Ils continuèrent de courir bien après avoir tourné au coin de la rue et après que les cris de la patronne ne se soient tus. Enfin ils s’arrêtèrent et se réunir dans un coin de la rue, près de l’échoppe. Les deux plus jeunes s’approchèrent près d'Aileeona et c’est avec une attitude pleine de respect qu’ils regardèrent le couteau qu’elle serait entre ses petites mains.
"- J’le crois pas ! J’le crois pas ! disait Gezabelle , On est rentré dans la taverne ! Et on a piqué le couteau d'un Proto !
Schneider lui aussi était abasourdi et n’en revenait pas, cependant il n’était pas aussi euphorique que ses amis et ses peurs enfantines commençaient à l’envahir.
- On va aller en prison, ils vont nous jeter dans un cachot !
- Mais non ! On jette pas les enfants en prison, et pis de toute façon personne nous a vu le prendre. Tant que vous direz rien on sera tranquille !
Schneider commença à se détendre, et Aileeona continua,
- C’est que le couteau d'un firbolg. Il est trop bête pour remarquer qu’il l’a plus. On va garder ça comme notre secret, c’est à nous maintenant et pas à ce gros lourdaud. C’est notre trésor, à nous ! "
Maintenant calmé, Schneider sourit lui aussi, et pendant quelques minutes les trois enfants se racontèrent leur aventure, essayant de n’oublier aucun détail et en ajoutant une bonne dose d’imaginaires. Ils rirent beaucoup, se vantèrent encore plus et commencèrent à échafauder d’autres plans pour leur futures aventures, plus dangereuses et irréalisables les unes que les autres. Un long gargouillis du ventre de Gezabelle les ramena enfin à la réalité et à des préoccupations plus terre-à-terre.
"- Oula, j’ai faim, et maman va s’inquiéter, il est tard !
- Zuteuh, ze vais me faire gronder moi aussi, réalisa Schneider"
Et c’est ainsi que les deux plus jeunes s’en allèrent en courant vers leur maison respective, se préparant à recevoir les foudres parentales mais heureux de leur soirée. Aileeona n’était pas si pressée. Bien qu’elle aussi ait faim, elle n’était pas encore attendue chez elle. Son père, Protecteur, était chargé de la surveillance de l’entrée principale pour le début de la nuit. Quant à sa mère, elle devait servir en ce moment même le repas. Aileeona avait fait le ménage avant de partir jouer et donc n’avait rien d’autre d’important à faire. Elle s’assit et contempla encore une fois le couteau, son couteau. Il lui paraissait toujours aussi beau et sa lame était bien affûtée. Elle sortit son mouchoir et l’enveloppa pour éviter de se couper. Il lui faudrait trouver autre chose plus tard.
Son regard fut attiré par un mouvement sur sa gauche. La porte de la ville venait de s’ouvrir et deux personnes à pied entrèrent. Ils échangèrent quelques mots avec les gardes puis empruntèrent la rue principale. Ils passèrent devant la fillette mais ne lui prêtèrent pas attention. Aileeona était intriguée ; elle avait ressenti un très étrange frisson lorsqu’ils l’avaient dépassée. Le plus petit des deux était un homme très maigrichon et il n’était pas du coin. Il semblait malade, presque cadavérique. Mais sa présence était entièrement occultée par son compagnon. Revêtu des pieds à la tête d’une grande pelerine grise, Iranya n’avait pas pu voir son visage. Il dégageait une aura puissante et la jeune fille n’avait pu réprimer un tremblement lorsqu’il était passé près d’elle. Sa gorge était instantanément devenue sèche et ses mains moites. Un cliquetis régulier résonnant quand il marchait trahissait une armure et une épée sous son vêtement. Mais malgré l’heure tardive et après une journée de marche, sa démarche était encore assurée et reflétait une force et une agilité peu commune.
Ils tournèrent à droite, prenant la direction opposée de la taverne du voyageur. Cela voulait dire qu’il allait dormir dans une petite auberge, sale et presque toujours vide. Ils ne voulaient donc pas attirer l’attention et préféraient éviter la grande auberge. Intriguée par l’homme à la cape et désireuse de voir son visage Aileeona commença à les suivre. Son intuition ne l’avait pas trompée car ils allèrent droit sur le petit troquet crasseux. Elle se rapprocha et se cola contre le mur, près de la porte. Elle pu ainsi entendre la voix pâteuse du gérantx quand il répondit enfin aux appels d’un des deux hommes. Ils voulaient une chambre, pour une nuit. Jusque là, rien de bizarre. « Rentre chez toi, se dit-elle, tu n’as rien à faire ici, tu vas t’attirer des ennuis ». C’était la voix de la raison, elle le savait, elle l’approuvait. Elle s’éloigna de l’entrée, marchant vers sa maison. Mais elle entra sans réfléchir dans la petite ruelle qui longeait l’établissement. Elle se rendit soudain compte qu’elle serait son couteau de toutes ses forces. Ses phalanges lui faisaient mal et elle se força à desserrer les doigts et à respirer profondément. Elle attendit ici quelques instants, indécise. La fenêtre entre ouverte semblait l’appeler, et renonçant à écouter sa raison, elle grimpa sur une caisse et se hissa dans l’ouverture.
Aileeona avait l’habitude des acrobaties et c’est sans un bruit qu’elle atterrit dans le sombre couloir. Son coeur battait à tout rompre et elle serra à nouveau son couteau. Elle regarda autour d’elle. Trois portes donnaient sur le couloir et un étroit escalier menait au premier étage. Elle se trouvait à une extrémité du couloir, l’autre étant un coude donnant sur la réception. Elle réalisa soudain qu’elle ne savait pas se qu’elle faisait là, et surtout qu’elle ne voulait pas être là. Elle ne céda pas à la panique mais contrairement à ce qu’elle souhaitait en elle-même elle ne se retourna pas et ne ressortit pas par la fenêtre. Au contraire, ses jambes se mirent en marche et elle avança doucement, longeant furtivement un mur. Le patron s’endormait toujours en quelques secondes et elle pouvait déjà entendre son ronflement régulier. Hormis cela, le silence était total, pesant, et contrastait avec le boucan chaleureux et vivant de la grande auberge. Ici, tout semblait mort et sombre, comme quelque antichambre du royaume des enfers. Aileeona, continuait d’avancer, elle avait dépassé une porte et se trouvait presque au milieu du couloir. Sous ses pieds, une latte de bois mal en place craqua en un long bruit sinistre qui lui glaça le sang. Elle eu l’impression que le monde entier venait de hurler une longue complainte stridente pour alerter de sa présence. Entièrement paralysée, elle n’osait respirer et un filet de sueur commença à lui couler au milieu du dos. Elle entendait clairement le battement de son coeur taper dans ses oreilles. Rien ne se passait, rien ne bougeait dans l’obscurité du couloir. Elle commença à se détendre. Tout à coup la porte face à laquelle elle se trouvait s’ouvrit, et Aileeona se trouva soudain devant l’homme à la cape. Celui-ci était deux fois plus grand qu’elle, et sa silhouette lui apparut telle une ombre titanesque dans le contre-jour de la chambre. Elle leva lentement les yeux vers le visage de l’homme. Celui-ci ne bougeait pas.
Alors elle vit, et toutes les peurs qu’elle avait connues ne furent plus rien en comparaison de la terreur qu’elle ressentit alors. Il était certes humain, mais son visage était ravagé, comme rongé de l’intérieur. Sa barbe était grise et irrégulière et sa peau était ridée. Mais tout ce qu’Aileeona voyait étaient les yeux de l’homme. Ceux-ci semblaient exprimer de la tristesse et de la fierté à la foi.. Quiconque regardait ces yeux ne pouvait éprouver qu’un sentiment : c’était les yeux d'une personne qui a longtemps cherché.
"- Maître, ou allons nous maintenant ?" implora un jeune garçon derrière en se rapprochant. Il devait avoir quatre ans de plus qu'elle.
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