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Vétéran du contact froid de l’acier dans une paume durcie par l’exercice et les ans, des soleils surprenant les vierges blancheurs des neiges de Midgard au réveil, des membres tranchés gigotant pathétiquement dans les flaques de sang, moi donc, personnage ô combien important, décisif même, de la communauté DAOC, dans l’exacte mesure où j’y suis parfaitement anonyme et banal, j’ai décidé de foutre le camp.
Voici près de deux ans que je m’esquinte les pupilles avec un acharnement à faire pâlir le plus obsédé des crafteurs sur un écran toujours trop petit pour une imagination toujours trop grande. C’est dire si le sol des royaumes a souffert de mes semelles. Je ne prétends certes pas avoir épuisé le sujet : il doit sans doute rester quelque obscure variante du sprite style « spraggon », affublée d’un nom bizarre et nouveau, planquée au fin fond des prairies hiberniennes, inconnue de moi. Mais il est vrai que ce genre de chose n’intéresse que peu les joueurs.
Or j’en sors comme d’un mauvais rêve. De ces longues séquences crispées autour de quelques touches, de ces noms, de ces gestes, martelant inlassablement les mêmes petites portions dérisoires d’écran, de ces chiffres, qui semblent bourdonner autour de la tête comme un nuage de mauvaises mouches, il ne restera pas grand chose.
La fraîcheur des premiers instants, peut-être. La joie d’une aventure vraie, les premiers niveaux, gagnés héroïquement, un frais matin, sur les pentes surplombant Ardee, dans d’épiques combats contre de redoutables grenouilles, vers, fécans.
Les premiers groupes, les demandes fébriles, pour, qu’ensembles, on puisse s’emparer des précieux 3 points et demi d’xp promis par le PNJ. La découverte ébahie de nouveaux pouvoirs, d’un monde qui s’ouvrait petit à petit devant nous.
Et puis tout dégénère. L’obsession prend la place du plaisir. Le premier perso, enchanteur, cède la place à un second, puis un troisième, plus sérieux, plus attentif à ses performances, guettant fébrilement au coin de la fenêtre le point qui aurait du être placé ici et non là, lui claquant définitivement au nez la porte du paradis, c’est à dire de ce qu’il faut être, cette petite caravane de chiffres rigides, à l’exclusion, bien sûr, de tout le reste.
Et puis il y a les joueurs. Si ce monde est le reflet de l’autre, alors sa population doit sans doute exploser en une pareille richesse, en une semblable diversité. Chaque être est une opportunité, une chance nouvelle de métamorphoser un simple support, certes magnifique, mais à la fin vide de tout ce qui peut être humain, en une expérience unique et palpitante. Hé ! C’est que, si les humains hantant la terre, la vraie, échappent aux classifications réductrices et abusives, il n’en est peut être pas de même pour nos royaumes hallucinés.
A 10 ans, je jouais à megaman 2, sur la très regrettée NES (Celle-ci marque le crépuscule du jeu vidéo : avant, c’était génial, après, tout va en se dégradant. Que dis-je, on peut même faire remonter cet irrésistible déclin à space invader, ou, mieux encore, à tetris). Aurais-je été pondu un peu plus tard, sans doute me serais-je retrouvé avec un nordi sous le nez, et, pourquoi pas, un daoc dessus. J’étais plutôt con, à 10 ans. Je veux dire, mes centres d’intérêt était drastiquement limités : peut-être mickey parade, à la rigueur perdre des billes à la récré. J’aimais essayer de pisser plus loin, plus haut, que mes copains, sur le mur de l’école. En fait, tout porte à croire que je m’emmerdais déjà. Quoi qu’il en soit, je me vois très bien, alors, en train de monter mon paladin. Mon ubber palouf, ouais. Mais on a le malheur de grandir.
La communauté des joueurs est source perpétuelle d’étonnement : je crois résumer le problème avec exactitude en indiquant qu’on y croise un écrasant pire pour un exceptionnel, et médiocrement consolateur, meilleur. Les plus jeunes, certes, n’ont peut-être pas encore la pleine possession de leur système neuronal : sans doute trouvera-t-on des cas où, à l’ombre du Roxor d’aujourd’hui, fleurira le fin rôliste de demain. Mais DOAC reste un jeu, et les joueurs, ce qu’ils sont, c’est à dire, essentiellement, de joyeuses hordes infantiles. Il faut de tout pour faire un monde. C’est vrai.
Dans un post, perdu au milieu des demandes d’éclaircissements purement arithmétiques, on en trouve un demandant, en substance, qu’est-ce qui pousse les joueurs à rester, même après des périodes d’abrutissement d’une intensité inouïe. La plupart des réponses alors avancées allaient tous dans le même sens : les connaissances. L’ami rencontré au bord du chemin qui, dans la fraternité bénie des armes, nous a accompagnés d’exploit en exploit, d’aventure en aventure, et avec lequel, une fois le soleil perdu derrière les collines, nous échangeons fraternellement chopes et chansons, bons mots et rigolades. Ils existent bien, ces amis, et, en tant que bestioles sentimentales, il est dur de tirer un trait sur ce qui, pour la plupart d’entre nous, s’est plus ou moins substitué à la vie.
Hélas, eux aussi finissent par s’emmerder.
Car emmerdement, au bout du chemin, il y a. Les quelques moments inoubliables passés à combattre telle ou telle incarnation du mal, hideuse, terrifiante (car découverte pour la première, et non 37 458ème, fois), dangereuse, à savourer une conversation subtile et savoureuse avec ses frères d’armes, n’effacent pas, n’effaceront jamais les moments infinis d’accablement et de stupide répétition dont est pavé ce jeu.
Ici DAOC n’est pas spécialement en cause. Je suis, figurez-vous, vaguement allé voir ailleurs. C’était, somme toute, la même chose, en plutôt moins bien. J’ai erré, je suis revenu sur Midgard. Aegir avait remplacé Jord : en vain. Sous la croute neuve, c’était toujours la même vieille plaie.
Peut-être ce qu’on appelle très poétiquement MMORPG n’en est-il qu’à ses débuts. Peut-être qu’un jour devant nos prunelles écarquillées (brûlées/cramées/calcinées, rayez, selon le degré d’intoxication, les mentions inutiles), s’ouvriront des royaumes plus riches, plus magiques. Mais on est en droit de redouter pour le grand frère on-line le même destin que le petit traditionnel . Qu’il est loin, serpent isle !
Si aujourd’hui DAOC prend vaillamment la relève d’UO et d’EQ dans la poubelle la plus proche, si je le balance aujourd’hui avec la même haine, le même dégoût, qu’hier, c’est peut-être que, moins que l’aboutissement technique ou que l’ingéniosité dans la conception, c’est le principe même du jeu en ligne qui est en cause.
On détenait là pourtant quelque chose de diablement prometteur. Quoi ! là où, dans nos jeux classiques, des NPJ stupides ânonnaient éternellement des répliques indigentes, qu’est-ce qui nous empêchait d’imaginer des mondes entiers constitués de joueurs, des mondes libres de leur destinées qui, sous la férule d’habiles concepteurs, repousseraient les limites de l’imaginaire ?
Hélas, encore une fois, sous la couche de mauvais verni, c’est bien la même vieille camelote avariée qu’on retrouve. Des milliers de héros furieusement identiques défilent devant les mêmes PNJs qui, jadis, donnaient la réplique à un unique Avatar. Et les joueurs, eux, ne jouent pas : cliquer leur semble largement suffisant.
Hé, dites, comme c’était bien, diablo 2.
Au moins n’avait-on pas à subir la stupidité de quelques crétins crasseux plus préoccupés de leur xp que de ...que de quoi, au fait ? Je n’en ai aucune idée. Peut-être attendais-je une réponse que je n’ai pas trouvée. Peut-être les quelques joueurs merveilleux que j’ai croisé (et, assez paradoxalement, ils furent plutôt nombreux) ont-ils eu tort aussi. Peut-être que tout à l’heure encore, sur les vertes prairies d’Emain, l’abruti qui nous a engueulés car, malheur à nous ! nous avions osé toucher à SES albs (Le spectre hideux du leech s’est donc étendu au RvR, et, moi, arriéré que je suis, n’était pas au courant ! A mort ! Oser essayer de défendre sa peau sur Emain, sans avoir au préalable regardé si les 2 ou 3 grosses guildes de service ne sont pas en fait, de derrière, en train elles aussi de l’attaquer !), a-t-il tout compris au jeu. En fait je suis persuadé qu’il a raison, et moi tort . La preuve ? lui, il s’amuse. Enfin, à ce qu’il semble.
Il existe, dans le monde du jeu, une certaine perméabilité entre réel et virtuel. Certains joueurs se connaissent « IRL » (poésie des abréviations !), par exemple. Certains parents demandent des « AFK changer bébé ». Tout s’engouffre dans le jeu. Ce monde factice finit, à l’instar du trou noir, par tout aspirer, y compris ce qu’il peut y avoir de vie de l’autre côté du miroir, enfin, de l’écran. Je parle certes au nom d’une échelle d’intoxication dont je ne crois, pourtant, pas avoir atteint le dernier échelon. Mais ces joueurs sont nombreux. Voire très. Et tout les autres finissent par relever du même modèle.
Que venons-nous chercher, au juste, ici ?
Du merveilleux, de l’évasion, de l’aventure ?
Je ne vois qu’une pitoyable parodie des rapports humains tels qu’ils sévissent derrière la vitre. Je ne vois qu’une société d’autant plus navrante qu’elle est, et ce n’est certes pas de sa faute, fort jeune (Oui, moi aussi). Le véritable enjeu de ces royaumes virtuels, ce n’est pas la façon dont le jeu va proposer de taper, ni avec quoi : c’est la société que les joueurs vont, ensembles, constituer. Ce qu’on peut espérer, c’est que les mesquinerie et que la routine accablante du quotidien sera transcendée par des idéaux plus nobles, plus hauts, plus chevaleresques ! Que dalle.
Car tout le monde ne « joue » pas le jeu. Ils sont, en fait, fort peu. Et même une bonne minorité de joueurs fins et a priori motivés finit par se laisser complètement bouffer par le marasme ambiant, et à ne plus pianoter que pour déclarer un morne « afk bio », ou plus exactement, un « afk suicide » permanent. Les joueurs sont bien afk. Loins. Absents. Du jeu, comme d’eux-mêmes.
Demain, lorsque WOW 3.65 et EQ n+1 sortiront, ce sont les mêmes qui répondront au même vieil appel moisi. Y serons-nous ? certes pas moi. Au moins jouer trop, et trop longtemps, m’aura-t-il permis d’accumuler assez d’amertume pour ne pas sombrer dans l’éternel schéma des velléitaires qui, déclarant « c’est fini, marre, j’arrête », viendront reroller joyeusement à la prochaine fausse extension.
A ce qu’il paraîtrait, il y aurait, quelque part, un truc appelé « vie ».
Et autre chose, aussi. De l’imaginaire, du vrai. Des livres, des farces comme ça.
Aller, bon pex, hein.
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