[Broc] [Hib]La Clef, Sagà de Cianech

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Chapitre IX

La lutte fut brève. Le barde, la force décuplée par la peur, dégagea un bras et asséna plusieurs coups. Se démenant comme un beau diable, pour se dégager de l’étreinte, il tomba avec son adversaire. Un instant, le combat devint silencieux, étouffé par le tapis d’herbe sous leurs corps.

Puis, l’assaillant prit le dessus et immobilisa complètement Cianech. Ce dernier se retourna, les yeux injectés de sang, la figure égratignée de part en part. Il ne voyait pas le visage penché au-dessus de lui, l’ombre des arbres ne laissant filtrer que quelques rares rais de lumière.

« - Qui êtes-vous ? » s’étrangla à moitié le barde, suffoquant sous le poids de son adversaire.
Un sourd grondement lui répondit. Un instant, le barde vit les yeux, des yeux d’un rouge profond, de ceux qui ne sont pas humains…

Le regard s’habituant à la pénombre, il vit que ce qui le retenait étaient de grandes mains recouvertes de fourrure, aux ongles acérés et faites pour tuer. La tête n’avait rien d’humain, elle s’animait d’une bestialité profonde, d’une colère torrentielle venu du plus profond de la Nature. Un museau de cerf, de grands bois se dressaient, quatre cors noirs.

Cianech arrêta de bouger, il savait qu’il était inutile de tenter quoi que ce soit contre un tel adversaire. La forme se releva. Elle paraissait gigantesque, à moitié humaine. Si son torse ressemblait à celui d’un homme, ses jambes étaient de puissantes pattes de Cerf. Cianech connaissait cette forme, ce don de Kernunnos fait aux guerriers de la Nature, les Protecteurs.

Mais elle était considérablement plus impressionnante, plus grande, infiniment plus puissante et là où, chez les Protecteurs, ce n’était qu’un sortilège de quelques instants, c’était une transformation définitive.

Rudement, l’Homme Cerf releva Cianech, le soulevant avec facilité, le remettant sur pied. Les yeux rouges scrutèrent les alentours, aux aguets. Puis, il les tourna vers le barde, et sans ménagement, l’être poussa le barde dans une direction, avec un grognement guttural.

Cianech se résolut à marcher. Il n’était pas de taille, et n’avait la force d’encourir la colère et la violence de la bête. C’était un Kernos, ce ne pouvait pas être un autre être. Pourquoi les Kernos attachaient tant d’importance aux actes du barde ? Il était évident que la Clef était au centre de leurs préoccupations, et cela, Cianech l’avait compris dès la première rencontre, dans les monts de Collory. Tout en marchant, poussé d’un geste brusque par l’Homme Cerf, il se remémora de ce qu’il savait à leur propos.

Peu nombreux, les Kernos étaient de grands guerriers, Celtes et FirBolgs, comme celui que Cianech avait croisé. Ils étaient craints, sinon haïs… Qui n’avait pas ressenti un malaise à la vue d’un immense FirBolg, au regard bestial, le visage portant les stigmates d’une mutilation volontaire ? Leur colère n’avait de fin que la mort, au bout de leurs cors, de leurs grandes lances…

Ils n’avaient pratiquement plus rien d’humain en eux. La Nature les avait reconquis à sa manière, reprenant son droit sur leur vie. Seuls leurs druides savaient. Cianech sentit confusément qu’il tenait là un début d’explication, sans pouvoir pour autant aboutir à une conclusion. Les druides de Kernunnos possédaient un art différent des autres druides… Peut-être parce qu’ils étaient en osmose avec la partie la plus cruelle et violente de la Nature, ils étaient les maîtres dans les poisons les plus violents, les philtres sournois, les breuvages malsains… Leur seul maître est celui qui arpente depuis Beltaine jusqu’à Samain les forêts les plus sombres, les plus profondes, Kernunnos. Ce même esprit, déité, puissance émanatrice de la Nature, qui avait refusé l’accès à l’Annwn à Cianech. Le barde considérait le Cerf avec crainte, devait-il désormais le considérer comme un ennemi ?

Ils arrivèrent en vue du campement des Kernos. Quelques huttes rustres et rudimentaires, visiblement temporaires –car les Kernos n’ont aucun point d’attache-, posées çà et là, sur une herbe brûlée par le Soleil. Les occupants étaient peu, au vu au nombre de huttes. Deux sentinelles, deux semi-cerfs montaient la garde, scrutant l’orée de la forêt. Et au centre du campement, assis sur une pierre, avec deux FirBolgs, Cianech reconnut celui qu’il avait rencontré au début de son voyage…
Chapitre X

Il sonde mon esprit. Il cherche à savoir ce qui s’est passé, à comprendre ce que j’ai réveillé, à sonder mes sentiments, à savoir si je sais. Mais je ne sais pas. Est-ce une ombre que j’ai réveillé ? Est-ce autre chose ?

Il se lève. Toujours son regard scrutateur. Puis, il tend ses deux poings vers moi, et lentement les retourne, découvrant ses paumes vers le ciel. Signe de paix. Ma crainte s’apaise, mais je n’ose bouger. Son regard quitte le mien, se faisant plus vague. Un instant, une vague de tristesse passe sur son visage, fugace.

« - Assieds toi, Barde. » m’intime t’il d’un ton qui n’admettait pas le contraire. Je m’assieds, à même le sol. Mes bras sont douloureux de la lutte. Le sang bat mes tempes, comme si les émotions exigent de sortir de ma tête. Mais au fond de moi, toujours cette curiosité. Insidieuse, rongeante. Vais-je comprendre ce qui s’est passé ?

« - La Clef… Tu ne l’as plus. Tes souvenirs sont vagues et embrumés. Tu cherches à savoir. Tes yeux ne sont que interrogations. Tu es perdu. » Il marque une pause. « Tu sais qui nous sommes, n’est-ce pas ? » J’acquiesce, dans un vague hochement de tête. Il sembla l’ignorer.

« - Nous sommes les Kernos, et nous n’avons qu’un seul maître ! Kernunnos le Puissant ! » crie-t-il à moitié. A côté de lui, ses compagnons approuvent, une étincelle de folie s’allumant dans leurs yeux à l’évocation du Dieu qu’ils vénèrent. Puis, le FirBolg reprend, avec une voix plus basse, comme s’il murmurait un secret. « Il est endormi. Un jour, il se réveillera et nous serons là pour l’accompagner dans ses courses effrénées ! »

« - Mais, Barde, j’ai cru, et ce fut là mon erreur, que ce serait toi qui le réveillerais. » Son ton se fait encore plus bas : « La Clef que tu as trouvé, tu l’as trouvé chez les Fomoirés, n’est-ce pas ? » Il n’attend pas ma réponse, mes pensées sont embrouillées, je cherche à les réorganiser. « Ce sont nos pires ennemis ! Combien de fois nous ne sommes-nous pas confrontés ?… Mais depuis que Balor est revenu du Monde des Morts, les Fomoirés sont devenus plus puissants. C’est au cours d’un de ces affrontements que nous avons perdu la Clef… »

J’écoute, conscient de l’importance des paroles du Druide. « Cette Clef, nous la gardions en vertu d’un bòid ancien, dont même la raison se perd dans les abîmes du Temps : jamais nous, Kernos, ne devions l’utiliser, mais un autre ? » Il reprend son souffle. « Quand notre mémoire ne fut plus claire au sujet de cette Clef –seul le commandement nous restait-, nous avons été taraudés par une seule question : Et si cette Clef réveillait Celui qui Arpente ? Liés au bòid, nous n’avons pas cherché à y répondre. Sa perte nous désolait, et nous allions la reprendre lorsque ce fut toi qui la retrouva ! Et, en vérité, nous avons commencé à nourrir de bien folles espérances. Mais ta curiosité s’endormit rapidement jusqu’à la guérison de cette enfant elfe. Très discrètement, nous avons fait ré-surgir par des Secrets connus de nous seuls, cette curiosité évanouie. Une fois la flamme généralement allumée chez vous, les Celtes, la curiosité vous ronge comme un lent et long poison ! »

« - Alors, pourquoi nous sommes-nous rencontrés ? » demande-je, mortifié par ces révélations.
« - Justement pour exacerber encore davantage ta curiosité. Combien d’hommes ne préfèrent-ils pas prendre de risques, enfreindre les mises en garde, lorsqu’ils sont prévenus ? Toujours est-il que nous nous sommes trompés. La Clef n’a pas réveillé le Grand Cerf comme nous le croyions, mais autre chose… »


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lexique sommaire:
bòid : serment
Bran : corbeau
Beltaine : premier jour de la saison d'été (1er mai)
Samain ou Samhain : dernier jour de la saison d'été, premier de la saison froide
Lughnasadh : solstice d'été (21 juin)
Vrandubh : Corbeau sombre
BranIrgal : Corbeau des batailles
Baer-Gaeddon : Cercle de Pierre
Chapitre XI


Ils m’ont ramené, et m’ont laissé. Achasán a thabhairt do dhuine ! Que Nuada les transperce de son épée ! Je me sens humilié. Mais ce n’est pas le pire. Je suis surtout partagé entre deux sentiments.

Je suis effrayé, une ombre pèse sur moi et qui sait si elle n’est pas mortelle…Quelle ironie ! Je cherche l’Annwn pour enfin trouver le repos qu’on m’a interdit, et j’ai peur, maintenant, de mourir. Non…J’ai peur de la façon dont je vais mourir. Jamais cette pensée n’avait autant étreint mon esprit de ses griffes froides.

J’ai toujours su mettre sur les ombres, un visage, des pensées, une forme. Ne fût-ce que parce que mon Bran me donnait ce fugace sixième sens. Mais il s’est envolé, et je suis seul, aveuglé, conscient d’avoir perdu quelque chose de vital. J’ai peur de ne pas savoir, pour une fois.

Et à cette peur, s’ajoute la maladie de la curiosité qui me ronge à nouveau les entrailles. Encore et davantage. Si je pouvais m’en débarrasser, je m’arracherais volontiers les viscères.

Cette fois-ci, je suis seul. Désespérément seul. Je me traîne vers Tir Na Nog, les tourments pesant lourdement sur mes épaules. Mes pensées s’étiolent dans mon esprit. Tout cela dépasse mon entendement, et c’est la première fois que je ne sais que faire.

Les légendes ne me sont d’aucun secours ! Les secrets les plus sombres de Kernunnos, qui les connaît ? Même ses fidèles, ces Kernos –J’expectore un glaire de haine-, ne savent pas. Il y a des lieus où jamais ne la lumière ne pénètre. Ce sont souvent des forêts aux arbres touffus, tordus, recroquevillés par les cycles, sur des mystères inavoués. Qui ose arriver jusque là, périra étouffé, disent les druides les plus vénérables. Déjà, mon esprit s’asphyxie. Il faut me débattre.

Comprendre, trouver.
Ce qu’il convient de faire, décide-le ; ce que tu as décidé, entreprends-le ; ce que tu as entrepris, achève-le. Soit, j’irais donc au bout de mes tourments, de mes peines, comme je l’ai toujours fait. Seul. Je n’ai donc que le temps de saisir quelques affaires et de m’éloigner de Connacht et Lough Derg. Puis, j’attendrais.
Chapitre XII


Du Bosquet, il ne restait plus que des ruines, des grandes racines noircies par le feu. Des arbres vidés de leur cœur, et une indicible odeur, entre mort et vie. Çà et là, sur le sol, les objets éparpillés témoignaient d’une violence ancienne, subite, inconnue. Le sol semblait être devenu stérile, incapable de faire germer en son sein, une nouvelle vie. Avec la mort de l’Arbre-Cœur, c’était tout le lieu qui avait sombré dans l’Oubli.

En contrebas, la plage se dessinait, mince bande blanche entre la forêt et l’océan de couleur turquoise. Netch et ses remparts, faits dans une pierre unie, ressemblait, par son uniformité grise, à un roc sur lequel venait se briser les vagues. Vers l’intérieur d’Hy Brasil, la brume recouvrait les Terres mais laissait paraître la cîme des arbres les plus grands, dix fois centenaires.

Entre terre, ciel, mer et oubli, c’est là que se trouvait Cianech, qui appréciait à sa façon la curieuse alchimie des éléments et d’un passé honni. Sa fuite l’avait mené là, dans un abri qu’il jugeait sûr. Hy Brasil, Mémoire du Monde. Ici, plus qu’ailleurs, la Nature vivait et se manifestait, de par le gigantisme de ses arbres, ses Bosquets. L’Île des Mythes portait en elle les germes de nombreux savoirs. Et, à l’image de la Nature, ces mêmes savoirs comportaient des zones obscures, des non-dits.

Ce n’était pas pour rien que les Fomoirés s’étaient réfugiés dans les tréfonds quasi-impénétrables de Fomoria, derrière les murs suintant la haine de Tur Suil. Et que dire du Démon-Monde Olcasgean, qui ne faisait qu’un avec Galladoria ? Là où les secrets sont les mieux enfouis, la corruption, les êtres les plus malsains de la Nature, les spectres revenus de l’Annwn sont les plus présents.

Cianech pensait à tout cela. Ses temps de réflexions l’avaient amené à repenser à la conversation avec le druide Kernos. Si Kernunnos leur avait confié la Clef en vertu d’un bóid, alors c’est que l’être avait eu à faire avec le Grand Cerf. Et plutôt en mal, jugeait Cianech. Le lieu derrière la Porte, pour autant qu’il pouvait s’en remémorer les dispositions, avait tout l’air d’une prison, où la créature avait été confinée.
Que s’était-il passé ? Une bataille ? Une confrontation ? Quoiqu’il en soit, si Cianech savait que l’être était un ennemi de l’Esprit de la Nature, il n’avait aucune idée sur qui il était, ni même de la race à laquelle il appartenait…

Peut-être faisait-il partie des légendes oubliées, parties en poussière avec le Temps et les Âges ? Peut-être… Cianech se leva et s’étira, se désengourdissant. Le soleil avait sombré dans les flots, et les étoiles étincelaient, au-dessus de la mince nappe translucide de brume. Le silence le plus absolu régnait, jusqu’à ce qu’un croassement ne le trouble
Chapitre XIII

Cianech se leva subitement, comme aux aguets. Était-ce son bran ? Le compagnon que l’infortune lui avait assigné depuis de longues années déjà ? Le barde regarda autour de lui, essayant de percer l’obscurité.

Non seulement le croassement persista, mais au bout d’une fraction de temps, se démultiplia. C’était une clameur allant grandissant, tournant à un étrange vacarme. Contraste avec le calme du lieu même. Le barde se résolut à quitter les ruines du Bosquet et prudemment, se dirigea vers les lieux de la cacophonie. Il descendit la colline, s’enfonçant dans les terres d’Hy Brasil.

Dans les sous-bois habituellement mouvementés, où règnent les babouins, à la fois timides et agressifs et les ents corrompus, rien ne bougeait. Comme s’ils avaient été désertés. Sous les gigantesques arbres, des feuillus plus petits s’épanouissaient. Sauf un, que Cianech remarqua, parce qu’il était la source des croassements.

L’arbre était de couleur grisâtre, l’écorce se détachait de-ci, de-là en copeaux entiers. Nulle feuille, juste des branches blafardes, étiques sur lesquelles… se tenaient des dizaines de corbeaux, imposants, au plumage d’un noir lustré, au bec plus noir que le plus sombre ébène.

L’arbre aux corbeaux…

Je m’approche prudemment. Les croassements cessent et tout les oiseaux tournent leurs yeux d’onyx vers moi, me jaugeant, me jugeant. Moi, je cherche mon Bran. Celui qui est devenu une partie de moi-même. J’en oublie le danger, et toute chose.

Je m’approche trop près…


Les corbeaux s’envolèrent, dans un grand bruit, groupés. Puis, comme une tornade, ils tournèrent autour de l’arbre. Leurs ailes semblaient toucher le sol, c’était une mêlée chaotique, où ergots se croisaient avec bec et plumes noires. Et inexorablement, la mêlée se resserra, devenant une ombre noire, mouvante. Plus de corbeaux, juste un fantôme aux contours flous.

La forme de la silhouette se précisa, grande, humanoïde. Cianech recula, médusé. L’heure de la confrontation était ainsi venue, car il ne faisait pas de doute dans son cœur que c’était là ce qu’il avait réveillé.

L’être avait l’aspect d’un homme, d’un celte. Son visage, dans l’obscurité, n’était pas visible, et les rares rayons de Lune montraient qu’il portait une cape, avec une capuche. Il était immobile, mais le barde savait que sous les ténèbres de la cape, deux yeux le dardaient. Un nouveau croassement se fit entendre.

C’est mon Bran. Je le sais, je reconnaîtrais son cri entre mille autres. Il se trouve au-dessus de moi. Je tends ma main gantée pour qu’il se pose dessus. Il passe au-dessus de moi, m’ignorant. Puis il se pose sur l’épaule de l’Autre. Mon cœur se glace. Un rayon de Lune, plus lumineux que les autres, perce l’épais plafond feuillu. Et je vois son visage…
Chapitre XIV

Le choc est d’autant plus rude, que je recule de quelques pas. On aurait dit un miroir en face de moi. Même visage. Mais celui-ci reste étrangement neutre, scrutateur. Immobile comme une statue, et c’est à peine si le Bran tressaille sur son épaule. Une vague de peur suit la surprise, et je me sens trembler sur mes jambes.

Ainsi, c’était lui, que j’avais réveillé. Cela ne fait aucun doute. Mais pourquoi possède-t-il mon visage ? Est-ce un métamorphe, capable de prendre l’aspect de n’importe qui ? Ou alors, est-ce vraiment un autre moi ? Bien que l’envie de me fuir me prenne, je reste immobile, subjugué.

L’Autre bouge subrepticement, tend ses paumes vers le haut. Tout doucement, il entame une sourde mélopée. Doucement, le vent se met à souffler, s’accordant à son chant. Le feuillage des arbres se met à bruire, et toute la Nature semble s’éveiller et chanter à son tour, accompagnant l’Être.

Les paroles sont d’abord inintelligibles. Puis, petit à petit, je perçois des bribes, des mots connus. Il chante dans la Langue Ancienne, celle que seuls les plus vieux ovates connaissent désormais, car relique d’un temps ancien, révolu, où les Thuatà De Dannàn arpentaient encore le Monde.

Le chant devient guttural et résonne à travers les arcades végétales. Douleur, mort, obscurité, fuite sans fin. La litanie continue. Amhran Dubh, le Sombre Chant, celui qui allie la perfection aux affres les plus noires ; celui que nul barde n’ose chanter parce qu’elle porte la folie, une infinie souffrance. Elle se murmurait doucement, avec prudence, le cœur empli de crainte, de peur de réveiller les Esprits affligés. Et cet Être, lui, la chante à gorge déployée !

Pauvre fou, aurais-je pensé en d’autres temps. Mais la fascination rive mon regard sur lui. Assurément, si l’Être était un homme, il aurait été le plus grand barde, surpassant même Taliesin ! Crie-t-il sa douleur ? Son visage semble apaisé, les yeux clos.

Des cycles et des cycles passés dans son monde-prison ; des cycles à souffrir avant d’être atteint par l’engourdissement, le renoncement. Mais l’espoir était toujours là, flamme vacillante, mais éternelle, espoir de liberté. Voilà ce qu’il chante, maintenant, changeant le Chant, en fanal d’espoir.

Je suis subjugué. Je n’ai pas un ennemi devant moi. Je fais un pas vers lui. Son chant s’atténue, semble doucement se confondre avec les courants d’air silencieux qui courent entre les racines. Je fais un autre pas, mon regard toujours fixé sur lui.

Le silence envahit les environs, il me contemple, de ses yeux aveugles…
Chapitre XV

Où sommes-nous ?

La lame siffla dans l’air, Cianech bloqua le coup en levant sa rondache. Immédiatement, il fit un écart de côté, riposta à son tour. Le marteau fendit l’air, ne rencontrant que le vide. Déséquilibré, le barde partit en avant, tandis que son adversaire passait derrière lui. Sentant l’épée tracer un mortel chemin dans son dos, il se laissa tomber lourdement sur le sol. Le sang pulsait vigoureusement dans ses tempes, et sa tête ne semblait plus qu’être une caisse à résonance. Il ne savait pas s’il était seul, ni combien d’adversaires il affrontait.

Cianech perçut à nouveau la menace de la lame. Il roula à nouveau sur lui-même, tandis qu’elle se fichait dans la terre meuble. Il prononça quelques mots en Langue Ancienne, immobilisant son adversaire dans une glyphe naturelle. Se relevant, il eût juste le temps de dévier un coup, d’un autre adversaire. Sous la violence du coup, il fit trois pas en arrière et se retrouva dos à dos avec l’Amhran Dubh.

Où sommes-nous ?
Chapitre XVI

Je marche en sa compagnie. Il ne dit rien. Pourquoi dirait-il quelque chose ? Dans ses orbites vides de toute expression, il y a des étoiles, une altérité indéfinissable. On y plonge son regard et on comprend pourquoi l’Ancien Savoir s’est perdu. Au-delà des limbes, les Secrets ne sont pas bons à savoir.

C’est lui qui me guide. A-t-il annihilé ma volonté ? Me tient-il prisonnier ? Sa Chasse n’avait pas duré. Sa Proie était venu le trouver. Ces pensées, comme autant d’éclairs, troublent mon esprit, comme si l’Être usait d’un don télépathique sporadique, irrégulier.

La Proie l’a berné. Le Chasseur a bandé son arc de pourpre, brandi sa lance d’argent. Rien n’y a fait contre la Proie. Elle est devenue à son tour Chasseur, aux yeux d’écarlate, furie parmi les furies. Brûlés les yeux, disloqué le corps, emprisonné l’esprit !

Mais la Chasse recommence. Il me manque mon Cor, que j’entonne les antiques Chants de Guerre. Qu’à cela ne tienne, je chanterai plus fort que Partholon lorsqu’il vit Cichol le Fomoiré et qu’il le tua !

Une plaine, trois lacs, neuf rivières… C’est mon pays, ma terre jusqu’à Beltaine, quand le vent porte les neuf mille cris d’agonie. Cinq plaines, dix lacs et neuf rivières, c’est mon pays quand Neimed arriva. Dix-sept plaines, quatorze lacs et neuf rivières, ce sont mes terres de chasse quand Conainn réduisit en esclavage les étourdis.

Et un ruisselet de sang que j’ai vu couler, mince filet contenant la sève la plus pure d’Eireann ! Nulle autre plaine ne fût défrichée mais une Forêt poussa lorsque Eochaid Mac Erc ceignit la Couronne des Rois. Et un corbeau croassa sur un arbre au milieu d’un Crannog, ce jour où surgirent des brumes les mille fils des océans et d’îles englouties.

La Forêt perdit ses feuilles, sous le frémissement des pas des mille héros descendant les pentes du Conmaicne Cuile Toladh et sous le choc des armes. Et à nouveau, la plaine de Lia fut abreuvée de milles et une plaie.

Cent furent les pierres qui se dressèrent sur le lieu, liens entre Terre et Ciel ! Dix-sept plaines, quatorze lacs, neuf rivières, une Forêt et cent dolmens et une colline couronnée de la Lia Fail pour la Verte Terre.

Mille succombèrent sous l’œil de Balor, devenant poussières et ombres. Et un devint Roi de Tara, brandissant Slea Bua parmi les vainqueurs.

Sans nombre furent les navires qui accostèrent à Inber Stainge, mais un fut le Peuple qui défit les Héros. Et deux furent les Royaumes, l’un d’Ombre, du Voile d’Argent ; l’autre de Lumière, sous le Linceul azuré.

Dix-sept plaines, quatorze lacs, neuf rivières, une Forêt, cent dolmens, une colline couronnée et deux Royaumes. Tel est ce que j’ai vu, tel est mon terrain de Chasse, et nul ne m’a vu l’arpenter à la recherche de ma Proie.

Je me réapproprie lentement mon esprit. J’ai encore des images, comme autant d’éclairs évanescents qui déchirent les pensées. Je n’ose le regarder marcher à mes côtés. Ses souvenirs distillés avec une puissance ancestrale me laissent inquiet, troublé et craintif.

S’il a su et sait m’imposer ses pensées, alors il a vu mes pensées. Je risque un regard vers lui, tandis que nous rejoignons le bosquet de Domnan. Son visage semble aussi flou que ses orbites sont de ténèbres. Il me fixe et acquiesce.
Chapitre XVII


Le Bran volait au-dessus de l’Amhran Dubh –car c’est ainsi que Cianech appelait le Chasseur, décrivant de longs cercles, à la manière d’un rapace à la recherche d’une proie. Le barde ne pouvait s’empêcher de ressentir une pointe de jalousie, à l’idée que le Corbeau serve un autre, fut-il une sorte…d’esprit immémorial.

Ils ne se parlaient pas, et ceux qui remarquaient leur présence entendait juste l’un des deux chantonner un étrange refrain, comme une psalmodie. Quant à l’autre, il marchait tête baissée, visiblement préoccupé. Nul ne remarqua qu’ils se ressemblaient presque comme deux gouttes d’eau. Ils passèrent le Portail reliant le Bosquet à la Tour du Shannon.

Le Corbeau se posa sur une des branches à proximité de la tour. Cianech l’observait, l’esprit toujours un peu désemparé. Il se sentait happé par quelque chose qui lui échappait définitivement. Et ça, l’Être le savait parfaitement. Cianech craignait qu’il n’use de cette faille, pour le contraindre, ou façonner son esprit à sa façon, ou, tout du moins, lui insinuer des faux souvenirs, des images… Le barde s’effondra plus qu’il ne s’assit sur une des bornes jalonnant la route vers Innis Carthaig.

L’Amhran Dubh scrutait l’arbre sur lequel s’était posé le Bran. Puis, après un lent examen, il se saisit d’une longue branche, droite et souple, et s’employa à la casser. Une fois fait, il la jaugea, la saisissant entre ses deux mains et lui imposant une courbure. Le bois ne rompit pas. Le Corbeau s’envola et reprit ses larges cercles, se laissant porter le vent.

Cianech avait observé le manège d’un œil entre une indifférence feinte et un air ennuyé. Il imaginait que l’Amhran avait besoin d’un bâton sur lequel s’appuyer. Il poussa un soupir, alors que l’Être s’asseyait à côté de lui, tout en faisant grincer le bois de sa canne.

A nouveau, il sentit une vague dans son esprit, une intrusion en douceur, mais désagréable quand même. Des images se formèrent, montrant une terre cendreuse, aux arbres noirs tordus, recroquevillés sur eux-mêmes, et, au creux de leurs racines, un mince filet d’eau grisâtre s’écoulait. Nulle vie sur cette terre désolée que le barde avait déjà vue. Il sursauta. Cianech se vit gravir une colline, et une fois, au sommet, regarder une vaste étendue. Entre plaine désolée et vallée luxuriante, l’image oscillait.

Il connaissait cette terre, au-delà de tout songe. C’était sa terre, son royaume. C’était ce qu’il cherchait. L’Annwn. La terre des morts, qui, selon les légendes, se déclinait sous de multiples formes. Selon que vous rêviez de richesse, des grands if aux troncs d’argent germaient ; selon que vous rêviez de paix, une immense plaine où l’herbe bruissait sous le vent ; selon que vous rêviez de gloire, un trône de lapis-lazuli sur une montagne blanche vous était offert. L’Annwn, terre des âmes, des morts, au delà du Royaume des Tertres.

Je peux t’y amener, si tu m’aides.

Les images disparurent de l’esprit de Cianech. Le barde regardait d’une manière étrange l’Amhran Dubh. Il fixait son bâton, puis, de sous sa pèlerine, il sortit un long fil scintillant, qu’il tendit avec force aux deux extrémités du bâton. L’arc semblait sommaire, mais l’Être effleura le fil, qui émit un bourdonnement grave, prolongé, annonciateur de mort. D’un carquois imaginaire, l’Amhran Dubh sortit une flèche tout aussi imaginaire. Puis il banda son arc avec facilité, visant un arbre à des pieds de lui. Il lâcha la corde, claquement et à nouveau cette mélopée grave qui rappelait à Cianech, le Chant qu’il avait entendu. A quelques pouces de l’arbre, une flèche se matérialisa subitement et se ficha jusqu’au cœur de sève. Cianech sentait la satisfaction du Chasseur.

Le barde acquiesça en silence.
Chapitre XVIII

Samhain approchait, avec lui, son cortège de froidure hivernale, sa Nature en hibernation. Déjà, les arbres se déparaient de leurs feuilles, et le vent se faisait plus insistant et glacial, amenant nuées et brouillard. Cianech commençait à désespérer. Cela faisait déjà plusieurs jours qu’ils parcouraient le long de la Shannon, les vallées de Bri Leith, jusqu’à l’orée des Forêts les plus touffues.

La Chasse était affaire de patience, et Cianech avait eu beau dire à plusieurs reprises à des guerriers pressés d’en découdre que la patience était vertu des guerriers, il éprouvait au fond de lui-même une envie de finir vite et rapidement. Quant à l’Amhran Dubh, il restait encore, toujours imperturbable, constamment aux aguets.

Cianech avait appris le quatrième jour qu’ils chassaient le Grand Cerf, le Gardien des Portes de l’Annwn. Sa première réaction fut de considérer cela comme de la folie pure et simple. Qui pouvait tuer un Esprit ? Sa deuxième réaction fut de crier que Celui qui Arpente était endormi, en rappelant les paroles des Kernos et qu’en conséquence, ils ne le trouveraient pas. L’Amhran Dubh continua à marcher, tout en passant une pierre polie sur le fer de lance qu’il s’était façonné.

La troisième réaction de Cianech fut de se résigner à l’obstination du Chasseur. Des Étés et des Automnes qu’il chassait et ce ne serait sûrement pas maintenant qu’il s’arrêterait. Il ne vivait que pour chasser. La seule autre chose qu’il avait en tête, sinon à la bouche, c’était le Sombre Chant.

Cianech se laissait bercer par le doux et interminable fredonnement qui sortait des lèvres de l’Être, oubliant ainsi le temps. Ainsi chassaient-ils une chimère. Par moments, le barde se sentait surveillé, et il faisait part de son trouble au Chasseur, qui ne répondait pas.

Seul, un jour, une odeur fortement musquée amena Cianech à penser que les Kernos les surveillaient de près, et qu’ils étaient sans doute au fait de leur Chasse. Dans ce cas, pourquoi n’attaquaient-ils pas, s’ils savaient quelle était leur proie ? Attendaient-ils le moment propice, craignaient-ils l’Amhran Dubh ?

Aucune réponse.
Chapitre XIX

Le barde poussa un cri assourdissant vers son adversaire, qui chancela sous l’onde, plaçant ses mains sur ses oreilles. Cianech brandit son marteau et l’abattit avec force, assénant un coup mortel. Dans son dos, il sentit le sifflement d’une lance projetée avec force. Elle passa à quelques pouces de son flanc et se perdit dans les broussailles.

Le Chasseur se servait de sa lance pour donner des coups d’estoc meurtriers et rapides. Il portait ses coups, lorsqu’ils atteignaient, déplaçant tout son poids sur la hampe. Cianech revint vers lui, heurta un autre adversaire de son épaule, le faisant basculer à terre. Le barde savait qu’ils étaient trop nombreux et qu’ils ne tiendraient pas, à moins de se mettre à dos et ainsi sécuriser leurs arrières.

Soudainement, l’Amhran Dubh saisit Cianech par le col de sa cape, et avec une force inouïe le projeta vers la Porte. Le barde heurta la pierre aux aspérités anguleuses et il eut le temps de remercier son armure épaisse d’avoir atténuer le choc. Une douleur fusa dans son dos, comme une brûlure.

Le barde se redressa, s’appuyant contre l’immense chambranle. Le Chasseur avait compris l’idée de Cianech, voire l’avait même devancé. Maintenant, pas à pas, il reculait lentement, contenant ses deux adversaires, en faisant tournoyer sa lance, d’une manière qu’on aurait dit grotesque, mais très dangereuse.

Ils soufflèrent, côte à côte, pendant que les Kernos se rapprochaient. Formes immenses, les semi-cerfs haletaient, la rage dégoulinant de leur museau. Leurs immenses mains tenaient des armes rudimentaires mais effrayantes. L’obscurité envahissait doucement la clairière, le soir tombait. Cianech n’avait qu’une crainte, se battre dans l’obscurité la plus impénétrable.

Au loin, il lui semblait entendre les sons d’une fête et au-delà, il imaginait les vénérables druides quittant leur méditation pour éteindre le vieux Feu et le rallumer. Il imaginait aussi les gens se livrant aux libations après la chasse au sanglier. Rires, chansons et psalmodies. Les élancements douloureux de sa plaie suscitaient d’étranges visions, comme des voiles diaphanes. Cianech crut voir un instant, Cerridwenn, le dos courbé, de longs cheveux blancs s’emparer d’un chaudron empli des misères et des malheurs du monde. Cianech eut l’amère impression qu’elle avait oublié d’emporter sa misère. A travers les arbres, Cianech crut voir deux corps allongés sur un lit de feuilles de feu, Morrigan et Dagda, unis dans une même étreinte.

Le barde cligna les yeux et regarda à nouveau, ne vit que deux souches entourées de feuilles mortes. Les Kernos s’étaient positionnés en demi-cercle, menaçants, et il se resserrait progressivement, jusqu’à l’haro. Un croassement se fit entendre, et une forme noire fondit sur un des Kernos, donnant coups de bec, griffant avec les ergots. Le Kernos hurla, se débattit, puis tomba par terre, aveuglé. Le Bran s’envola à nouveau, disparaissant dans la nuit naissante.

Les Kernos chargèrent en hurlant. Cianech s’écarta de justesse, lorsqu’une lourde masse s’apprêtait à s’abattre, elle se brisa contre la pierre. Le Chasseur projeta sa lance, et un semi-cerf s’effondra dans un grognement bestial. Désarmé, il évita les coups tant bien que mal. Soudainement, un glaive brassa l’air, cherchant son corps. Du coin de l’œil, Cianech crut que l’Être était mortellement atteint. Mais le glaive termina sa trajectoire dans le vide, tandis qu’une nuée de corbeaux s’envolait, s’abattant sur les Kernos, comme un tourbillon de noirceur mortelle.

Dans l’esprit du barde, le combat durait depuis des heures, et jamais il ne s’achèverait à son avis.
Chapitre XX

Où sommes-nous ?

Il se sentait seul, malgré le tourbillon de corbeaux, il ne ripostait plus, évitant les coups avec difficulté. Il sentait ses jambes trembler, faiblir sous la violence des coups.

Nous sommes dans la Forêt. Il devrait venir, l’Homme Vert, Celui qui Arpente. Peut-être est-il vraiment endormi comme le pensent les Kernos, mais au fond de moi, je n’y crois pas. L’instinct du Chasseur a peu de chance d’être trompé. Et si la Proie doit venir, ce sera ici. Car la Porte ne s’ouvre qu’à Elle. Car la Porte mène à son Royaume, celui des morts et de la renaissance. Mon royaume…

Je songe un instant qu’il suffirait que je cesse de lutter, de fermer les yeux et d’attendre l’instant fatidique pour enfin y entrer. Mais acceptera-t-il ? Je ne suis pas certain. Je dois y entrer par moi-même. La Porte est close, j’y entrerai quand les gonds grinceront et attendront qu’Il entre.


Le souffle court, les bras engourdis sous les coups de butoir, Cianech sentait son sang s’écouler, poisseux, s’immisçant entre les interstices de son armure et de sa peau. Son bouclier vola en éclat sous le choc d’une épée. La douleur paralysa son bras. Le tourbillon de corbeaux avait cessé son infernale sarabande, et le Bran croassait de plus belle.

Une flèche siffla dans l’air et transperça la gorge d’un des Kernos. L’Amhran Dubh se tenait près de la Porte, son arc au poing, visant un à un les Kernos. Ils se détournèrent de Cianech pour l’assaillir. Le barde se sentait incapable de bouger, sûr et certain qu’au moindre effort il tomberait à la renverse.

J’entends un brame. Il arrive. Plus grand que nul autre cerf, il arrive au galop, ses cors baissés, prêt à charger. L’éclairage fugace de la Lune me permet de saisir plus qu’une ombre. Les empaumures acérées, elles apportent la mort. Sa hampe est recouverte d’une fourrure épaisse, blanchissante, ses larmiers sont teintés d’un rouge clair, tout comme ses yeux sont deux prismes d’obscurité.

Le chasseur l’a vu aussi, il s’est tourné. Je le vois tendre son arc sans flèche. Il se tient dans l’axe de la Porte et le Cerf, le fou ! J’entends les gonds qui grincent, la pierre du chambranle qui gémit, et le souffle glacé de l’Au-Delà qui s’échappe. L’arc vibre, la corde entonne son chant ténébreux et l’Amhran Dubh l’accompagne, reprenant sa sourde mélopée. A nouveau, l’arc se tend. Et la flèche part alors que l’Arpenteur n’est plus qu’à quelques pieds. Les deux flèches s’enfichent dans la chair, mais rien ne l’arrête. La Porte est grande ouverte et je ne puis bouger…

Kernunnos percute le Chasseur de ses cors. Surpris, il n’a pas eu le temps de faire un écart. Soulevé au-dessus du sol, le corps ballotté, ses mains se portent sur les merrains, cherchant à faire basculer le Cerf. Mais peine perdue, Il continue sa course, sous les yeux surpris des Kernos. Je bascule, l’épaule contre la pierre, cherchant à m’agripper aux gonds et à passer vers l’Annwn.


Le Cerf bondit, emportant l’Amhran Dubh avec lui. Ils passèrent la Porte devant le barde, et aussitôt elle se referma. Cianech s’effondra, inanimé.
Epilogue


Il avait eu du mal à se séparer de ces deux larmes cristallines. C’était tout ce qui lui restait lorsque le barde s’était réveillé au milieu de la clairière, hagard, les souvenirs troubles. La Porte avait disparu, le Chasseur et la Proie aussi. Les Kernos l’avait sans doute laissé pour mort, pensait-il. Et avec tout ça, ses espoirs déments.

Qu’importe ! J’attendrai. Comme toujours.

A deux pas de lui, il avait trouvé ces deux étranges pierres en forme de larmes. Deux larmes de glace, avait cru le barde, tant au contact elles étaient froides. Il ne chercha pas à savoir d’où elles venaient ; à elles, une succession de souvenirs s’associa. D’un début entre des murs suintants, jusqu’au souffle glacé de l’Annwn.

Le barde se pencha un peu plus au-dessus de la table, suivant distraitement les cannelures du bois. Se faisant, il réveilla la douleur et grimaça. Sa plaie au flanc le faisait souffrir. Avec précaution, il se redressa, calmant la souffrance, et appuya doucement son dos contre le mur aux pierres chaudes.

La chaleur s’infusa doucement dans son corps, apaisante, tandis qu’il vidait sa chope de bière. Le regard perdu, l’air indifférent au bruit de la salle, il se surprit à penser qu’il était revenu à son point de départ. Qu’il n’avait sans doute rien accompli, rien ramené, ni réussi à… obtenir ce qu’il désirait. Il avait couru après de vaines chimères, terriblement vraies à leur manière. Quant aux souvenirs, qui auraient pu être richesses de l’esprit, on lui rirait au nez s’il les racontait ; et combien même ce n’était pas vrai… ils colportaient leur poison et l’amertume.

Il huma l’air âcre, les yeux mi-clos, décidé à se laisser bercer, sans penser. Cela ne dura pas, quelqu’un s’approchait et lui demanda de conter une histoire, une légende comme il avait coutume de le faire, comme les bardes avaient coutume de raconter.

D’un geste mécanique, il prit son luth, tout en cherchant une légende… Sur une des poutres maîtresse, le Bran croassa.

« - Je connais l’histoire de celui qui fut Roi, à sa manière, de dix sept plaines, quatorze lacs et neuf rivières et qui disparut au milieu d’une clairière dans la Forêt… Elle commence comme le sifflement d’une flèche, se termine comme deux gouttes d’eau tombant sur la pierre froide… »

J’ai gagné une histoire à raconter…

Il eut la fugitive sensation –et joie- que deux yeux verts l’observaient.
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