A- LES INFORMATIONS DIFFUSÉES PAR
LES SERVICES OFFICIELS FRANÇAIS EN 1986
LA CENTRALE DE TCHERNOBYL EXPLOSE
Dans la nuit du 25 au 26 avril 1986, le réacteur numéro 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl explose,
projetant des débris hautement radioactifs à plus de 2 000 m d’altitude. Des quantités considérables de particules
et de gaz radioactifs sont rejetées 10 jours durant.
Tchernobyl se trouve en U k r a i n e, à 130 km au nord de Kiev, à plus de 2 000 km de la France, mais la contamination
s’étend rapidement. Dès le 26 avril, poussés par des vents d’altitude qui soufflent du sud / sud-est
à environ 30 km/h, les panaches contaminés gagnent la Biélorussie et la Pologne. Le 27, ils progressent vers
la Finlande et la Suède où des balises de surveillance vont permettre, le 28 avril, de donner l ’ a l e rt e. À c e t t e
date, les vents soufflent de l’est et portent la contamination vers l’Europe centrale. Le territoire français est
atteint dès le 29 avril -– une très forte augmentation de la radioactivité de l’air est attestée à Verdun, dans la
Meuse et à Marcoule, dans le Gard. Le 1e r m a i, le «nuage de Tc h e r n o b y l» recouvre la Corse et la quasi-totalité
de l’hexagone.
Les panaches radioactifs se répandent progressivement sur tout l’hémisphère nord. Ils atteignent les Ét a t s - U n i s
le 5 mai, simultanément par l’Atlantique et le Pacifique.
La contamination est maximale en Ukraine, en Russie et surtout en Biélorussie1. Les zones les plus aff e c t é e s
ne sont pas circonscrites aux 30 km de la zone interdite : des zones chaudes nécessitant des mesures de relogement
seront identifiées à plusieurs centaines de kilomètres de la centrale de Tchernobyl.
Les dépôts au sol ne sont pas simplement fonction de l’éloignement. À l’échelle de l’Europe, les trajectoires
des panaches radioactifs et les variations de pluviosité vont provoquer des dépôts très hétérogènes, induisant
une contamination dite " en taches de léopard ".
LE RÔLE DU SCPRI
Un organisme va jouer un rôle déterminant dans l’information diffusée par les autorités françaises. Il s’agit
du Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants, plus connu sous le sigle SCPRI.
Créé en 1 9 5 6, ce service est placé sous la double tutelle des m i n i s t è res de la Santé (pour la protection des
populations) et du Tr a v a i l (pour la protection des personnes professionnellement exposées aux rayonnements
ionisants). Placé sous la direction de Monsieur P i e r re Pellerin, il a notamment pour mission de surveiller
le niveau de contamination du territoire et d’alerter en cas de problème ses ministères de tutelle.
L’arrêté portant création du SCPRI stipule ainsi qu’il " pratique toutes mesures, analyses ou dosages per -
mettant la détermination de la radioactivité ou des rayonnements ionisants dans les divers milieux où ils
peuvent présenter des risques pour la santé des individus ou de la population, et assurer la vérification
des moyens de protection utilisés et de leur efficacité. "
UN NON-ÉVÉNEMENT
Le 29 avril 1986, alors que les masses d’air contaminé ont largement franchi les Alpes et le Rhin, le SCPRI
publie un premier diagnostic : "[À Tchernobyl], en ce qui concerne les populations, il y a certes un pro -
blème d’hygiène publique, mais pas de réel danger, et certainement pas plus loin que 10 à 20 km au nord
de la centrale. (…) En France, en tout cas, compte tenu de la distance et de la décroissance dans le temps,
si l’on détecte quelque chose, il ne s’agit que d’un problème purement scientifique. "
Avant même que le nuage radioactif n’atteigne (officiellement) la France, les conclusions de Monsieur
Pellerin sont arrêtées: la contamination sera nécessairement infime, une question de pure métrologie qui
ne concerne que les chercheurs.
Trois jours plus tard, le 2 mai, c’est bien ce message que les populations découvrent dans leurs journaux.
Libération indique que " la légère hausse de radioactivité décelée dans le sud-est n’est pas significative
selon le SCPRI ". Le Figaro affirme que " des particules radioactives ont été détectées dans le sud-est de
l’hexagone. Mais en quantité trop faible pour présenter le moindre danger. "
Durant toute la période critique du début mai, les autorités s’emploient à convaincre la population de la
normalité de la situation et de l’inutilité de toute précaution. Dès le début du mois de mai, le SCPRI rédige
un " communiqué spécial " qui sera envoyé, des jours durant, à tous ceux qui sont susceptibles de renseigner
et de conseiller les Français : en tout premier lieu aux préfets à qui incombe la responsabilité de
prendre des mesures pour assurer la protection des personnes, mais aussi aux DDASS, aux centres antipoisons,
aux centres anti-cancéreux, aux services de médecine nucléaire, aux pharmaciens, à l’INC, aux
agences de presse bien sûr... et jusqu’à S.V.P. Le communiqué est très clair. L’accident de Tchernobyl n’a
aucune incidence en France et ne nécessite absolument aucune précaution : "Il faudrait imaginer des élé -
vations dix mille à cent mille fois plus importantes pour que commencent à se poser des problèmes
significatifs d’hygiène publique. "
Une élévation d’un facteur 10 000 à 100 000 avant de devoir se préoccuper d’un début de problème
significatif : la marge est de taille !
Forts de cette assurance, les relais locaux vont persuader tous ceux qui s’interrogent de ne rien modifier à
leurs habitudes. On montre du doigt les mesures conservatoires prises par l’Italie, l’Allemagne ou la Grèce
pour limiter l’exposition des populations : bétail retiré des pâturages, restriction sur la commercialisation
des aliments à risque, conseils de décontamination, limitation des voyages à l’Est, etc.
Le sentiment de sécurité est renforcé par la publication de cartes météorologiques montrant que la France
est protégée parun anticyclone. Le SCPRI précise que "la France, l’Espagne, et partiellement, la Grande-
B retagne, ont été nettement moins exposées aux retombées de Tchernobyl (moins du tiers en moyenne du
reste de l’Europe) par suite de la présence, jusqu’au 1er mai, d’un anticyclone centré sur les A ç o res puis la
France (voir cartes météorologiques [page précédente] 2 )". La France n’aurait été touchée que par " l a
q u e u e " du nuage de Tchernobyl, là où les poussières radioactives étaient " déjà très fortement diluées".
Au plus fort de la contamination, les cartes qui montrent l’action protectrice du bouclier anticyclonique
sont transmises aux media qui les relaient auprès de l’opinion (cf. par ex. Libération du 2 mai 86). La
force de ces images a balayé beaucoup d’interrogations. Quelques semaines plus tard, le SCPRI précisera
que " les niveaux relativement les plus élevés que l’on a mesurés en France se sont toujours situés au
voisinage immédiat des frontières italienne, suisse et allemande." 3
Ce travail de désamorçage porte ses fruits. Les journaux ne mentionnent qu’en petits caractères les faibles
quantités de particules qui survolent la France. Le processus aboutit, le 6 mai 1986, au célèbre communiqué
du ministère de l’Agriculture, alors dirigé par Monsieur François Guillaume : " Le territoire français,
en raison de son éloignement, a été totalement épargné par les retombées de radionucléides consécutives
à l’accident de la centrale de Tchernobyl. À aucun moment, les hausses observées de radioactivité n’ont
posé le moindre problème d’hygiène publique. "
Les deux phrases pourraient paraître contradictoires –comment observer des " hausses de radioactivité " sur
un territoire qui a été " totalement éparg n é "? En fait, elles retranscrivent précisément l’analyse du SCPRI,
avalisée et adoptée par les pouvoirs publics : la contamination est si faible, si insignifiante, qu’il s’agit
d’un "non-événement". On peut donc considére r que le nuage radioactif n’a pas touché le territoire
f r a n ç a i s .
EN FRANCE, AUCUNE PRÉCAUTION N’EST REQUISE
Se basant sur les évaluations du SCPRI, les autorités françaises décident de ne prendre aucune des contremesures
disponibles pour limiter les incorporations de radioactivité : aucune recommandation pour
éviter de rester sous la pluie ni pour empêcher les enfants de jouer dehors les premiers jours de mai ; aucune
restriction sur la commercialisation des aliments critiques (lait frais, fromage frais, légumes à larges
feuilles,etc.) provenant des zones les plus touchées ; aucun conseil aux éleveurs pour la mise en stabulation
du bétail et la distribution de grains et de fourrages non contaminés ; aucune consigne aux agriculteurs
pour la gestion des cultures et, bien évidemment, aucune possibilité d’indemnisation pour le retrait
des produits les plus contaminés ; aucun conseil aux professionnels les plus exposés (agriculteurs, éleveurs,
forestiers, agents de maintenance des systèmes de filtration de l’air, etc.)
Bien au contraire, les autorités insistent sur l’inutilité de toute action préventive, y compris à l’égard
des enfants ou des femmes enceintes. Quel que soit leur âge, les consommateurs sont encouragés à ne
rien changer à leurs habitudes alimentaires. Ces recommandations sont rappelées et confirmées à deux
reprises par des communiqués du ministre de la Santé, Madame Michèle Barzach.
Si la contamination avait été telle que la décrivait le SCPRI, cette totale inaction aurait été parfaitement
justifiée. Malheureusement pour la population française, ce n’était pas le cas.