Camlann - Ajonc : premiers pas

 
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Enfant du Bosquet

- Prends ça, saleté ! Et ça !

Le bâton s’abat dans la masse grouillante de la vigne, entamant à peine le bois. Quelques morceaux d’écorce lisse volent. La jeune fille s’acharne, la sueur perle sous ses cheveux en bataille. Elle grimace lorsqu’une racine fouette sa jambe : les vignes des forêts d’Hy Brasil ont les moyens de se défendre. Finalement, le barrage de coups produit de l’effet, et la vigne gît, éventrée. La jeune celte victorieuse commence par examiner ses blessures. La laine de ses braies a peu de chances d’arrêter les redoutables appendices de la vigne, mais les plaies sont sans gravité et elle connaît un moyen d’accélérer leur guérison. Tout en reprenant son souffle, elle ramasse quelques morceaux de vigne particulièrement souples et résistants, qui peuvent servir dans la confection des armures. Une voix aux accents familiers – la sérénité d‘un arbre centenaire, la douceur d’une brise de printemps - s’élève derrière elle.

- Je ne te connaissais pas une telle agressivité, Ajonc. Cette vigne t’aurait-elle causé quelque tort ?

C’est son mentor, Miach, un sylvain au feuillage brun tirant sur le gris. Mais la malheureuse plante est déjà sortie de l’esprit d’Ajonc, dont la colère est focalisée sur un autre objet.

- Ce bâton n’est bon qu’à jeter au feu ! Même la tige la plus délicate de cette vigne est plus résistante !

Ajonc se calme un petit peu, essuie la sueur de son front, et se souvient que ce bâton est le premier cadeau que lui ait fait Miach après être devenu son mentor. Elle ne le trouvait pas si inutile, alors. Si peu de temps après la disparition de son père et le départ de ses deux frères pour leur village d’origine, sur les bords du Shannon en Hibernia, ce bois lisse et dur symbolisait pour elle le réconfort et la force spirituelle qu’elle tirait de son lien avec la nature. Et Miach l’avait encouragée dans cette voie, lui enseignant les préceptes suivis par les sylvains depuis que leur peuple marchait sous les frondaisons d’Hy Brasil. Les paroles qui viennent de lui échapper sont doublement déplacées ; preuves d’ingratitude et de manque d’attention aux leçons de son mentor.

- Pardonne-moi, Miach. Je sais bien que cette vigne ne m’a causé nul tort, qu’elle n’est qu’un élément de la Nature ; de même que ce bâton, qui d‘ailleurs m’a bien servi pendant ces dernières saisons.
- Mais tu es frustrée, car tu ressens le besoin d’utiliser une arme plus efficace qu’un bout de bois.


Miach sourit légèrement, il a encore surpris son élève. Il est temps pour une nouvelle leçon, la dernière qu’il transmettra à la jeune celte.

- Je sais que nos croyances semblent sacraliser le moindre élément de la Nature, mais ce n’est pas une raison pour ne pas appeler les choses, et les sentiments, par leur nom. Bien des sylvains ont ressenti la même frustration que toi. Comme eux, tu as l’âme d’une combattante. Ce n’est pas en contradiction avec l’affinité que nous avons avec la Nature : après tout, le combat fait partie du cours des choses naturelles. Viens, je vais te présenter à quelqu’un.
Faucheuse en fuite

Une heure plus tard, Ajonc exulte. Non seulement sa nouvelle instructrice a fixé une redoutable lame à l’extrémité de son vieux bâton, non seulement elle l’a initiée au maniement de cette faux, mais en plus elle lui a enseigné de nouveaux sorts, utiles à un combattant. Les vignes sont littéralement hachées sous les coups de son arme, et les diverses créatures des environs ne résistent guère mieux.

Je suis une faucheuse, se répète-elle. Je suivrai la Voie de l’Affinité avec la nature, je ne ferai qu’un avec les forces naturelles pour combattre avec la même puissance.

Et dans cet élan d’optimisme, dans cet instant où un avenir qu’elle n’imaginait pas semble s’ouvrir devant elle, elle ose formuler un autre espoir. Un jour peut-être, elle maîtrisera suffisamment l’art du combat et la magie du Bosquet pour pénétrer les terres occupées par les Fomoriens, au nord de Domnann, et découvrir ce qui est arrivé au convoi de marchands dont son père faisait partie lorsqu’il a disparu. Le temps où sa plus grande ambition était que le maître tailleur de Domnann lui permette d’essayer ses talents sur les matériaux les plus précieux de son échoppe semble bien loin.

Mais le « Monde au-delà de la Mer », comme l’appelle la celte née sur Hy Brasil, a changé depuis que ses grands-parents servaient dans les armées d’Hibernia. Le temps des grandes guerres est fini, faute de chefs ayant le charisme et la puissance nécessaires pour unir des peuples entiers. Les soldats sans cause – souvent le terme « bandits » serait plus adapté - et les bandes hétéroclites parcourent librement les Trois Royaumes d’autrefois. De puissantes guildes se sont formées, aux objectifs aussi variés que leurs insignes colorés.

Et l’île d’Hy Brasil n’est qu’une case dans l’immense jeu d’échec de tous ces guerriers.

De manière surprenante, c’est Mianech, neveu de Miach et ami d’Ajonc depuis qu’elle parcourt les bois en compagnie des jeunes sylvains de son bosquet natal, qui va se charger de rappeler cette réalité à Ajonc, et de lui mettre sous le nez une conséquence très désagréable de son choix de carrière.


- Miach m’a dit que tu suis maintenant la Voie de l’Affinité en tant que faucheuse. Tu aurais pu m’en parler, au lieu de te lancer tête baissée.
- Le bon jour à toi aussi, Mianech.

Ajonc achève d’un coup adroit l’insecte monstrueux qui essaie de mordre son mollet. Si celui-ci est à peine sorti de son cocon, pense-t-elle, je me demande à quoi ressembleront les adultes.
- Je ne vois pas en quoi le fait que je devienne une faucheuse te concerne. Tu ne m’a pas demandé mon avis avant de t’engager comme apprenti chez le guérisseur.

Ce qui n’est pas tout à fait exact, mais Ajonc est suffisamment surprise par les paroles de Mianech pour négliger un tel détail. N’est-ce pas lui qui l’a toujours incitée à suivre la Voie de l’Affinité ? Elle n’a de toute façon pas le temps d’être embarrassée, ni de se poser des questions sur le trouble visible de Mianech, car celui-ci se jette brusquement sur elle, les entraînant tous les deux au sol. Heureusement, sa faux s’est échappée de sa main sous le choc, ce qui leur évite un accident douloureux.

Ajonc s’empresse de reprendre en main sa faux, puis elle s’apprête à demander acidement des explications à Mianech, mais l’attitude tendue du sylvain réveille en elle le souvenir des épisodes les plus dangereux de leurs excursions. Ses réflexes, aiguisés par les années passées à éviter les bêtes féroces qui s’aventurent parfois jusqu’à proximité des bosquets des sylvains, reprennent vite le dessus. Ses sens lui lancent toutes sortes d’avertissements : elle entrevoit l’énorme masse grisâtre qui se déplace avec une démarche maladroite mais étonnamment rapide, elle entend les branches qui se brisent sous ses pas, et plus discret, le cliquètement des os et du métal. Lentement, la puanteur caractéristique de la décomposition parvient à ses narines.

Tout cela lui permet d’identifier sans erreur le danger qui approche : ce n’est pas une bête féroce, corrompue par la magie des Fomoriens et n’existant que pour détruire toute vie dans les forêts d’Hy Brasil. C’est une abomination encore plus grande à ses yeux : un troll adorateur d‘une divinité barbare, qui utilise ses pouvoirs pour animer les dépouilles de soldats morts et les asservir. Elle en a vu parfois se pavaner dans le grand Bosquet de Domnann, indifférents à la répugnance qu’ils suscitent chez tous les habitants sans distinction de race, et massacrant les quelques combattants isolés qui ont le malheur de croiser leur route. Elle se souvient encore du hurlement d’agonie de l’un d’eux, un vieux nain à l’air pourtant robuste, achevé par un tourbillon d’énergies maléfiques alors qu’il essayait de se dépêtrer de son adversaire squelettique.

Obéissant aux commandements silencieux de Mianech et d’Ajonc, les arbrisseaux qui les entourent couvrent partiellement de leur rameaux les deux jeunes gens, les dissimulant encore plus à la vue du troll. Celui-ci, après quelques allées et venues, décide que le profit qu’il tirerait de ce meurtre est trop faible pour qu’il continue à perdre son temps ainsi, et s’en retourne au Bosquet de Domnann. Faire semblant de battre en retraite pour surprendre sa proie étant une tactique vieille comme Hy Brasil, adoptée par tout prédateur un peu évolué, les deux jeunes gens se gardent bien de sortir immédiatement de leur cachette.

Ils ne sont d’ailleurs pas pressés, car la situation requiert visiblement qu’ils aient une conversation sérieuse - à voix basse.


- Je l’ai vu qui t’observait alors que tu parlais à ta nouvelle instructrice, explique Mianech. Il t’a suivi de loin, mais il a dû te perdre, alors que je savais où tu serais.
Trouver Ajonc dans ce bosquet particulier n’est pas trop dur pour Mianech, qui a veillé fréquemment sur ses jeunes pousses. Il sait aussi que non loin de l’endroit où ils sont dissimulés est enterrée la mère d’Ajonc, emportée par la maladie huit ans auparavant, et qu’Ajonc a pris l’habitude de venir dans les environs pour détruire les plantes et les bêtes agressives qui s’attaquent aux arbrisseaux.
- Mais pourquoi voudrait-il me tuer ? Les quelques pièces d’argent que contient ma bourse sont un butin négligeable pour lui, et il aurait du mal à faire affaire avec nos marchands après cela.
- Et pourquoi Feanech, qui avait quitté son bosquet pour aller étudier auprès des maîtres druides à Tir Na Nog, a-t-il été assassiné au pied de l’arbre de sa famille alors qu’il rentrait chez lui ? Et pourquoi a-t-on trouvé hier encore le corps de cette firbolg, qui venait suivre les enseignements de ton instructrice ? Tu es devenue une combattante, Ajonc, et chaque jour que tu vivras, tu gagneras en puissance. Crois-tu que les bandits qui se promènent en maîtres dans notre bosquet voient cela d’un bon œil ?


La langue d’Ajonc court souvent plus vite que sa tête, aimait déjà à dire sa mère alors qu’elle n’avait pas cinq ans. Elle s’est un peu assagie au contact des sylvains, qui sont généralement des orateurs posés, peu enclins aux éclats. Comparée à son attitude habituelle, la véhémence de Mianech laisse clairement transparaître son angoisse pour la vie de son amie. Et Ajonc pèse soigneusement ses paroles.

- Je te dois la vie, Mianech. Nous sommes comme deux branches d’un même arbre, nos pas sont guidés par la même Voie, mais nous suivons des directions différentes. Et je ne peux pas plus renoncer à suivre la Voie qu’une branche d’arbre ne peut renoncer à pousser.

Mianech reste silencieux un moment. Il connaît la résolution qui habite son amie, puisqu’elle l’habite aussi. Suivre la Voie l’a déjà mené à faire des sacrifices, mais aucun aussi grand que ceux qu’Ajonc va devoir faire. C’est lui qui ose dire le premier à haute voix ce qu’ils savent tous les deux.

- Tu ne peux pas rester au Bosquet, ni dans les environs. Que vas-tu faire ?
- D’abord m’éloigner du bosquet principal, très peu de combattants s’aventurent profondément dans les bois de Domnann. Je pourrai même me glisser dans le Bosquet pour quelques leçons de faux sans trop de risques. Mais ce genre de solution ne durera pas. Tôt ou tard, je devrai quitter Hy Brasil…
 

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