[Récit] Au bout de la nuit ; l'espoir

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Entre chien et loup, les pensées s'obscurcissent avec le ciel.

Métaye la Vieille s'offre à celles-ci comme elle a ouvert ses portes à toutes les misères pour s'en faire l'hospice improvisé, la capitale éphémère des espoirs abîmés. Peut-on seulement attendre d'un tel lieu qu'il étouffe toutes les craintes et soigne toutes les blessures ? La nuit tombe peu à peu mais inexorablement sur Glenumbra.

Liam regarde jouer, près de la place, un enfant à qui il manque la moitié d'un bras. A qui il ne reste plus que la moitié d'un bras... Que voulons-nous y voir ? D'un côté la fatalité de l'autre l'espoir. Il ne l'a pas perdu en quelque combat au milieu duquel il se serait trouvé. Il n'a pas été mutilé par une bête sauvage ni même un fou. Non, il a simplement glissé. Il a glissé dans la boue. Elle a du lui paraître si brève et si longue cette chute. Il a couru en croyant voir sa mère un peu plus loin devant lui.

Lorsqu'il s'est enfoncé dans la bourbe et que sa joue a touché le sol, a t-il senti la douleur et l'humidité où fut-il sauvé par la chaude et réconfortante sensation qu'il était possible que tout n'avait été qu'un cauchemar ? La roue du chariot trancha dans l'instant, pour n'en rien garder, sinon un voile qui recouvra l'espoir et rajouter la douleur physique à celle de l'esprit.

Son père s'était précipité auprès de son petit garçon, le cœur un peu plus serré qu'il ne l'était déjà auparavant. Malgré toute sa volonté, tout son effroi, il ne put rien faire pour survenir à l'irréparable que rassurer son enfant de sa présence. Le rassurer... de quoi ?

Eux ne venaient pas de Camlorn mais d'un village du Duché où les morts s'étaient levés. Ils venaient, comme d'autres, trouver refuge où on leur avait dit qu'il y avait de la place et qu'on saurait les protéger. A eux aussi on avait menti... et de village lugubre offerts aux vagues océanes, entourés de marais embrumés aux relents fétides - infestés disait-on de loup-garou - Métaye la Vieille était devenu le camp de fortune des misères humaines.

Liam regardait l'enfant et le père le regardait lui. Chacun essaye de se raccrocher à la vision qui lui inspire un peu de sécurité... de stabilité. Même si tout n'était qu'illusion.

« Où est sa mère ? » Demanda le jeune banneret qui regretta presque de l'avoir fait quand il vit le visage de l'homme se décomposer.

« Elle... elle... derrière nous... avec tout ce que nous avons... dû quitter ; été obligé d'abandonner... » dit-il sous une vive émotion. «Vous savez... ça vient sans prévenir. Ca vient un jour comme un autre. Il n'y a pas de cloche pour l'annoncer... et quand elles résonnent c'est déjà trop tard. »

Liam acquiesça, en comprenant à mi-mot. Il se tut et tourna son regard vers le père.

« Nous n'étions pas riche, vous savez. Les temps sont durs, mais je m'en sortais pour nourrir mon foyer. Je suis artisan... mais les affaires n'allaient pas bien ces temps-ci... échevin de mon village que j'étais même aussi... c'est pas rien vous savez... j'étais fier. Je sais bien que... que je n'ai pas toujours été bon. Mais on... » il retint les sanglots dans sa voix « on ne méritait pas ça... Nous n'avons rien fait aux Divins pour ça... » Il serrait fort ses poings de rage et de désespoirs contenus.


« D'où venez vous... ? » Tenta Liam.

« De nulle part. De nulle part... il n'y a plus de chez-nous, il n'y a plus rien... sinon des morts. Des morts qui marchent ! » cracha t-il avec dégoût. Mais son visage en disait davantage encore et la peur marquait ses traits.

« Je suis... navré. » C'est tout ce que le chevalier trouva à dire, confronté au malaise de savoir que rien ne pourrait-être dit qui apaiserait sa souffrance. Parfois, oui, on se cogne à son propre silence ; impuissant face au chaos qui s'étend sur une vie.

« Vous savez... » il marqua un temps infini, pendant lequel leurs regards s'étaient figés sur un horizon lointain. Ce mutisme là était de ceux où l'un cherche le courage de parler et l'autre se consacre à quelque prière muette pour l'encourager... ou faire que quelque chose vienne le briser.

C'est son fils qui vint mettre un terme à ce supplice. Il devait avoir six ans, amaigrit par la faim et d'autres tourments. Mais il y avait une lueur dans ses yeux. Une lueur qui ne s'était pas éteinte et qui nourrissait le sourire fragile qu'il portait doucement en venant à eux.

« Luce elle m'invite pour jouer dans sa maison ! Papa, je peux y aller ? La maman de Luce elle est d'accord. » déclara l'enfant alors qu'il n'était pas encore arrivé jusqu'à eux et courrait encore.

A peine eut-il reçu l'autorisation qu'il reprit sa course en sens inverse pour rejoindre une fillette plus loin.

« Il a de la chance... c'est pas simple pour ces gens là. Ils voient arriver tant de réfugiés... au début ils se sentent concernés... ils aident comme ils peuvent. Mais quand il y en a trop, ils commencent à se méfier. Ils savent que ça va durer... alors les gens se referment sur eux... et s'enferment chez eux. »

« Oui... je sais. Et on ne peut pas les blâmer, » renchérit Liam. « Vous avez raison... c'est bien qu'il puisse encore en profiter. »

L'homme se redressa et chassa l'air avec son chapeau de laine. Il s'éloigna de quelques pas, pris à la gorge, les yeux rouges. Il fit mine de s'éloigner et Liam se tut, gêné. Et son regard parcourut les divers campements qui parsemaient la ville ; à qui on avait rajouter tant de tentes qu'elles étaient maintenant plus nombreuses que ses maisons.

« Je... je ne peux pas le regarder dans les yeux. Je ne peux plus regarder ses yeux ! » lâcha l'homme de but en blanc, qui était revenu à grand pas. «Quand... » il déglutit «...là-bas, ma femme... elle a été mordue, comme d'autres. Mais moi je l'ai gardé près de moi ! Moi je ne l'ai pas abandonné ! J'ai essayé de la soigner... j'ai essayé... mais j'étais seul avec mon garçon ! » les larmes commençaient à couler à ses yeux. « J'ai essayé... vous savez... j'ai essayé... mais j'ai bien compris que ça ne changerait rien. J'ai pas pu faire autrement ! On se disputait vous savez... on se disputait, souvent. Elle voulait un autre enfant... qu'on aille s'installer chez son frère près de Daguefilante... moi pas... c'est difficile de nourrir tout le monde quand ça va mal, mais... mais je voulais le faire par moi-même... il nous fallait juste plus de temps... » ses yeux perdus dans le vague naviguaient à la dérive de ses pensées au rythme de ses propos confus, crachés avec une dureté qui cachait mal sa douleur vertigineuse. «... mais on s'aimait... Et elle aimait son petit... elle l'aimait tant. » Il frappa de ses deux poings sur la caisse où il était assis plus tôt. « Elle est morte dans mes bras... j'ai rien pu faire. Elle est morte en ayant froid. Et mon tout petit, il l'a vu... il l'a vu qui ne respirait plus. Il a vu... »

Liam écoutait sans mot dire. Son regard rivé sur les navires qui tanguaient arrimés aux quais. Il aurait tant voulu en prendre un en partance pour quelque royaume lointain, préservé du mal ; préservé des hommes eux-mêmes. Un endroit où il n'aurait pas fallu s'inventer chaque jour une raison d'affronter le destin, de relever le gant d'une fatalité sans concession... un endroit où il aurait juste fait bon ; bon vivre, bon s'asseoir et profiter d'un moment de calme et de sérénité. Un nouveau silence... et la voix de l'homme qui le fend à nouveau, le rappelle sur les rivages endeuillés de Glenumbra.

« Toute la nuit... j'ai veillé. Toute la nuit. J'ai bien essayé de la réveiller ; j'ai bien cru qu'elle dormait. Après tout, elle était fiévreuse, c'était peut-être la fatigue... mais c'était pas ça... c'était fini. Lorsque je me suis levé, j'ai entendu un grognement venant d'elle. J'ai senti l'espoir vous savez... un instant je l'ai senti... j'ai voulu y croire » l'homme secoua la tête. « Mais quand j'ai vu ses yeux qui s'ouvraient... sa pâleur... vous savez, je ne suis pas bête. J'y connais pas grand chose à tout ça... mais j'ai fait un bon en arrière et je me suis éloigné. J'ai bien vu qu'elle était comme ils disaient au village quand ils parlaient des autres. Elle a grognée et s'est relevée, doucement... maladroitement. C'est comme si on avait mis quelqu'un d'autre dans son corps et qui s'était réveillé groggy dans un lieu qu'il ne connaissait pas. Ensuite elle s'est mise à marcher vers moi... son regard était comme blanc... comme avec un voile. Et elle était menaçante... J'aurai voulu faire autrement vous savez... »

La gorge serrée, l'homme était pâle et déboussolé et se tenait aux caisses pour ne pas chuter.

« Je suis sorti de la chambre... et je l'ai enfermé. J'ai enfermée ma... ce... cette chose dans notre chambre. J'ai pas su quoi faire... et ça pendant plusieurs jours. Il y avait mon fils ! Vous comprenez ? Il y avait mon fils ! Qu'est ce que j'aurai dû faire hein ? Qu'est-ce que j'aurai dû... » il sanglota et Liam se pinça les lèvres, bouleversé par son histoire. « Il entendait sa maman grogner... il l'entendait griffer la porte... il l'entendait marcher dans notre chambre. Et il ne voulait plus regagner la sienne. Il avait peur que ce soit pareil pour lui. Il ne comprenait pas ce que je lui disais... et il répétait sans cesse qu'il voulait la voir... qu'il voulait retrouver sa maman... qu'il voulait un câlin. »

Il inspira et reprit tant bien que mal ; « Mais après ça les choses ont empiré dans le village... tout le monde vivait terré et un matin il y a eu le feu et ça s'est propagé au grenier et à la maison commune. Et certains ont commencé a dire que le puits était contaminé et que des bêtes avaient été mordues... la folie a pris tout le monde. Et... et plus personne ne voulait rester. Alors ils ont commencé à réunir leurs affaires et à préparer leurs bêtes et leurs chariots. Les premiers sont partis... et puis ça a entraîné les autres. »

L'homme leva son regard vers le ciel comme s'il en espérait un secours improbable, un geste des Huit Divins, et ferma les yeux en grimaçant pour retenir ses pleurs.

« Ma femme était toujours là... chez nous... et je ne savais plus quoi faire. Mais quelques jours après ça, les morts qui marchent étaient partout... ils rôdaient la nuit et le village n'était plus sûr. Et mon tout petit, il avait si peur... la nuit il y avait des bruits partout, tout le temps. On entendait des cris... des grognements. C'était épouvantable ! On avait peur... tous les deux. J'étais terrorisé... » Il marqua un nouveau silence. « Je ne peux plus le regarder dans les yeux... vous savez pourquoi ? »

Liam secoua la tête, lentement, comme ankylosé.

« Au petit matin je suis rentré dans la chambre... dans notre chambre. Avec une hache. Elle était dans un coin, hagard. J'ai refermé la porte derrière moi... je... je savais qu'il m'avait entendu me lever. Mais j'ai pensé qu'il resterait couché vous savez... j'ai... il avait tellement peur. Elle aurait pu lui faire du mal ! Elle était dangereuse pour lui ! Elle... ce n'était plus... ce n'était plus ma femme... cette chose n'était plus sa maman...» cette fois-ci les larmes coulaient sans retenues sur ses joues et il hoquetait. « QUI PEUT ME JUGER ? HEIN !? Qui Pe...» sa voix mourut alors qu'il suffoqua, semblant étouffer ; oppressé au dernier degré. Elle revint chevrotante ; « Ca a fait du bruit... beau... beaucoup plus de bruit que je ne le pensais... quand... quand...je l'ai frappé. Il a fallu que je frappe... encore... encore... encore... encore... et encore !!! » martela t-il en se tendant à chaque mot comme s'il revivait la scène. « Il y avait du sang partout... il y avait son sang partout. Alors... je... je l'ai mise dans un drap pour pas qu'il la voit comme ça. » il s'essuya rageusement les yeux du revers de ses mains.

« Quand je suis sorti... c'est son regard que j'ai croisé en premier. C'est son regard. Il m'a vu... plein de sang... il m'a vu et dans son regard je l'ai lu... j'ai lu que sa maman était morte deux fois... et cette fois le coupable c'était moi. » Devenu blême il reprit aussitôt : « Vous savez... il n'a rien dit. Non... il n'a rien dit du tout. Il m'a regardé et il est resté là devant moi. Et j'ai pas su quoi faire... j'ai pas su quoi dire. Toute la nuit... il a fait des cauchemars et il a pleuré... trop... beaucoup trop pour un enfant comme ça. »

Liam posa son regard sur l'homme. Un regard vaincu une nouvelle fois par une réalité impitoyable qu'il avait côtoyée quatre ans durant, presque seul... en ruminant ses propres peines, en soignant ses propres plaies. Mais à chaque fois, il prenait de plein fouet les maux qui se répandaient sur leurs terres.

« Le lendemain on l'a enterré... dans le jardin. Il n'y avait plus personne pour nous voir... plus personne pour lui dire au revoir. Juste nous deux. Et puis on est parti. »

C'est durant ce voyage là, pendant lequel un père rongé par la culpabilité guidait une charrette sans vraiment savoir où cela allait les mener, accompagné de son enfant, orphelin à moitié, marqué à jamais par un cauchemar éveillé, que se produisait l'accident.

Il faisait sombre avec la pluie. Ils avaient pris place dans une cortège de réfugiés qui venait d'un peu partout dans la région. Ils se rendaient tous à la même destination ; Métaye la Vieille qui allait sentir un peu plus le poids de son âge...

Il avait couru l'enfant, croyant voir devant lui sa mère. C'était de la joie, c'était de l'espoir ; lui qui la croyait morte et n'avait pas encore compris qu'il ne pourrait jamais plus la revoir. Ou qui nourrissait l'illusion que cette absence était provisoire. Oui, il avait couru après l'espoir, et fut finalement fauché une nouvelle fois par l'impitoyable destin. Car un malheur ne vient jamais seul...

Liam qui n'était plus innocent, en avait malgré tout la gorge nouée. Il y a des coups contre lesquels même un chevalier ne peut rien, pas même avec son bouclier. Il chercha quoi dire, il chercha comment le réconforter. Mais qu'est ce qui est à la mesure d'un père endeuillé pour son épouse et désemparé pour son enfant mutilé ?

Qui, ici pouvait dire lequel d'entre tous souffrait le plus ? A chaque réfugié ; une histoire. Une histoire terrible et douloureuse. Chacun à sa mesure... et si la souffrance du Duc Sebastien de Camlorn qui avait lui aussi trouvé refuge à Métaye la Vieille paraissait difficilement égale à celle de cet homme là, ou de l'un des habitants endeuillés de quelque terre que ce soit... tout était lié à la symbolique.

Pour l'époux endeuillé, l'enfant orphelin, le seigneur chassé de chez lui... et le jeune héritier déshonoré... et banni... ce sont les symboles qui frappent davantage le clou de la souffrance qu'on a fiché en eux. La façon dont tout s'inscrit dans l'histoire... et dont elle se réalise ; c'est ce qui forge les symboles de leur désespoir... et de leur déchéance. Quand le père regarde son enfant et qu'il voit le miroir de ses actes et ne sait plus s'y regarder. Quand l'enfant regarde son père et ne parvient pas à savoir s'il est son bourreau ou son pilier. Quand un Duc doit faire face à sa propre impuissance te craindre d'avoir tout perdu et plus encore, la confiance de ceux qu'il devait protéger. Quand l'héritier d'une Maison déchue... sent tout le poids de son Histoire peser sur ce qu'on attend de lui et la conduite de sa destinée.

Liam considéra à nouveau l'endroit où l'enfant jouait il y a quelques temps encore. Les gens peuvent endurer bien des malheurs... jusqu'à en perdre la raison. Jusqu'à la folie. Mais si le temps leur est donné, si chaque jour ne les accable pas davantage, alors ils peuvent s'y faire... et lorsque des jours plus heureux reviennent, ils peuvent même s'en remettre. Mais ce que craignent plus que tous les gens, c'est l'instabilité. Ne pas savoir de quoi demain sera fait ; de se coucher et d'ignorer ce qu'ils trouveront au réveil ; qui une épouse ou une mère morte... qui sa vie ruinée. Si rien n'est jamais sûr, il y a un rythme que les vivants acceptent ; qu'ils vivent avec un peu d'anxiété mais bordés d'espoir.

Cependant, lorsque l'instabilité s'installe durablement alors c'est comme de vivre plongé dans le noir.

« Vous... vous n'étiez pas coupable. Ce n'est pas ce que vous êtes ; coupable. Je ne sais pas ce que j'aurai fait moi-même. Mais vous devez le regarder dans les yeux... vous le devez parce qu'il y a de l'espoir dans son regard. Parce qu'il a besoin de savoir que vous êtes toujours là et que vous continuerez à le protéger et à l'aimer. Parce qu'il a besoin de croire que vous serez encore là demain, près de lui. » dit Liam. « Je ne sais pas ce que c'est d'être père... je sais juste ce que c'est de n'avoir plus que lui ; d'avoir perdu trop tôt sa mère. Et je sais de quoi on a besoin et ce qu'on redoute plus que tout. »

A cet enfant là, qui garde les yeux ouverts et que le sourire n'a pas encore abandonné, il faut donner le sentiment qu'au bout de la nuit, le jour se lèvera à nouveau ; et qu'il ne sera pas seul.

Qu'au bout de la nuit, il y a l'espoir.

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Dernière modification par Malheur ; 20/02/2014 à 22h39.
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