Je cherche avec appréhension le bâtiment gris. Le QG 6 venait de tomber et on avait copieusement célébré l'événement avec les potes. J'ai un fond de gueule de bois qui me tiraille l'arrière du crâne, quelques regrets de ne pas avoir fini la nuit avec cette brune incroyable et ma mâchoire me fait encore mal de la discussion avec son mec. La soirée avait été vraiment agréable, les trous du cul qui me servent de compagnons d'armes sont tout de suite beaucoup plus sympathiques une fois que l'alcool a fait son effet. En fait tout aurait été parfait sans cette convocation de bon matin. C'était dans un coin du campement que je ne connaissais pas, un bâtiment gris parmi tant d'autres. La plaque ronflante "Section de soutien et de contrôle des dispositions psychologiques" achève ma nausée matinale et je prends le temps de vomir contre le mur avant de franchir le seuil.
L'intérieur était à l'avenant, à peu près comme je l'imaginais. Je me pose dans la salle d'attente sur de vieilles chaises déglinguées qui gémissent sous mon poids. Je jette vaguement un œil aux revues sur la table : de la propagande, quelques vagues potins mondains à propos de personnalités lunaires que je ne connais pas, un magazine culturel me parle de choses se déroulant à 400 000 kilomètres au dessus de ma tête et qui de toute façon datent d'un bon mois. Je racle la boue de mes godillots avec mon couteau, histoire d'être un peu plus présentable.
- Il y a des gens qui font le ménage, me lance une voix de crécelle.
Une vieille secrétaire m'observe en embuscade derrière un bureau et des piles de dossier qui l'avaient dissimulé à ma vue jusqu'ici. Elle a depuis longtemps dépassé la date de péremption, et elle a un accent bizarre. Je lui lance mon regard le plus torve et réplique :
- Du coup, il faut des gens pour salir.
Elle renifle bruyamment. Je continue, juste pour la faire chier. Je sais qu'elle a raison mais c'est juste histoire d'avoir le dernier mot. Quand un joli petit monticule de merde est à mes pieds, je me mets à jouer négligemment avec mon couteau. Je change beaucoup d'équipement, en fonction de mon affectation, et je n'ai pas d'affection particulière pour mes armes, mais j'aime bien ce couteau. Il a un bon poids, sa lame est solide et j'ai passé mon enfance à larder des gens avec tout un tas de trucs pointus et pas appropriés : des bouts de verre, des tire-bouchons, des bâtons… ça a un côté rassurant d'avoir enfin un vrai instrument fait pour ça entre les mains. Un peu comme quand on arrête de regarder les poitrine plates de nos copines de dix ans, et qu'on caresse pour la première fois des vrais seins de femmes. On sort de l'amateurisme. Je joue donc avec le couteau, je l'essuie avec une des revues qui traîne, m'attirant un nouveau commentaire de la harpie de l'accueil. Je ne l'écoute pas, je crache sur la lame et la fait reluire avec le profil dénudé d'une blonde lunaire pâlichonne. Une porte grince et la secrétaire me fait un signe. Je l'interprète comme une invitation à entrer vers la suite des opérations. Vu qu'il n'y a qu'une seule autre porte, j'y entre. J'essaye de mettre le maximum de détachement dans ma démarche, mais je ne peux empêcher mon pas de ne pas être aussi assuré que je le voudrais.
A l'intérieur un sombre bureau administratif comme il y en a tant. Une petite pièce exiguë, ou le mobilier est aussi gris que fonctionnel, aussi laid que solide. Derrière le bureau, une jeune femme, presque une jeune fille, brune et pâle comme les lunaires débarqués depuis peu. Elle est gracile et légère, ses mouvement délicats trahissent la fatigue de se mouvoir dans notre lourde gravité. Malgré la grossièreté du tissu et de la coupe, son treillis laisse deviner une de ces merveilleuses poitrines lunaires, des seins ronds et pleins comme ceux d'une femme, fermes et hauts perchés comme ceux d'une adolescente, épargnée par les outrages de la pesanteur. Elle a quand même plus de barrettes que moi sur les épaules, mais je me demande ce qu'à fait ce joli sergent pour les avoir méritées. Elle finit de lire un dossier que je suppose être le mien et me fait signe de m'asseoir. Le petit fauteuil métallique à des accoudoirs entre lesquels je m'insère avec peine. J'aimerais avoir l'air décontracté, mais je suis tellement mal installé que ce n'est pas possible. Je me demande si ce n'est pas une stratégie pour me faire perdre mes moyens. Elle a une façon de ponctuer sa lecture de dossier de petits coups d'œil dans ma direction qui m'énervent déjà. Mon œil électronique cliquette et les lignes de faiblesse de son corps s'affichent, les pourcentages de chances de toucher chaque zone, les endroits qui l'enverront direct à la cuve de clonage. Pauvre petite chose fragile… tant de façons de te tuer. J'ai pris l'habitude des soldats impériaux, bardés d'implant comme nous, les plaques de métal tissées dans la peau, les organes enchâssés dans des coffres d'acier. La mort est pour eux une affaire de précision, un malencontreux hasard. Elle, c'est à se demander comment elle est encore en vie. Mes implants dressent d'elle un tableau si vulnérable que je peux presque les entendre ricaner de mépris. J'effleure mon couteau à ma ceinture et je m'imagine le lui enfoncer dans le ventre. Sans doute verrais-je sortir le sang rouge et chaud qui a baigné mon enfance, il coulerait sur mes mains, inonderait mes avant-bras, fluide et sauvage. Ce ne serait pas la pâte épaisse et noirâtre qui coule dans nos veines, ce truc qui sent l'huile de vidange et l'ozone, et qui coagule si vite qu'une goutte n'éclabousse pas quand elle touche le sol. On se bat entre nous dans les trois armées : quand arrivent les fantassins, les bombardiers ont depuis longtemps fait disparaître les populations civiles. Les souvenirs des duels entre simples humains me semblent lointains. Je palpe mon flanc, et je sens le vrombissement léger des machines. Pendant un moment je me fais horreur. J'ai envie de prendre mon couteau et d'arracher tout ça, à commencer par ce putain d'œil qui ne peut pas regarder une jolie fille sans me dire comment je devrais la tuer.
- Vous vous appelez ? me demande-t-elle.
Sa voix est douce, posée, sérieuse mais elle ne lui va pas. On dirait une petite fille qui imite sa mère. J'ai pas envie d'être de bonne humeur, ni d'être agréable.
- C'est pas marqué dans vos dossiers ?
Elle tique. A peine, elle doit quand même avoir l'habitude de faire ça. Elle me répond sans se départir de son calme.
- Répondez à ma question.
- Je suis Gounzganz, le Boucher de Bucarest.
- Ce n'est pas un nom, c'est un surnom.
- C'est mon nom, et il me suffit.
- Bien, Gounzganz, vous savez pourquoi vous êtes ici ?
Elle n'a pas trébuché sur mon nom, mais sa rugueuse sonorité perd tout son mordant déformé par son délicat accent lunaire. Ca m'irrite.
- C'est Gounzganz. Pas "Goussgass."
Mon nom claque comme un défi, une agression. Elle ne relève pas et attend que je réponde à sa question. Je finis par le faire de mauvaise grâce.
- Pas la moindre putain d'idée.
- Vous êtes ici parce que vous êtes ce qu'on appelle un soldat incorporé, vous combattez pour la Force Lunaire, mais vous êtes né sur Terre.
- Et ?
- Et ça nécessite certains ajustements. Vous savez que la Lune se bat pour un idéal de paix et d'harmonie. Nous avons fondé notre civilisation sur des principes différents de tous ceux qui ont régi la vie sur Terre et qui ont conduit à un tel désastre. Il est important que vous sachiez au juste pour quoi vous vous battez.
- Si vous avez l'intention de me montrer vos saloperies de cassettes de propagande, j'ai déjà donné merci.
- Non. Je suis là pour déterminer deux choses : la première, c'est d'être sur de vos raisons de vous battre et la deuxième, c'est de m'assurer que vous ne serez pas trop déphasés une fois que nous aurons accompli notre révolution et l'instauration de la paix globale.
Je la regarde avec des grands yeux de merlans, j'ai du mal à croire qu'elle soit sérieuse. J'ai envoyé paître les recruteurs de la Lune Noire à cause de leur baratin religieux et on me demande maintenant de faire ma profession de foi ? J'essaye de trouver une place plus confortable dans mon fauteuil, il gémit, et je sens un des accoudoirs qui lâche à moitié. Elle pousse quelques papiers et pose un enregistreur multi-mode sur le bureau. Je ferme les yeux un instant, je sens que ça ne va pas me plaire. Elle reprend de sa voix de petite fille qui joue à la grande.
- Nous allons parler de votre parcours, de votre enfance.
Elle appuie sur le commutateur. Elle veut du spectacle, je vais lui en donner. Je me cale encore un peu plus, le métal couine, je pousse encore un peu et cette saloperie d'accoudoir cède. Je m'installe plus confortablement, et je me lance, l'air narquois.
- On commence par quoi ?
- Par le début.
- Ah Bucarest…
Elle a de la chance, je suis d'humeur facilement nostalgique en ce moment. Je palpe le couteau, je ferme les yeux un instant. Je sens à nouveau les effluves de la ville, de la rue. Le goût âcre de la poussière de béton après les bombardements, le goutte à goutte salvateur d'une canalisation percée, le léger bruit des pattes des chiens errants, synonyme de fuite… Je me mets à lui raconter :
" A Bucarest, la situation était pourrie. Au milieu de toutes ces zones frontières entre l'Empire et l'Alliance, Bucarest se réveillait alliée et se couchait impériale. Et entre temps on s'était pris un paquet de bombes sur la gueule. Bucarest était une ville fantôme, hantée par quelques cadavres tressautants, hésitant à se déclarer morts, s'accrochant à la survie de façon dérisoire. Les adultes avaient capitulé et attendaient leur heure. Les enfants luttaient. Mon père s'était réfugié dans l'alcool et la brutalité, il était suffisamment costaud et méchant pour pas être trop emmerdé dans le quartier. J'ai appris très vite à encaisser les coups. J'ai passé les cinq premières années de ma vie à me demander comment lui faire la peau. Un jour, Radu, un pote m'a dit que le mieux c'était le foie, je ne le croyais pas et il m'a donné un sévère crochet. J'ai bien cru que j'allais crever. J'avais déjà pris des coups de pied dans les couilles, dans le ventre, j'avais déjà été mis KO, mais ce coup au foie était un des pires trucs. Vous avez jamais du en prendre vous, je parie ? vous devriez essayer, ça dégage les idées. Le soir je suis rentré chez moi, j'ai fait un détour par le garagiste et piqué un bon tournevis. Quand je suis rentré mon père était déjà là, et déjà bien imbibé. Il a commencé à me gueuler dessus, je lui ai balancé toute la bordée de chouettes injures que j'avais apprise le jour même. Il s'est avancé à m'a collé un grand de coup de pied dans la poitrine, je suis tombé en arrière, le souffle court, les côtes enflammées, mais ma douleur au foie était comme un grand cri qui résonnait encore dans mes oreilles et qui étouffait tout ça. Il a baissé son pantalon et a commencé à me pisser dessus. J'en ai profité, il avait les deux mains prises. J'ai frappé et le tournevis s'est enfoncé jusqu'à la garde, dans son foie malade et plein d'alcool. J'avais cinq ans et demi. Je me souviens encore de l'odeur fétide qui s'échappait de sa panse percée. Je peux la sentir rien qu'en vous en parlant. Vous en voulez encore ? je ne me suis plus trop occupé de ma mère, après avoir brillamment réglé mon Œdipe. Je traînais dans les rues avec ma bande, je vivais de vols et de pillages. Mon nom c'est le Boucher, et je le revendique parce que je l'ai bien mérité. J'ai tué un paquet de gens, je l'ai fait salement, et je ne regrette rien. Vous ne savez pas ce que c'était vous ne pouvez pas me juger. A 13 ans j'ai tué un homme, je l'ai mangé et j'ai violé sa fille. Quel âge elle avait ? qu'est-ce que j'en sais ? Elle était bien assez bonne pour moi. La vie c'était la guerre, et tous ceux qui ne faisaient pas partie de notre bande étaient nos ennemis. J'ai chié dans des cadavres et je me suis torché avec leurs peaux, j'ai nourri ceux qui comptaient sur moi avec la chair de mes ennemis. Avec mon frère, rien ne pouvait nous résister. Nous étions deux chefs sauvages et nous avons fait ce qu'il fallait pour protéger notre tribu. Mon frère ? Alamankarazieff. Vous allez aussi le faire venir pour votre entretien ? vous allez passer un grand moment. Si il a tué son père ? non… pas vraiment.
Sa famille s'est retrouvée coincée dans la cave de leur immeuble après un bombardement. Pas de sortie, pas de secours. Juste une femme enceinte de neuf mois, deux gamines et un père. Il est né à ce moment là, et sa mère était déjà bien barge. Elle a décidé qu'il devait vivre à tout prix. Alors elle a tué le père et elle l'a mangé. Ca vous choque ? elle voulait nourrir son bébé. Elle a interdit aux deux fillettes de toucher à leur père, mais elles en grapillaient un morceau quand elle dormait. Quand le père a été tué, elle en a tué une deux, puis quand elle l'a finie, elle a tuée l'autre. Alamankarazieff a été nourri au sein, au lait sanglant de cette femme. Quand elle a eu fini de manger les deux petites, elle a commencé à se manger elle même. Une bombe est retombée au même endroit. Ca a dégagé un passage. Elle ne pouvait plus sortir, elle s'était mangé les jambes. Alaman était assez grand pour savoir marcher et il s'est barré, sans un regard en arrière. Sa mère était une vieille tarée, qui pensait qu'il était plus important que tout que son fils vive, mais même si on peut critiquer ses méthodes, au moins elle a réussi. J'ai élevé Alamankarazieff, c'est mon petit frère autant que mon fils. Il est bien plus barge que moi, je veux dire, vraiment, vraiment parti.
Avec tout ça, vous vous demandez ce qu'on fout dans la Force Lunaire ? "
Je me recale dans mon fauteuil, tranquillement. J'ai réussi à la faire pâlir ce qui n'est pas un mince exploit face à une lunaire. Elle bafouille un peu, hésite, finit par me demander d'une voix blanche :
- Oui, je… comment en être vous venu à vous incorporer ? à croire à l'idéal ?
J'éclate d'un gros rire gras qui projette des postillons jusque sur son bureau. Elle se refait une contenance.
- Qu'est-ce qui vous fait rire ?
- Vous avez vu la gueule de vos champions de la paix ? venez sentir l'odeur des chairs brulées au napalm, venez au front voir les jeunes recrues éventrer leurs ennemis au katana et se faire des colliers avec leurs tripes, venez voir les soldats lunaires, les "pacifistes", faire pleuvoir le plomb et la mort, venez les voir s'acharner sur les zombies qui tentent d'atteindre les cuves de clonage, venez les voir brûler les maisons, clouer les civils aux portes et violer les femmes.
- Mais… mais… vous ne me décrivez que des comportements déviants, que le JAL s'empressera de…
Pour le coup je m'énerve, je me lève de ma chaise et je pose les mains sur son bureau, elle panique un peu et recule. Je gueule et mon haleine à la gueule de bois, lui fouette le visage.
- Qu'est-ce que vous croyez ? vous balancez des gamins sur un champ de bataille, des gamins tout roses qui ont vécu dans un cocon protégé en orbite où tout le monde s'aime, vous leur injectez dix kilos de machinerie dans le corps, vous les gavez d'hormones pour en faire de bonnes brutes et vous croyez qu'ils vont être bien sages ? vous voulez une guerre humaine et propre ? il fallait envoyer des humains. Vous avez fait de nous des machines à tuer, et ben, désolé si ça vous troue le cul, mais c'est ce qu'on fait, on tue. Et quand nos ennemis refusent de crever tant qu'on leur a pas pompé un plein chargeur dans le cul, ça donne pas envie d'utiliser des méthodes délicates. Vous voulez savoir pourquoi on a rejoint la Force Lunaire ? parce que l'Empire et l'Alliance ont fini par envoyer des troupes à pied à Bucarest, et qu'on est les seuls survivants de notre quartier. Vous êtes le moindre des maux.
- Mais notre idéal, le monde meilleur…
- Il ne sera pas pour moi. Je suis une brute, une ordure, si vous n'aviez pas cet uniforme et ce grade, je serais déjà en train de vous défoncer le cul sur ce bureau. Dès que cette guerre est finie, je me tire une balle dans la tête. Et si vous voulez que votre monde meilleur aie une chance de se produire, gazez tous les soldats qui ont participé à la guerre. Moi en attendant, je vais continuer à faire ce que je sais faire de mieux. Je ne sais faire que ça.
Je m'écarte du bureau et je pars vers la porte. Au moment où je vais la franchir, elle me lance :
- Et rêver ? vous ne savez même plus rêver ?
La salope. Je me retourne lentement avec un sourire en coin.
- Moi non. Mais Alaman oui. Je crois que c'est pour ça qu'on est encore là. Allez bonne journée.
Je passe dans la salle d'attente. La vieille morue me jette un regard franchement réprobateur, elle a du m'entendre gueuler. Je m'en fous, je sors tranquillement. Je respire l'air frais. Toutes ces émotions ont achevé de nettoyer ma gueule de bois. Pour un peu, je serais de bonne humeur. Au fond, elle ne commence pas si mal cette journée.