[texte assez long, issu d'une vraie rencontre IG. Bonne lecture.
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Comme à l’accoutumée, la Taverne de la Rose Verte était remplie de monde. Un coin de la salle était réservé à un mariage, un autre aux guerriers pantelants, revenus de durs combats aux lisières du Royaume. Mais à ma table, il n’y avait personne.
Je m’appuyais contre le mur, en fixant la chope de cervoise devant moi, l’esprit perdu dans des pensées maussades. Plusieurs fois, l’assemblée avait sollicité que je raconte une histoire, un conte, une légende, que je dévoile une des nombreuses pierres dont est faite l’histoire de la verte Eireann. Mon refus avait été net. Je n’avais pas le cœur à cela, ni même l’inspiration. Ma seule inspiration se trouvait dans le liquide ambré et mousseux, dans lequel des grumeaux d’orge restaient en suspension. L’âcreté de la boisson, malgré le miel ajouté, ne me perturbait pas plus que ça…
Décollant mon dos du mur, je me penchai un peu plus, regardant le fond de ma chopine, vaguement à la recherche de quelque chose. Le Bran croassa, puis se posa sur le rebord de la table. Du coin de l’œil, je le vis tordre son cou, comme seuls les oiseaux peuvent le faire, à la recherche de mon regard, mais je restai immobile. Puis, il s’envola, dans un frottement de plumes.
« - Oh, sombre humeur est la vôtre, Cianech Corbeau de Bataille » dit une voix douce. Je perçus un autre frottement d’aile, au moment où je relevais et tournais ma tête dans la direction de la voix.
Une jeune femme se tenait là. Je voyais de longues mains blanches et fines, et sur une de ces mains, le corbeau perché. L’autre main caressait le plumage d’obsidienne. Mon regard alla jusqu’à son visage. Fin, tout en courbes douces, ses yeux étaient à moitié clos, légèrement voilés par des boucles rousses. Par dessus sa chevelure, elle portait un chapeau forestier semblable au mien, piqué d’une plume. Détachant mes yeux de son fascinant visage, je l’observai, impassible. Petite, frêle, mais sous ses vêtements –elle portait des braies- se devinaient des formes harmonieuses.
Mon regard revint au Bran perché. Je plissai des yeux. C’était la première fois que l’oiseau, depuis notre rencontre, se posait sur un autre être vivant…
« - Son plumage est aussi sombre que vos pensées, Cianech. » Puis, devinant mes interrogations, elle regarda à son tour le corbeau et parla d’une voix encore plus douce : « Lui est moi, et je suis lui. »
« - Par Miles, c’est bien la première fois qu’il va vers quelqu’un d’autre qui ne soit pas un cadavre » rétorquai-je, un vague sentiment de colère dans mon cœur. La jeune femme éclata d’un rire cristallin et charmeur, qui en aurait hypnotisé plus d’un.
« - Nous nous connaissons, lui et moi » dit-elle dans un sourire. « Il est moi, je suis lui » répéta-t-elle. « Il a voyagé sur le dos de mon loup, la nuit dernière, quand nous avons mené la danse du Grand Cornu. »
Les brumes de mon esprit s’apaisaient, et je sus à qui j’avais affaire. Les rumeurs de Tir Na Nog parlaient d’une grande druidesse qui avait mené les cérémonies de Beltaine. Oui, c’était elle que j’avais vue au loin, lorsque les feux furent allumés. C’était elle qui avait prononcé les paroles rituelles. Titubant, je me levai, puis avec une insolence ostentatoire, je m’inclinai, avec un sourire qui ne devait être que grimace sous l’effet de l’alcool :
« - Je vous connais de réputation, Druidesse ! »
Elle ignora mon ton sarcastique et laissa son regard posé sur le Bran. Je me raccrochai à sa dernière phrase :
« - Ah, fort possible… Durant mon sommeil, il va vers des lieux insoupçonnés… »
« - Il semble que vous ne savez pas tout sur lui, bien qu’il soit chair de votre chair et coupe de vos rêves… » m’interrompit-elle, avec un sourire légèrement énigmatique. Comme en réponse à mon insolence, elle tendit la main vers ma chope, posée sur la table, et s’en empara. Puis, elle huma et trempa ses lèvres dans le liquide mousseux :
« - Vous avez bon goût cependant, et votre bière est fraîche » Un vague sentiment de susceptibilité monta en moi, mais je ne le montrai pas. Je m’efforçai de rester impassible.
« - Celle de la Taverne de la Rose Verte est la meilleure de la ville »
« - Cette taverne est toujours aussi bruyante. La bière est bonne mais les buveurs mènent grand tapage et je ne suis point accoutumée à cela » répondit-elle sur le ton de la conversation.
« - Tant que ce n’est pas le silence de la Mort… mais j’avoue que ce… tapage crée une atmosphère que j’aime. » souris-je avec ironie.
« - La craignez-vous tant que ça, la douce mort, celle qui nous lie à la terre et nous renvoie en poussière dansante ? » dit-elle en rivant ses yeux aux miens. Je détournai le regard.
« - Je suis déjà mort. D’une certaine manière. »
« - Oui, et moi aussi, et mille et mille fois » sourit-elle. « La petite mort sur le vert tapis des mousses » dit-elle dans un rire. Je me rassis sur un des tabourets, puis m’emparant d’un gobelet de bois, laissai couler du vin et le portai à mes lèvres. Le goût tanique m’envahit la bouche. Je fis claquer ma langue contre mon palais et je lui répondis :
« - Cette mort-là, elle est bien douce… »
« - A la verveine le sang plaît, le sang des petites coupures, le sang des petites blessures de la douce mort sur le tapis des mousses. » prononça t’elle sur le ton d’une litanie, puis elle reprit son sérieux : « La mort…Vous avez encore cent vies, barde et plus encore, vos chants sont immortels ! »
Voulant rire, je ne pus qu’hoqueter. Je fixai la druidesse, toujours debout, sûre d’elle même. Je levai mon gobelet dans sa direction :
« - C’est bien une malédiction…Après avoir été Aneurin, Gwench’lan, Cianech, que serais-je ? un autre barde torturé ? »
« - Vous ne souriez jamais, comment fleurira l’aubépine ? Les fleurs naissent du sourire des bardes, dit la tradition en forêt de Brocéliande. »
Je ne pus m’empêcher de murmurer, songeur : « - les Blath O’Liam… » puis, haussant le ton de ma voix : « - Les fleurs sont parfois faites de sang, de cris de détresse ». Nous restâmes silencieux un instant, puis elle dit :
« - Vous serez, vous êtes, vous étiez, l’ogham de bouleau porte nos vies et nos destins. »
« - Le bouleau s’abat aisément, et l’ogham ne dure pas aussi éternellement que sur la pierre. Le Savoir s’étiole, et les Langues Anciennes disparaissent… » susurrai-je
« - Je suis ici pour leur redonner vie… »
« - Et bien, je vous souhaite bien du courage » lui répliquai-je, avec une pointe de méchanceté. « Car il faut en vouloir quand on voit le si peu de monde que vous avez réuni à Beltaine »
« - Vous NOUS souhaitez bien du courage, car vous êtes tissé dans la trame, vous aussi ! »
« - Oui, bien sûr. La trame des destins, l’entrelac des racines de vie… » parlai-je avec désinvolture. « Dans les pays nordiques, on parlerait des Nornes, les Trois Sœurs qui tissent, tiennent le fusain, et tranchent les fils des vies sous la bienveillante protection d’Yggdrasill, l’Arbre qui relie Midgard à l’Asgard… »
« - J’y ai voyagé aussi, et c’est porteuse des runes secrètes qu’enfin je me dirigeai vers Brocéliande, à la recherche du maître enchanteur, du mage qui tient la branche d’if… »
Surpris, ma main se crispant sur mon gobelet, je la regardai :
« - Myrddin ? Vous avez vu Myrddin ? » Elle eut un geste élégant, et à nouveau, ce sourire énigmatique qui illumina son beau visage :
« - Je n’ai prononcé aucun nom… »
« - Mmh, c’est vrai… Bien que tout le suggère » concédai-je. Un instant de silence suivit. Elle s’était figée dans son sourire ensorceleur. Gêné, je m’efforçai de ne pas le montrer, et je repris la parole, sur un ton qui se voulait sentencieux :
« - Voyager ne suffit pas. Il faut Apprendre. Savoir lire entre les entrailles de Mère Nature… » Elle m’interrompit :
« - Ce n’est pas à vous que je l’apprendrai, Corbeau de Bataille. Il est des voyages qui sont d’initiation… » J’acquiesçai, mais ne lui laissait pas le temps de finir :
« - … Et d’autres voyages qui s’achèvent une fois la Porte de l’Annwn franchie… »
« - … De ces voyages aussi, parfois, l’on revient… »
« - On en revient malgré soi ! » repartis-je.
« - De ces voyages, il faut savoir tirer le miel, l’eau de la source, la sagesse et non l’amertume et le doute » poursuivit-t-elle « Vous avez marché sur les sombres eaux, sire barde, mais sans doute ne savez-vous pas leur donner l’étincelle de vie… »