Chapitre IX
La lutte fut brève. Le barde, la force décuplée par la peur, dégagea un bras et asséna plusieurs coups. Se démenant comme un beau diable, pour se dégager de l’étreinte, il tomba avec son adversaire. Un instant, le combat devint silencieux, étouffé par le tapis d’herbe sous leurs corps.
Puis, l’assaillant prit le dessus et immobilisa complètement Cianech. Ce dernier se retourna, les yeux injectés de sang, la figure égratignée de part en part. Il ne voyait pas le visage penché au-dessus de lui, l’ombre des arbres ne laissant filtrer que quelques rares rais de lumière.
« - Qui êtes-vous ? » s’étrangla à moitié le barde, suffoquant sous le poids de son adversaire.
Un sourd grondement lui répondit. Un instant, le barde vit les yeux, des yeux d’un rouge profond, de ceux qui ne sont pas humains…
Le regard s’habituant à la pénombre, il vit que ce qui le retenait étaient de grandes mains recouvertes de fourrure, aux ongles acérés et faites pour tuer. La tête n’avait rien d’humain, elle s’animait d’une bestialité profonde, d’une colère torrentielle venu du plus profond de la Nature. Un museau de cerf, de grands bois se dressaient, quatre cors noirs.
Cianech arrêta de bouger, il savait qu’il était inutile de tenter quoi que ce soit contre un tel adversaire. La forme se releva. Elle paraissait gigantesque, à moitié humaine. Si son torse ressemblait à celui d’un homme, ses jambes étaient de puissantes pattes de Cerf. Cianech connaissait cette forme, ce don de Kernunnos fait aux guerriers de la Nature, les Protecteurs.
Mais elle était considérablement plus impressionnante, plus grande, infiniment plus puissante et là où, chez les Protecteurs, ce n’était qu’un sortilège de quelques instants, c’était une transformation définitive.
Rudement, l’Homme Cerf releva Cianech, le soulevant avec facilité, le remettant sur pied. Les yeux rouges scrutèrent les alentours, aux aguets. Puis, il les tourna vers le barde, et sans ménagement, l’être poussa le barde dans une direction, avec un grognement guttural.
Cianech se résolut à marcher. Il n’était pas de taille, et n’avait la force d’encourir la colère et la violence de la bête. C’était un Kernos, ce ne pouvait pas être un autre être. Pourquoi les Kernos attachaient tant d’importance aux actes du barde ? Il était évident que la Clef était au centre de leurs préoccupations, et cela, Cianech l’avait compris dès la première rencontre, dans les monts de Collory. Tout en marchant, poussé d’un geste brusque par l’Homme Cerf, il se remémora de ce qu’il savait à leur propos.
Peu nombreux, les Kernos étaient de grands guerriers, Celtes et FirBolgs, comme celui que Cianech avait croisé. Ils étaient craints, sinon haïs… Qui n’avait pas ressenti un malaise à la vue d’un immense FirBolg, au regard bestial, le visage portant les stigmates d’une mutilation volontaire ? Leur colère n’avait de fin que la mort, au bout de leurs cors, de leurs grandes lances…
Ils n’avaient pratiquement plus rien d’humain en eux. La Nature les avait reconquis à sa manière, reprenant son droit sur leur vie. Seuls leurs druides savaient. Cianech sentit confusément qu’il tenait là un début d’explication, sans pouvoir pour autant aboutir à une conclusion. Les druides de Kernunnos possédaient un art différent des autres druides… Peut-être parce qu’ils étaient en osmose avec la partie la plus cruelle et violente de la Nature, ils étaient les maîtres dans les poisons les plus violents, les philtres sournois, les breuvages malsains… Leur seul maître est celui qui arpente depuis Beltaine jusqu’à Samain les forêts les plus sombres, les plus profondes, Kernunnos. Ce même esprit, déité, puissance émanatrice de la Nature, qui avait refusé l’accès à l’Annwn à Cianech. Le barde considérait le Cerf avec crainte, devait-il désormais le considérer comme un ennemi ?
Ils arrivèrent en vue du campement des Kernos. Quelques huttes rustres et rudimentaires, visiblement temporaires –car les Kernos n’ont aucun point d’attache-, posées çà et là, sur une herbe brûlée par le Soleil. Les occupants étaient peu, au vu au nombre de huttes. Deux sentinelles, deux semi-cerfs montaient la garde, scrutant l’orée de la forêt. Et au centre du campement, assis sur une pierre, avec deux FirBolgs, Cianech reconnut celui qu’il avait rencontré au début de son voyage…