Tengaard [réflexion]

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Tengaard était assis nonchalamment , en tailleur , sur une grande chaise noire , recouverte en partie par un drap . Il avait reposé ses coudes sur la table circulaire et ses cheveux dansaient devant son visage aux aguets . Il semblait attendre quelque chose ou quelqu’un . Ses yeux erraient dans la pièce , avec hésitation , ou plutôt , avec l’air qu’ont les enfants de se saisir de tout par le regard sans prêter d’attention à rien en particulier .

Il ne tremblait plus .

A la fenêtre , on voyait la rue se dérouler tranquillement , son voisin , Mr Vaulliard , tondre son jardin , le torse à l’air en maugréant quelque insanité , disparaître du cadre puis réapparaître , quelques minutes plus tard , ramassant au hasard quelques feuilles déjà rousses avant l’heure .
Il était gentil , Mr Vaulliard . Aigri , peut-être , mais gentil et brave , jamais Tengaard n’aurais osé s’aventurer dehors par ce temps , même pour aller voir la mer qui se trouvait à quelques centaines de mètres de sa maison . Alors pour travailler , vous imaginez bien …
Les rideaux de soie blanche s’entraînaient l’un l’autre , mûs par une légère brise , leurs motifs dentelés ondoyaient et se pâmaient sous la force de la lumière . Tengaard hocha la tête , comme un signe d’approbation à cette beauté légère .

Il ne tremblait toujours pas .

Puis on toqua à la large double-porte . L’Eclaireur eut peine à entendre le « Entrez » distrait qui lui parvint tant bien que mal à travers l’épaisse couche de bois .
« Vous voilà donc .. enfin . »
Aucun mot ne vint répondre à sa question .
La porte se referma .

«-Est-ce aujourd’hui ?
-J’en ai peur .
-Pourquoi avoir peur ? Cela ne vous regarde pas
-Je sais bien monsieur , mais c’est une épreuve pour tout homme de rencontrer sa conscience , je suis plein de compassion pour vous
-Allons …
-Je vous souhaite bonne chance
-Au diable la chance , vous me connaissez bien !
-Justement ..
-Qu’entendez-vous par-là ?
-Voulez-vous que je vous le dise ?
-… Non .
-C’est bien ce que je pensais . »

Sur ces mots , il s’en fut , empressé .
Quelques instants plus tard , une autre main heurta la porte , mais avec une énergie bien plus grande au point qu’on aurait pu croire qu’un bélier s’apprêtait à entrer par la force .

« Oui , Je suis là. »
Un coup de vent .
L’Eclaireur resta hors de la pièce cette fois-ci , et n’allait plus faire un mouvement jusqu’à la fin de la scène :

« -Je suis content de vous voir ..
-Moi aussi Tengard , moi aussi .
-Cela faisait bien longtemps
-Certainement .
-…
-Qu’en est-il , donc ?
-Tengaard , que pensez-vous de votre voisin ?
-De mon voisin ? **il réfléchit , un peu surpris** Il est très gentil , je pense , pourquoi cette question ?
-Il est très gentil , pour sûr . Aimeriez-vous lui ressembler , plus tard ?
-Bien … Je présume que ça serait un bon choix de vie , car certainement le vieux Vaulliard aura sa place au Paradis . Mais je me prends souvent à rêver d’autre chose .
-Vous considéreriez qu’atterrir dans les fripes d’un vieillard sorti , disons-le , de la marche du monde et vivant dans sa propre sphère avec tout ce qu’elle a de continuel et de monotone serait .. un échec ?
-Disons que .. je me prends souvent à me figurer ça , oui , mais c’est à mon plus grand désespoir .
-De quoi rêvez vous , Tengaard ?
-J’ai l’habitude de rêver à une vie d’éclat . Une vie de héros comme celle que les enfants d’anciens temps ou même les très jeunes d’aujourd’hui imaginent , mais adaptée à notre époque .
-Mais encore ?
-Je veux faire le bien . Pour moi et pour les autres . Oui , c’est ça que je veux .
-Mais quelque chose vous dit-il que le vieux Vaulliard fait autre chose que ceci ?
-Non , certes , il est très bon .
-Donc vous vous fichez bien de ce qui est vertueux et de ce qui ne l’est pas .
-Certes pas !
-Seulement , dans ce que vous venez de dire , c’est l’éclat qui prédomine dans votre esprit . Après vient la question du camp à choisir .
-… Malheureusement votre raisonnement semble sans faille .
-Et pourquoi voulez-vous cet éclat ?
-Pour achever ce qui vit et tente encore de respirer quant à mes convictions , superficielles mais animées par une force qui tend vers le Bon , croyez-le , j’oserais dire que c’est pour plaire .
-Pour plaire et s’attirer l’amour de votre prochain ?
-L’approbation également dans une grande partie .. Jeté dans le monde comme nous le sommes , sans repères ni abris , jetés de cette chaude ataraxie , je suppose que c’est humain de chercher à se rassurer , chercher à se dire que ce que l’on fait est bien .
-Certainement .
-…
-…



-Pourquoi ne parlez-vous pas ?
-Que pensez-vous de Phèdre ?
-Phèdre , la vendeuse de fleurs de la plage ?
-Oui . Elle-même .
-Vous la connaissez ?
-Tu oublies qui je suis , mon grand … je peux même me payer le luxe de te tutoyer .
-**Il prit peur** Je la connais .
-Que penses-tu d’elle ?
-Elle est magnifique .
-Pourquoi ?
-Parce que radieuse et empreinte d’une certaine aura.
-Innocence , confiance , pureté ?
-Les trois , je suppose .
-Tu aimerais lui ressembler ?
-A mon niveau certainement .
-Tu ne t’y efforces pas ?
-Pourquoi vivre dans la peau d’un autre ?
-Tu as raison . Tu commences à devenir sensé . Continuons .
-Quelle serait ta fin ultime par rapport à ta vie dans ce monde , à part être aimé ?
-…
-Tu te rends compte , n’est-ce pas , que tu es être pathétique ?
-**Sa main s’emporta** Arrête ! Ne vois tu pas que je fais de mon mieux ! Je suis peut-être né lâche mais je n’en veux rien , je désire ardemment ce changement qui se fait tant attendre !
-C’est pour cela que tu m’as fait venir ?
-Pour tout dire , oui .
-Comment puis-je t’y aider ?
-Disparais .
-Tu ne pourras jamais ni me congédier, ni me détruire .
-Devenons amis , alors
-Ce n’est pas mon rôle .
-Que vais-je faire alors , avec toi ?!
-Souffrir ?
-Ne puis-je te transfigurer ? La volupté sera-t-elle sur un plan totalement différent de ce que je vois en ce moment ?

-Regarde-toi …»

Les yeux de Tengaard débordaient de souffrance et d’imploration .
Le vent s’engouffra vivement et fit murmurer les rideaux de soie blanche .


Tengaard était assis nonchalamment , en tailleur , sur une grande chaise noire , recouverte en partie par un drap . Il avait reposé ses coudes sur la table circulaire et ses cheveux dansaient devant son visage aux aguets . Il semblait attendre quelque chose ou quelqu’un , ou plutôt un miracle .

Il tremblait très fort .
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