse, de plus en plus avide, de plus en plus envahissante. Cela devenait un supplice que de lever la jambe. Un pied, puis l’autre.
" Aarel ? "
Le colosse continuait à marcher d’un pas uni.
" Aarel ? "
Il y avait une branche en travers du chemin. Cela commençait à devenir habituel, et il était de plus en plus dur de soulever assez Shani pour qu’elle passe. Les arbres continuaient à pourrir rapidement, de plus en plus rapidement. De la fumée s’élevait de certains d’entre eux sous l’effet du vieillissement accéléré qu’ils semblaient subir. Les écorces se craquelaient,
se déchiraient, se détachaient. La sève s’écoulait lentement, lavée par la pluie incessante, pour venir se fondre dans la fange qui recouvrait le sol.
" Aarel ? "
" Quoi ? " La voix était exaspérée.
" Tu penses qu’on va y arriver ? Je n’en peux plus… "
Le géant pesta.
" Aucune idée. Ah, qu’il est beau notre héros. ‘Je donne mon manteau à une demoiselle en détresse’… " Il continuait à marcher. Un pied, puis l’autre. " …et ‘je ne suis pas même capable de l’amener hors de la forêt ‘! "
" Je t’ai posé une question " fit Mahlin d’une voix lasse. Il ne parvenait pas à se mettre en colère, et cela seul lui indiquait à quel point d’épuisement il avait sombré. Shani avait raison. Il n’était qu’un scribouillard.
" Et je t’ai répondu du mieux que j’ai pu. Je n’en ai aucune idée. Pour ce que j’en sais, nous pouvons parfaitement nous être perdus. "
" Quoi ? " cria Mahlin, alors que le froid le saisissait de nouveau.
" Comment espères-tu que je trouve exactement le bon chemin par ce temps, et avec la forêt qui se décompose autour de moi ? "
" Je ne sais pas, tu… tu… "
Tu es le guide, allait dire Mahlin. Tu es celui qui connaît la forêt, celui qui a les larges épaules, celui qui manie la hache, celui qui n’a pas été abattu par la mort du Maître, celui qui a toujours su quoi faire. Tu devrais pouvoir nous sortir de la forêt.
Mais il ne le dit pas, car tout tournait autour de lui. Il ne se sentait pas bien. Mieux valait ne pas parler. Un pied, puis l’autre. Il se déplaçait comme dans un rêve, un mauvais rêve ; un cauchemar. Il avait souhaité un peu d’aventure. Personne ne lui avait prédit que son premier voyage se passerait sous la pluie, épuisé, désespéré. Un pied, puis l’autre. Depuis combien de temps marchaient-ils ? Un pied, puis l’autre. Il tomba.
Il avait vaguement conscience de s’enfoncer dans le sol, lentement, lentement. La boue était accueillante, la terre restait tiède malgré la pluie glaciale. Une tête roulait contre son épaule, une tête avec de longs cheveux bruns. Shani ? Shani.
" Relève-toi ! " Un bras le secouait. " Relève-toi ! " Un bras le frappait. " Mahlin ! " Un bras le forçait à se lever et l’adossait à un arbre. Sorti de la boue, il avait de nouveau froid. " Tu ne vas pas arrêter maintenant ! " Une voix lui criait dans les oreilles. Il fit un effort pour s’y intéresser. Une voix incohérente. Et puis le visage d’Aarel juste devant lui. Il essaya de se ressaisir.
" Je crois... " fit Mahlin en essayant désespérément de tenir debout, " je crois que je n’y arriverai pas. " Sa lucidité revenait avec le froid, et avec elle le désespoir. La pluie ne cessait pas pour autant. Avec opiniatrité, elle contribuait à enterrer les arbres et transformer ce qui naguère était une forêt en un véritable marécage. " Je n’aurais pas dû t’écouter et partir avec toi ; je serais mort au chaud. "
Il ne vit pas le coup partir, mais déjà il était par terre. De nouveau. Péniblement, il se remit debout, tâtant sa mâchoire.
" Tu es fou ? "
" Je ne sais pas pour toi, mais je ne veux pas mourir ici. Et je suis sûr que Shani non plus. Donc tu me fais un sourire, tu la reprends, et on repart. Plus on attend, moins tu pourras bouger. Sans compter ce... ce Dous qui est peut-être déjà sur nos traces. " Une pause. " Je te préviens, tu bougeras, même si je dois te fouetter pour cela ! "
Un sourire sans joie flotta sur les lèvres de Mahlin.
" Toujours aussi brutal, Aarel... c’est gentil... mais je te dis.. que je ne peux pas continuer. Vraiment.... "
Il crut un moment que le géant allait le frapper de nouveau, et il ferma les yeux, mais, non. Aarel se contenta de se détourner avec un grognement de frustration, et cogna un arbre de son poing serré. L’écorce céda sous le coup, et le tronc s’affala dans la boue.
" Tout pourrit autour de nous. Damnée magie. Je voudrais ne jamais avoir rêvé d’être mage. Le Pouvoir, le Respect... Ha ! Nous allons mourir seuls dans cette forêt en déliquescence. Quel glorieux destin... " Aarel se prit la tête entre les mains.
Mahlin fronça les sourcils. Il y avait là-dedans quelque chose...
" Aarel... " fit-il doucement.
" Laisse-moi ! Continue à gémir dans ton coin, et laisse-moi ! "
" Aarel, il y a peut-être un moyen... "
Le colosse leva la tête. Il avait les yeux rouges mais, sous cette pluie battante, impossible de savoir s’il pleurait. Il s’approcha d’une démarche tanguante.
" Un moyen de ? " son regard était interrogateur.
" De... de survivre " fit Mahlin. Il se sentait épuisé, sans forces. Il ne savait pas si il allait en être capable.
Le tonnerre gronda de nouveau, très loin, mais personne n’y prit garde. Shani était blanche comme un linge, les cheveux étalés autour d’elle comme un linceul.
" Je n’y pensais plus... mais nous sommes des mages. Des apprentis, mais des mages tout de même. Nous devrions pouvoir nous en sortir, il doit bien y avoir des Pouvoirs de guérison, non ? "
Aarel hocha lentement la tête.
" C’est une idée intéressante, mais tu aurais dû l’avoir avant. Je tiens à peine debout... et regarde toi ! Nous ne sommes pas en état de faire quoi que ce soit, si même nous pouvions avant. Rappelle-toi que le Maître n’est pas là avec sa lumière.... "
Mahlin haussa laborieusement les épaules.
" Je pense être capable d’atteindre les Couleurs... je l’ai déjà fait inconsciemment au manoir... je t’expliquerai. Mais de toute manière, autant essayer. Je sais que je ne pourrai plus faire un pas dans l’état où je suis... "
Aarel lui lança un regard critique.
" Tu parles beaucoup, pour quelqu’un à l’article de la mort. Et je ne comprends toujours pas ce que tu veux faire. "
" Agir sur le Sang " murmura Mahlin, et il ferma les yeux. C’était si facile. Il se laissait tomber. Tout était si noir. Il entendit vaguement la voix de son ami, comme un bourdonnement à son oreille, mais il ne put en saisir la signification, et il ne s’en inquiéta pas. Il sentait de nouveau la boue autour de lui, et la tièdeur l’envahissait lentement. Le noir s’épaississait, si tant est que l’on puisse dire cela. Il plongeait dans un océan de ténèbres, dans des abysses d’obscurité, et il nageait. La douleur, à un moment ou à un autre, avait disparu. Il se sentait euphorique, terriblement et dangereusement euphorique. Mais où pouvaient bien être cet Arc-En-Ciel ? Il plongeait de plus en plus profond sans effort apparent, et l’air ici était frais et pur. Il lui fallut longtemps pour comprendre qu’il se noyait. Il battit des jambes pour remonter.
Et il vit les Couleurs.
Comment avait-il pu ne pas les voir auparavant ? Elles étaient belles, si belles, elles brillaient, et l’obscurité qui les environnait ne les rendait que plus éclatantes. Il pleura en avançant lentement vers elle, et il pleurait toujours alors qu’il se fondait dans le Rouge. Le Rouge était autour de lui. Non, il était le Rouge. Non, le Rouge était lui. Il Sentait le Rouge autour de lui, en lui, partout. L’obscurité avait disparu, tout avait disparu sauf la Couleur. Il sentait la puissance couler en lui, rouler en lui, l’emporter. Son c½ur battait plus vite. Il cligna des paupières.
La pluie continuait à tomber avec rage. Il était adossé à un arbre, et Aarel le regardait avec une inquiétude non dissimulée. Pour la première fois, malgré la brume qui commençait à se lever, il entrevit distinctement son ami et vit à quel point lui non plus ne tenait pas debout. Il ne le voyait pas, pas exactement.. il le sentait. Aarel était à bout de forces. Avec surprise, Mahlin se rendit compte que lui-même se sentait parfaitement bien. Le Rouge était toujours en lui, et un filtre écarlate se posait entre lui et le monde, où qu’il regardât. Il sentait pour la première fois le sang couler en lui, un rapide courant qui emportait sa fatigue et sa douleur. Il haussa les sourcils, surpris. Oui, il se sentait bien. Très bien, même. Un regard rapide lui montra que ses blessures étaient toujours là, mais il ne les sentait plus. Souplement, il se leva. Un mouvement si fluide.
" Je... c’est incroyable ! " fit-il enfin, et ses yeux étaient aussi écarquillés que ceux d’Aarel. " Je ne sais pas ce que j’ai fait, mais ces pouvoirs du Sang sont magnifiques ! Essaie ! Nous allons nous en sortir ! " Son optimisme reprenait le dessus alors qu’il se rendait soudain compte que le froid ne l’atteignait plus ; moins qu’avant, en tout cas. Aarel se lécha les lèvres, nerveux.
" Si tu te sens bien, je crois que nous pouvons repartir. Je n’ai pas besoin de ça... je peux marcher... " Mahlin lui rit au nez, moqueur, insolent, en pleine forme.
" Ne te montre pas aussi superstitieux que le plus ignorant des paysans ! La magie est faite pour être utilisée, après tout ! Si notre maître était capable de faire prospérer une forêt par sa propre présence, il paraît normal que nous puissions à tout le moins prendre soin de nous même, non ? Agir sur son corps, c’est facile... "
Il fronça légèrement les sourcils. Il se rappelait avoir lu le contraire dans un grimoire, un jour. Mais le souvenir était confus.
" Je ne sais pas " hésita Aarel. " Je ne suis pas même sûr de trouver les Couleurs... Non, je ne préfère pas. Si jamais je n’en peux plus, alors peut-être... En attendant, si tu te sens bien, il est temps de partir. "
Bien ? Oui, Mahlin se sentait bien. Eclatant de rire sans raison, il prit Shani aux épaules et la souleva délicatement. Pour la première fois, il se rendait compte de toutes les sensations que lui renvoyaient ses mains alors qu’il les posait sur elle. C’en était presque effrayant. Alors, il rit de nouveau.
" Avançons ! "
Aarel secoua la tête, mais ne parla pas. Il s’empara des jambes de Shani et repartit d’un pas pesant. Mahlin ne s’était jamais rendu compte auparavant combien son compagnon était lent. Il devait sans cesse réfréner les pulsions qui le poussaient à courir.
Un moment après - combien de temps ? il lui avait semblé que c’était très bref -, ils débouchèrent enfin hors de la forêt. Ils n’avaient pas suivi le chemin, mais ce n’était plus tellement grave ; les arbres tombaient de toute part. Il eut un petit rire ; quelques jours avant, ce phénomène de décomposition ne leur aurait pas paru aussi banal.
Clopinant, ils continuèrent leur chemin vers Longue-Rivière sans se retourner. Du moins Aarel titubait-il. Mahlin se sentait ferme comme un roc, puissant, endurant, et son pas était félin. S’il portait Shani tout seul, sans doute iraient-ils plus vite. Mais ce serait insultant son ami. Non, tout était très bien ainsi. Très bien. Dans une heure, à ce rythme, ils seraient au village. Les pierres roulaient sous ses pieds.
Le temps s’améliorait lentement. La pluie tombait moins fort, pour ne plus devenir qu’une mince bruine. Le tonnerre était décidément bien loin, et toujours aucun éclair visible. Puis la pluie cessa totalement. On entrevoyait les toits du village dans la brume.
" On l’a fait ! " cria Mahlin, riant de nouveau.
Aarel lui lança un regard inquiet, puis sourit enfin.
" Oui... Dieu du Foyer, je crois bien que oui... "
La brume se dissipait lentement. La route se dévidait sous leurs pieds, jusqu'à ce qu’ils arrivent enfin au pied de la première maison. Il n’y avait personne dans les rues ; les volets étaient fermés.
" Tout est bien silencieux... " marmonna Aarel.
" Et que veux-tu qu’ils fassent par ce temps ? qu’ils dansent ? " plaisanta Mahlin. " Allons à l’auberge, dame Maud saura sûrement nous aider pour Shani ! Sûrement ! "
Le silence était tout de même pesant. L’humeur d’Aarel ne cessait de se dégrader alors qu’ils passaient sur la grande place où le bal avait eu lieu ; plus trace de musique, plus trace de danseurs. Le sourire de Mahlin devenait nerveux. Il frappa sèchement à la porte du Fil de l’Eau. Attente.
" Et s’ils n’étaient pas là ? " fit Aarel, la tête penchée sur le côté, les yeux interrogateurs. Ses cheveux trempés tombaient en masse sur ses épaules.
" Ils sont là " affirma Mahlin, frappant de nouveau.
" Mais s’ils ne sont pas là ? "
" Eh bien nous irons jusqu'à Bois-Rouge. Je te le dis, je me sens en pleine forme. Fais comme moi, et je suis sûr que c’est faisable ! "
Aarel lui lança un regard sans expression.
" Tu... " commença-t-il.
Et puis la porte s’ouvrit, et Erhman apparut, les cheveux en bataille, les yeux inquisiteurs ; et Mahlin laissa enfin partir le Pouvoir, et il cracha du sang, et il tomba. L’eau sur le sol était décidément bien rouge.

Le mur au-dessus de lui était bleu. Bleu, bleu. Et puis la tête d’Aarel qui le regardait, sourcils froncés, le front plissé par des rides d’inquiétude. Mahlin essaya de lever la main, mais il ne put la bouger de plus d’un pouce. Il la laissa retomber ; ce simple geste l’avait épuisé.
" Ou suis-je ? " demanda-t-il. Il se sentait faible, si faible. Mais visiblement il pouvait encore parler sans trop de difficulté. C’était comme si toutes ses perceptions étaient atténuées, comme si tout se déroulait à l’intérieur d’un cocon. Un lit. Je suis dans un lit.
" Dans un lit " fit Aarel simplement. Il avait l’air fatigué ; il n’y avait pas que les rides, des cernes lui marquaient le visage. Il se passa la main sur le front. " Au Fil de l’Eau ".
Bruit d’une porte qui s’ouvre, quelque part.
" Alors, mon garçon, ca va mieux ? " le sourire de dame Maud se penchait sur lui. " Tu nous as fait peur, ça je peux le dire ! A tomber comme ca sous la pluie, dans la boue ! Non, mais je ne comprends même pas comment tu as pu marcher jusqu’ici dans ton état ! Ah, ça ! Non, je l’ai dit à mon mari, il ne comprenait pas non plus. Tu sais que tu es un miraculé ? Je n’ai jamais vu quelqu’un perdre autant de sang ! Moi qui en ai horreur... j’en frémis encore ! Une mauvaise grippe je suis sûr ! Vous avez vu le temps qu’il a fait ? Et vous, pauvres petits, à fuir par ce temps ! Oh, ne remue pas comme ça, ton ami m’a tout raconté ! " Mahlin, au prix d’efforts surhumains, parvint à bouger assez pour lancer un regard interrogateur à Aarel. Le géant lui sourit tranquillement. " C’est vraiment affreux, affreux " elle secoua la tête, désolée. " Non, affreux ce que ces mages vous ont fait. Inhumain. Ma mère me disait, méfie-toi toujours de ces sorciers ! Des hommes qui portent des robes, cela ne peut être que mauvais signe, voilà ce qu’elle disait ! Et elle avait raison, que le Dieu des Morts la protège et la bénisse, la sainte femme... Oh oui, elle avait raison. Mais je vous l’ai dit, je l’avais prédit ! Dès que je les ai vu entrer dans notre auberge, avec leurs regards arrogants, je savais qu’ils allaient causer du vilain ! Mais alors, qu’ils osent s’attaquer ainsi au Seigneur Barel... " Elle soupira, les yeux humides. " Pauvre homme, lui toujours si gentil ! Mourir comme ça... vous savez, je suis sûr que personne n’osera faire quoi que ce soit contre ces assassins ! Voilà où en est le monde, voyez ? D’abord les taxes, après les privations, et maintenant ça ! Non mais vous avez vu ce qu’ils ont fait à cette forêt ? On ne peut même plus parler de forêt maintenant, tout a été détruit, jusqu’au dernier centimètre ! " Elle se frappa le front de la main. " Mais que je suis bête, vous avez vu ça de vos yeux ! C’est affreux, à vous donner la chair de poule, n’est-ce pas ? Non, les temps changent, et pas pour le mieux, c’est moi qui vous le dit ! On devrait les pendre jusqu’au dernier, ces mages, tous autant qu’ils sont ! " Elle serra les poings, toute à sa colère vertueuse, puis soupira, impuissante. " Mais je parle, je parle... ce qu’il te faut, mon garçon, c’est du repos. Du repos, de la soupe, voilà le remède. Quelques jours de plus et il n’y paraîtra plus ; tu as bien meilleure mine qu’avant-hier, tu sais ? Je... "
Mahlin eut un spasme brutal et tenta de se lever sur un coude. Il faillit y arriver, mais des étourdissements le prirent et il retomba sur l’oreiller, haletant.
" Avant-hier ? " coassa-t-il.
Dame Maud le regarda d’un air soucieux.
" Aarel, vérifie qu’il ne bouge pas trop pendant que je lui essuie le front ! Dieu du Foyer, tu es encore brûlant ! " Elle courut aller chercher un chiffon dans un coin de la pièce et l’imbiba d’eau. Soigneusement, elle plia le linge et commença à lui nettoyer le visage. " Tu es en sueur, c’est bon signe ; la fièvre va bientôt baisser. Oui, avant-hier. Cela fait deux jours que tu dors dans ce lit, entre la vie et la mort. Si Pietr n’avait pas veillé sur toi, qui sait ce qui ce serait passé " Une flambée de colère lui fit appuyer plus que de nécessaire sur son torchon. Mahlin gémit. " Quand je pense que ces mages, ces... assassins voulaient le capturer ! Sans lui, tu serais peut-être... " Elle se tut. Une seconde, pas plus, avant qu’elle se remette à parler. Elle ne vit pas le regard alarmé que Mahlin lançait à Aarel ; il ne l’écoutait déjà plus.
Deux jours ? Deux jours qu’il gardait le lit, inconscient ? Ils auraient eu cent fois le temps de se faire rattrapper par Dous... et il n’avait rien pu faire... d’ailleurs.... il sursauta.
" Shani ! "
Etait-ce une lueur d’amusement dans l’½il de la matrone ?
" Elle va bien, elle va bien. Un certain Toni a fait venir des coûteuses potions directement de Bourg-Château. Il semble tenir à sa santé. En tout cas, elle se rétablit bien, même si elle en est au même point que toi. Elle avait un bras cassé, tu sais ? Et d’après Pietr, vous ne l’avez pas ménagée lors de votre voyage " elle leva une main apaisante " non que vous ayez eu le choix ! Je trouve d’ailleurs ton attitude très courageuse, Mahlin, je tenais à te le dire. " Son visage redevint sombre. " Ah, si je pouvais mettre la main sur ces maudits mages qui l’ont blessée à ce point, la pauvre enfant. " A voir son expression, Mahlin plaignait presque Dous si jamais il tentait de les dénicher ici. Presque.
" Merci " murmura-t-il finalement alors que la femme plantureuse se taisait pour reprendre son souffle. " Pour tout... "
Dame Maud le regarda, sincèrement surprise.
" Mais c’était la moindre des choses, mon grand ! Tu ne penses quand même pas que nous laissons les gens mourir sur le pas de notre porte sans bouger ? Non, non, cela nous ferait une très mauvaise réputation... " Elle rit. " Nous allons te bichonner, tu vas voir ça... et quand je dis nous... "
Aarel riait silencieusement. Cela atténuait quelque peu ses rides d’inquiétude.
" Oui, Betingel est venue te voir à plusieurs reprises. Tu vas avoir des problèmes à la fuir dans ton état... "
Dame Maud hocha la tête avec sérieux.
" Elle n’a pas beaucoup aimé que tu disparaisses dans la nuit sans un mot pour elle, en plein milieu d’une danse... "
" J’ai dit que je revenais ! " protesta faiblement Mahlin.
" Et tu es revenu ? " sourit Dame Maud. " Toujours est-il qu’elle mérite peut-être quelques mots pour la constance avec laquelle elle t’a veillé ces deux derniers jours. Elle est allée se coucher il y a trois heures, épuisée " Le jeune homme poussa un soupir de soulagement. " Tant que j’y suis, remercie ton ami, aussi. Il est resté debout deux jours, à partager son temps entre le chevet de Shani et le tien. Je n’arrive pas à comprendre comment il tient encore debout... "
" A vrai dire, moi non plus " bailla Aarel en se levant. " Maintenant que tu vas mieux, je crois que je vais me coucher ; Dame Maud, vous pouvez certainement me dire où je peux m’installer ? "
" Mais certainement, certainement ! Par ici, mon pauvre, comme tu dois avoir sommeil ! Ah si seulement tous les jeunes avaient ton courage, ah… le monde ne serait pas dominé par ces... ces maudits sorciers et leurs maudites incantations, je te le dis ! "
Les deux sortirent de la pièce et Mahlin resta seul avec son sourire amer. Il ne pouvait pas bouger, mais son esprit travaillait à toute vitesse. Deux jours ? Ils avaient perdu deux jours par sa faute ! Qu’avait-il bien pu lui arriver ? Il s’était senti si bien durant le trajet, la fatigue ne l’atteignait pas ; pourquoi, tout d’un coup… ? Il se mordit les lèvres. Peut-être n’aurait-il pas dû utiliser inconsidérémént la magie, après tout, surtout après que le Maître les ait mis en garde contre le Sang.
D’un autre côté, s’il ne s’était pas ainsi empli du Rouge, il n’aurait certainement pas réussi à quitter la forêt, encore moins à porter Shani jusque là. Sans grande conviction, il tenta de se persuader que tout était pour le mieux. Deux jours de perdus…
Il laissa errer son regard sur la pièce, prenant la mesure des lieux. Comme il l’avait pensé, il se trouvait bien dans l’auberge du Fil de l’Eau, dans une chambre à l’étage. Une des chambres que les Chasseurs avaient occupé lors de leur séjour à Longue-Rivière, certainement. Il frissonna. Ce n’était pas réellement la meilleure cachette possible. Si jamais le Chasseur survivant décidait de suivre leur piste, il n’aurait pas même besoin du Lien. La fatigue le reprit, et il ferma les yeux. Il se sentait épuisé. Le Lien…
Il se réveilla au matin – le troisième jour, nota-t-il machinalement. Trois jours ! Les volets étaient grand ouverts, et laissaient entrer le soleil à flots. Il pouvait difficilement voir de son lit, mais le ciel paraissait bleu, et clair. Une belle journée.
" Ca va mieux ? "
" Oui " murmura-t-il avant de lever les yeux.
Betingel se tenait à son chevet, ses petits sourcils froncés. Assise sur une chaise, les genoux remontés sous le menton, elle le regardait. Au temps pour le répit qu’il espérait.
" Ne parle pas trop, tu vas te fatiguer. Il faut encore que tu gardes le lit quelques temps. " Il se souleva sur un coude, mais elle le fit se recoucher d’une main autoritaire. Il gémit. " Oh, ne grogne pas comme ca, je n’ai pas vraiment de raison d’être douce.Et ce sera un plaisir de te materner. Tu vas voir, toi-même tu finiras par… "
Elle s’interrompit alors que la porte s’ouvrait. Son nez se plissa de frustration, et Mahlin étouffa un rire malgré sa situation. Elle ressemblait vraiment à un hamster. Vraiment. Son rire lui rentra dans la gorge alors que Pietr entrait dans la pièce.
Il faut dire qu’il ne faisait rien pour inspirer le rire. C’était un homme grand et dégingandé, et vieux. Très vieux. La plupart de ses cheveux étaient tombés des années auparavant, mais quelques rares touffes survivaient envers et contre tout, blanches et immaculées, sur un crâne qui avait dans la lumière le poli du marbre. Il portait des habits sales et rapiécés, qui avaient autrefois pu être de bonne facture, mais dont il ne restait plus que la corde. Même à cette distance, il sentait la tombe, la terre fraîchement remuée, le caveau mal refermé. L’odeur empira alors qu’il avançait dans la pièce d’un pas hésitant. Il avait un sac de peau à la main, et il fourrageait dedans tout en avançant.
" Vous êtes fascinant, mon garçon, savez-vous ? Oh, bonjour Betingel, bonjour. " Il s’assit. " Je n’avais jamais vu un tel phénomène. Et pourtant, si vous saviez depuis combien de temps je soigne les gens de Longue-Rivière, vous seriez surpris. Jeune homme, je vous assure que vous seriez surpris. Mais ça… non, non de mémoire d’alchimiste, jamais. Regardez-vous même, attendez, attendez " il plongea sa tête dans le sac " je vais vous trouver ça. Je ne l’aurais tout de même pas oublié ! Ce serait tout moi, ça, oublier les… ah les voilà ! Regardez un peu à la lumière ! " Il se redressa, et il tenait deux fioles dans les mains. Alors qu’il les agitait, le liquide écarlate à l’intérieur se mit à tourner dans l’une d’elles. " Ceci, mon garçon, est du sang. Le tien est à gauche. "
Il y avait quelque chose de paisible en lui, une tranquille assurance dans ses yeux, qui démentait la première impression qu’on avait de lui. Il avait plus l’air d’un vagabond, voire d’un pilleur de tombes, que d’un guérisseur, mais on disait que ses mains étaient sûres, et on ne comptait plus les soins miraculeux que ses elixirs divers avaient pu apporter. Betingel, loin d’être écoeurée par le vieil homme, se penchait en avant avec fascination.
" Mon sang ? " murmura faiblement Mahlin.
" Parfaitement ! Oh, ne t’inquiètes pas, je n’ai pratiqué aucune saignée ; je doute que tu aies été en mesure de la subir lorsque l’on m’a amené. Mais tu saignais déjà bien assez pour que je puisse en prélever un peu dans cette fiole ! " Il la brandit triomphalement, puis la ramena près de son nez, l’observant avec attention. " C’est un miracle que vous soyez en vie, je le dis comme je le pense. Et mes potions n’y sont pas pour grand chose, je le sais. Très étrange, vraiment. " Il secoua la tête et répéta : " Je n’ai jamais vu ça. "
" Vu quoi ? " demanda enfin Mahlin, que l’inquiétude commençait à gagner devant la perplexité du vieux bonhomme.
" Mais ça, voyons, ça ! " Il agitait la fiole devant les yeux du jeune homme. Il passa brusquement au tutoiement. " Tu ne vois donc pas la différence avec du sang… normal ? Attends, attends, je vais te montrer ! " Il déboucha la flasque et l’inclina verticalement.
" Vous allez tacher les couvertures ! " glapit Betingel, déjà effrayée par la perspective des remontrances qu’elle encourait de la part de dame Maud. L’imposante tavernière pouvait être commère et souriante, mais elle ne plaisantait pas avec la saleté.
" Non je ne les tâcherai pas, c’est bien là le problème… " commenta l’alchimiste avec un soupir de frustration. Et de fait, le sang ne coulait pas. Pietr agita la fiole une ou deux fois en guise de preuve, puis la reboucha. " Je ne sais pas à quoi c’est dû, mais jamais encore je n’ai vu de sang aussi paresseux. Paresseux, c’est un mot faible. Du sang solidifié, voilà ce que c’est ! Quant à savoir comment tu as pu survivre avec des humeurs pareilles, c’est un mystère. Voilà deux jours que j’essaie de comprendre, mais non, rien. Ton sang ne réagit pas avec la belladone, ni la mandragore. Les racines de Chalme sont inopérantes. C’est fascinant. Je crois que… "
Mahlin ne trouvait pas vraiment cela fascinant. Les yeux écarquillés, il fixait le plafond, et ses pensées se bousculaient. La magie Rouge. Le maître les avait mis en garde et il n’en avait pas tenu compte ; et voilà ce qui arrivait. Trois jours de coma, et peut-être d’autres ennuis à venir, tout cela pour une vigueur illusoire et temporaire ? Par les Couleurs, quel marché de dupes avait-il contracté ? Il se rappelait, maintenant qu’il était trop tard, les avertissements de Barel. Nous allons laisser le Rouge de côté pour l’instant, vos corps risqueraient de ne pas pouvoir suivre la voie du Sang. Il grogna lorsque Betingel lui planta son index dans les côtes.
" Ecoute un peu, tête de bois ! " siffla-t-elle, et en effet Pietr continuait à parler.
" J’écoute, j’écoute… "
" … des champs. Oui, je crois que c’est le meilleur remède. Après, il n’y a plus qu’à laisser agir la nature. Sincèrement, si tu étais bâti comme ton ami aux larges épaules, je ne serais pas inquiet. Mais dans ton état… tu as perdu beaucoup de sang. Au pire, tu devras garder le lit une bonne semaine, je dirais. "
Mahlin alla pour se lever, mais une main ferme le recoucha. Betingel entendait bien se comporter comme une parfaite garde-malade ; le jeune homme n’accorda pas un regard à la main qui le retenait.
" Une semaine ? Je ne peux pas ! Il faut que… je dois…. "
Soudain, le regard de Pietr n’était plus aussi vague. Le vieillard se pencha en avant. Sa voix était rugueuse, comme de la roche frottée contre de la roche.
" Toi aussi, ils te recherchent, hein ? Ces maudits Chasseurs, ces Mages abandonnés des Dieux ? Ils disent qu’ils sont la loi, mais ils sont pire que des loups. Bien pire. " Il cracha par terre. " Trois jours, j’ai dû me terrer. Trois jours dans ma grotte, sans autre nourriture que les quelques racines que j’avais le courage d’aller déterrer avant de fuir de nouveau dans mon trou. Mais ils ne m’ont pas trouvé ; je ne leur aurai pas fait ce plaisir. Tous plus pourris les uns que les autres. Ils promettent d’une main, et ils frappent de l’autre. Si vous voyiez ce qu’il reste de notre belle forêt… " Il gémit. " Certaines plantes ne poussaient que sous le couvert de ces arbres. Plus jamais je ne pourrai les cueillir… et… " Il battit rapidement des paupières. " Et votre maître, bien sûr… pauvre Seigneur Khorr… l’histoire a fait le tour du village, vous savez ! Comment il s’est courageusement élevé pour protester contre leurs actions, et comment ils l’ont tué sans autre forme de procès, pour s’être comporté comme un homme devrait se comporter ! Aah, justice doit être faite ! C’était un noble, dans tous les sens du terme, et je suis certain que sa mort sera vengée. Vous-même, je suis sûr que vous avez l’intention d’aller demander justice à l’Empereur, n’est-ce pas ? Ce qui s’est passé était… intolérable ! Il n’y a pas d’autres mots ! "
" J’irai avec toi, si tu veux " fit Betingel, les yeux brillants. " Les travaux des champs sont finis à cette époque. J’ai toujours rêvé de voir la capitale " elle se renfrogna " même si nous y allons pour une raison importante. Oh, ce serait fantastique ! "
" Betingel… " commença Mahlin. Il laissa retomber sa main. Il se sentait encore trop mal pour discuter, trop faible pour argumenter. D’autre part, Pietr venait de lui couper la parole.
" Les travaux des champs sont terminés ? Tu plaisantes, j’espère ? Que dirait ton père ? L’hiver se finit, c’est bientôt le temps des semailles ! "
Elle lui tira la langue, et Mahlin ne put s’empêcher de rire. Tout semblait si normal, si calme… mais bientôt il redevint sérieux. Il fallait qu’il réfléchisse ; il y avait beaucoup de choses à faire, beaucoup de choses à tirer au clair. Il soupira alors que Pietr rangeait les deux flacons de sang dans son sac.
" Mon garçon, ce dont tu as le plus besoin, je ne te le dirai jamais assez, c’est du repos. Je vais aller voir comment va ton amie Shani. Tu sais qu’elle était aussi dans un état critique, la pauvre… je.. " Pietr fronça les sourcils devant la pâleur soudaine de son patient. " On ne te l’a pas dit ? " Il grimaça. " Voilà ce que c’est, je parle, et je ne réfléchis pas. Aaah, Dieu du Foyer ! Non, ne t’agites pas comme ça. J’ai dit qu’elle était gravement blessée. Mais elle commence à aller mieux, les Dieux en soient remerciés. Encore un rétablissement surprenant, ça. Mais elle a un bras cassé et… ah on t’en a déjà parlé ? Ne te fais pas de souci, mon garçon. Tu as tes propres problèmes, ne te disperse donc pas, et dors un peu. "
Continuant à marmotter, le vieil homme se détourna et, de sa démarche tanguante, alla pour sortir. Sur le pas de la porte, il se retourna.
" Betingel, laisse-le. Je suis sûr que ce jeune homme apprécie ton intérêt pour lui, mais tu lui prouveras tout cela plus tard. Pour l’instant, je le sens plus gêné qu’autre chose ; il faut qu’il dorme. "
La jeune fille rougit.
Betingel, qui n’avait peur de rien ni de personne, rougissante ! Elle lança un rapide regard à Mahlin, puis s’en alla à pas pressés.
" Guéris vite, tête de pioche ! " Un clin d’½il, et elle disparut. Mahlin se serait bien autorisé un rire, mais ses côtes lui faisaient assez mal comme ça. Il s’enfonça au plus profond des couvertures. Il lui fallait réordonner ses pensées.
Il flottait dans un néant comateux, à la limite du sommeil. Mais son esprit ne voulait pas lâcher prise. Il avait peu de temps, si peu de temps. Il fallait qu’il fasse quelque chose.
Son regard se posa sur la vieille besace couverte de boue, dans un coin de la pièce, qu’il avait emportée avec lui du château, remplie de nourriture, de couvertures, de… de livres ? Il plissa les yeux. Oui, ce rebondissement de l’étoffe, cela ne pouvait etre que cela. C’est vrai, il avait emporté avec lui quelques grimoires ; il s’en souvenait maintenant. Il se lécha les lèvres. Quel abruti il était ; pourquoi ne les avait-il pas abandonnés derrière lui ? Leur progression en aurait été tellement facilitée… c’est que cela pesait son poids !
Il réprima un soupir de soulagement en constatant que les cordes qu’il avait nouées étaient toujours en place. Visiblement, personne n’avait eu la mauvaise idée de fouiller dans ses affaires. C’était une bonne chose. Bien sûr, la viande n’allait pas tarder à empester après tant de temps. Mais Mahlin n’osait pas imaginer la réaction de dame Maud – ou de Pietr, pour ce que cela changerait – si elle tombait sur les lourds grimoires de maître Khorr, soigneusement emballés dans des chiffons, couverts de notes et de signes cabalistiques. Si même elle ne les jetait pas de suite dehors, du moins y aurait-il quelques questions ennuyeuses. Non, il était bien mieux qu’elle n’ait pas mis son nez là dedans. Bien mieux.
Lentement, il sortit son bras du lit, et lentement il tendit la main vers la sacoche. Il grimaça, mais la douleur était supportable ; un élancement sourd, mais rien de plus. Bientôt, la corde était dans ses mains. Quelle chance que dame Maud ait posé le sac au pied du lit, et non contre le mur opposé. Il hissa le paquet sur le lit, et il défit le n½ud. Ses mains étaient malhabiles, mais il y parvint finalement. Il s’arrêta au moment de plonger la main dedans. Peut-être était-ce une mauvaise idée. Après tout, dame Maud allait certainement passer pour voir s’il dormait bien. Que se passerait-il si elle le trouvait avec un grimoire de magie dans les mains ?
Mais le temps lui était compté ; et il n’avait plus sommeil. Il prit un livre au hasard et en ôta le chiffon protecteur. Le reste atterrit sous le lit. Il souffla sur la couverture pour en ôter la poussière.
Les Murmures de la Mer – Secrets Indigos.
Il commença à lire.
Magnifique, tout comme les autres d'ailleurs.
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