[Carnac] Le chant du barde

 
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La tempête faisait rage à l’extérieur, ébranlant du sol au plafond les murs de la misérable hutte où nous avions trouvés refuge. Tout le bataillon était frigorifié et fourbu de notre marche à allure forcée de la journée dans cet horrible pays livré aux glaces. Blottis les uns contre les autres dans la pénombre de la nuit tombante dans une cabane délabrée abandonnée à la fureur des éléments au milieu des montagnes midgardiennes, nous attendions patiemment le retour des rangers envoyés en éclaireur. L’assaut de Blandrake Faste devait nous permettre de forcer les hordes d’envahisseurs barbares à se replier et à délaisser les plaines d’Emain Macha qu’elles occupaient depuis des semaines. Le temps jouait contre nous car pendant que nous gelions sur ces terres ingrates, nos compagnons se sacrifiaient en une inégale lutte contre l’ennemi pour détourner leur attention. Dans la chaumière glacée, l’angoisse était presque palpable dans l’air. Les éclaireurs pouvaient revenir à tout moment et la prise de la forteresse débuterait ou aucun d’entre eux ne reviendrait et la mission serait un échec, notre triste sort livré aux rigueurs de ce climat ou à la cruauté de nos ennemis nous découvrant au cœur de leurs territoires.

Le cœur lourd et pétri d’inquiétudes, j’observai mes compagnons d’armes autour de moi, lisant la même peur sur leurs visages transis de froid que celle gravée sur mes propres traits. Les eldritchs tuaient le temps en se livrant à des duels de familiers de feu ou d’énergie pure pas plus grand qu’une main qu’ils commandaient par la pensée. Une finelame aiguisait ses armes dans un coin, d’un mouvement régulier et machinal, le regard perdu dans le vague. Une druidesse celte somnolait sur l’épaule d’un firbolg impassible. Dans un coin, je repérai un barde assoupi qui ronflait paisiblement, la bouche ouverte. Je ramassai un morceau de la neige qui envahissait la masure et la lui jetai sous forme de boule. Le projectile s’écrasa sur ses lèvres mais il en avala une bonne partie en se réveillant en sursaut, ce qui amusa l’assemblée.

- Par la Lance de Lugh, Firbolg ! me lança-t-il, vexé. Est-ce bien le moment pour ce genre de boutades on ne peut plus douteuse ?!
- Chante, lui répondis-je. On meurt d’ennui et de froid ici. Divertis-nous donc d’un de tes récits.
- Je ne te savais point sensible à mon art, guerrier, mais je suis persuadé que l’ennemi qui ne doit pas manquer de roder alentour se réjouirait certainement d’entendre ma musique pour mieux nous déloger de ce trou infâme à coups de hache.
- Je ne te demande pas de tambouriner frénétiquement et de te briser la voix à hurler comme sur un champ de bataille, bateleur. Conte-nous un récit pour revigorer notre courage et notre enthousiasme quelque peu émoussés par la brise de ces charmantes contrées.
- Un récit ? Préfères-tu la gigue de la gueuse volage ou l’histoire des Lignées des Nobles familles Elfes ?
- L’un n’amuserait guère que les lurikeens et l’autre serait plus assommant qu’un coup de bouclier albionnais. Conte-nous donc le récit du divin Cathual bô Nathi.

Le barde chassa son air renfrogné à cette allusion et aussitôt séduit par l’idée, saisit son luth. Devant l’interrogation de son auditoire et de leur ignorance de ce célèbre héros celte, le jeune homme ne s’enthousiasma que davantage de sa tâche de conteur. L’œil brillant et le sourire malicieux, il pinça doucement les cordes de son instrument et se mit à chantonner. Ovates et gardiens se tournèrent vers lui, emplis de curiosité et enfin soulagés de trouver une échappatoire à ce mortel ennui qui les affligeait. Dans mon coin sombre, j’adressai un clin d’œil complice au barde pour l’encourager. Même le guerrier le plus bourru de la troupe, une finemasse à la chevelure verte hirsute, décroisa les bras pour écouter.

- Des célestes nuées apparut au pâtre Cathual l’impétueuse et redoutable déesse Morrigan, voilant son regard pour ne point effaroucher son âme à sa divine vue. Sombre prophétesse de malheur, de la voix et du visage d’une vagabonde, ainsi elle parla au berger esseulé.
« Prudent Celte, tu possèdes une grande vertu et ton esprit sage et irréprochable n’a point délié les fils de la destinée pour te conduire à une mort sans gloire. L’ennemi viendra du ponant, plein de ruses et de fourberie et usant de l’arc et du fer tranchant, emportera tes grasses brebis et tes bœufs aux larges fronts, tuant les tiens et t’affligeant d’une terrible peine. Mais entends-moi et comprends-moi. Tu ne devras périr de cet outrage et tu en trouveras en ton cœur meurtri le courage des braves de porter la mort sur ceux-ci. Et des chants de ta vengeance répandront auprès des hommes la gloire dont tu te couvriras en offrant ta vie pour l’honneur bafoué de ta patrie.
»

Le barde, pris au jeu, imita d’un air hautain et d’une voix terrible la prophétie légendaire de la déesse celte de la mort.

- Puis la déesse déposa le sommeil sur les paupières de Cathual le droit et lorsqu’il s’arracha aux rêveries, il ne trouva en son village que mort et destruction, vieillards massacrés et enfants percés de flèches, femmes violées et demeures incendiées et ses fiers troupeaux emportés par les vils conquérants. Alors naquirent dans le cœur de Cathual l’offensé, la colère et la rage, insufflées par la morbide déesse. Le pâtre jeta sur ses épaules un bouclier, revêtit l’armure d’airain et se coiffa d’un casque épais. Il s’arma de l’arc puissant, des flèches précises, de deux lances et d’une lame que Morrigan déposa à ses pieds lorsqu’il invoqua la bénédiction des dieux pour sa vengeance. Cathual le furieux rallia à sa cause les hommes blessés par la peur et le fer de l’ennemi et la déesse auréolant ses paroles ailées, il gagna leur cœur et leur vaillance. A la tête des siens et guidé par la sournoise divinité, Cathual foula l’herbe sacrée des plaines d’Emain Macha. L’elfe à son flanc droit trembla en voyant les noires hordes des envahisseurs et le firbolg sur sa gauche recula en entendant les hurlements des ennemis qui plongeaient leurs lames dans les flancs des génisses emportées. Les genoux de Cathual l’impétueux se rompirent et saisi de l’effroi qui glace le sang du plus vaillant, il supplia les dieux de l’aider à accomplir sa vengeance.

La musique s’accéléra et les notes aigues et cinglantes faisaient palpiter les cœurs de l’auditoire accroché aux lèvres du troubadour.

- « Porte promptement l’assaut sur les fourbes cohortes et des cieux brillants et du sol verdoyant se joindront à ton secours les éléments car telle est la volonté des dieux ». Ainsi parla Morrigan mais Cathual le brave fut le seul à entendre ses paroles emportées. Armant son bras vigoureux de sa lance aux deux pointes, il brandit l’arme, inspiré par la déesse. Portant la pique de la caresse mortelle de sa main, Morrigan dirigea le trait sur le casque cornu de l’ennemi qui n’y résista point et s’effondra. Alors du ciel s’abattirent sur le viking et le kobold les foudres de Lugh et la terre déchirée par mille gouffres engloutit le nain et le troll par dizaines. Portés par l’exploit de leur chef, les celtes saisirent les épées tranchantes, les elfes invoquèrent la foudre et le feu et les lurikeens libérèrent les nuées de flèches acérées. Trois jours et trois nuits durant, Cathual l’invincible mena ses troupes face à la masse des barbares plus vaste qu’une mer. Morrigan recueillit les âmes des vaincus, terrassés par la fureur et la haine. L’aube pointant à l’horizon, l’ennemi céda et recula. Cathual victorieux bénit la déesse et salua le courage des siens qui ramenèrent les troupeaux honteusement dérobés.

Le barde gonfla la poitrine, incarnant Cathual vainqueur sous les ricanements des lurikeens et les applaudissements de quelques autres. Mais son visage s’assombrit et sa voix tonna comme le vent à l’extérieur tandis qu’il achevait son récit.

- Cathual le héros, le cœur apaisé et l’âme sauvée, voulut regagner ses collines mais Morrigan se porta de nouveau sous son regard, sa chevelure écarlate dressée au-dessus de sa tête, les yeux plein de feu. Du doigt, elle montra les troupes adverses qui se réunissaient et préparaient un second assaut, ivres de rancœur. Cathual l’obligé s’inclina devant la déesse et le destin promis lors de sa prophétie. Il chassa ses fidèles en masquant sa détresse et sa désespérance pour faire face aux colonnes de mécréants. Cathual l’inébranlable avança seul en rassasiant sa lance et son arc de leur lot de morts tandis que l’ennemi déchiquetait son corps. Mais la douleur n’atteignait plus le pâtre qui repoussa ses adversaires, sacré par la déesse exigeante. Quand le dernier des celtes quitta Emain Macha, le sort de Cathual l’élu fut scellé et il tomba dans la boue, mêlant son sang à celui de ceux qu’il venait de vaincre. Son sacrifice permit aux siens d’échapper au courroux effroyable des envahisseurs déshonorés par cette cuisante défaite. Morrigan les chassa du pays vert béni et par sa volonté, conquit le cœur des bardes qui récitèrent à tous l’histoire du combat de Cathual bô Nathi dont la légende vint ce soir de vous être contée.

Le barde émit une dernière note et se tut, laissant son auditoire émerveillé et songeur. Je promenai de nouveau mon regard sur l’assemblée. La fatigue comme la peur avaient disparus de leurs visages et ils semblaient tant avoir été charmés par le récit du barde que certains affichaient la même fougue que celle qui devait avoir habité cet ancien héros avant la bataille. D’un signe de tête, je remerciai le talentueux conteur. Les rangers seraient bientôt de retour et ce simple chant nous assurait une victoire certaine dans le combat à venir. Je n’avais nul besoin de prophétie pour le savoir. Le bataillon tout entier avait retrouvé vigueur et courage. Le plus ardu était accompli. Les midgardiens ne sauraient maintenant plus empêcher la hargne dont nous étions tous enorgueillis de nous mener au succès de la mission.
 

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