|
"Race et Histoire", par Claude Levi-Strauss
Claude Levi-Strauss n'a jamais pu faire étalage de sa science sur la taverne de JOL. Pourtant son avis, s'il n'est évidemment pas aussi indispensable que celui de certains grands penseurs dont je me plais à lire la prose ici, est intéressant. Je vous le livre donc.
Race et histoire 1
L'humanité ne se développe pas sous le régime d une uniforme monotonie, mais à travers des modes extraordinairement diversifiés de sociétés et de civilisations; cette diversité intellectuelle, esthétique, sociologique, n'est unie par aucune relation de cause à effet à celle qui existe, sur le plan biologique, entre certains aspects observables des groupements humains: elle lui est seulement parallèle sur un autre terrain. Mais, en même temps, elle s'en distingue par deux caractères importants. D'abord elle se situe dans un autre ordre de grandeur. Il y a beaucoup plus de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent par milliers et les autres par unités (...). En second lieu, à l'inverse de la diversité entre les races, qui présente pour principal intérêt celui de leur origine historique et de leur distribution dans l'espace, la diversité entre les cultures pose de nombreux problèmes, car on peut se demander si elle constitue pour l'humanité un avantage ou un inconvénient (...).
Enfin et surtout on doit se demander en quoi consiste cette diversité, au risque de voir les préjugés racistes, à peine déracinés de leur base biologique, se reformer sur un nouveau terrain. (…) On ne saurait donc prétendre avoir résolu par la négative le problème de l'inégalité des races humaines, si l'on ne se penche pas aussi sur celui de l'inégalité ou de la diversité des cultures humaines qui, en fait sinon en droit, lui est, dans l'esprit du public, étroitement lié. (...)
La collaboration des cultures
(...) La chance qu'a une culture de totaliser cet ensemble complexe d'inventions de tous ordres que nous appelons une civilisation est fonction du nombre et de la diversité des cultures avec lesquelles elle participe à l'élaboration-le plus souvent involontaire d'une commune stratégie. Nombre et diversité, disons-nous. La comparaison entre l'Ancien Monde et le Nouveau à la veille [de 1492] illustre bien cette double nécessité
L'Europe de la Renaissance était le lieu de rencontre et de fusion des influences les plus diverses: les traditions grecque, romaine, germanique et anglo-saxonne; les influences arabe et chinoise. L'Amérique précolombienne ne jouissait pas, quantitativement parlant, de moins de contacts culturels puisque les deux Amériques forment ensemble un vaste hémisphère. Mais, tandis que les cultures qui se fécondent mutuellement sur le sol européen sont le produit d'une différenciation vieille de plusieurs dizaines de millénaires, celles de l'Amérique, dont le peuplement est plus récent, ont eu moins de temps pour diverger ; elles offrent un tableau relativement plus homogène. Aussi, bien qu'on ne puisse pas dire que le niveau culturel du Mexique et du Pérou fût, [en 1492], inférieur à celui de l'Europe (nous avons même vu qu'à certains égards il lui était supérieur), les divers aspects de la culture y étaient peut-être moins bien articulés. (...) Leur organisation peu souple et faiblement diversifiée explique vraisemblablement leur effondrement devant une poignée de conquérants. Et la cause profonde peut en être cherchée dans le fait que la "coalition" culturelle américaine était établie entre des partenaires moins différents entre eux que ne l'étaient ceux de l'Ancien Monde.
Il n'y a donc pas de société cumulative en soi et par soi. L'histoire cumulative n'est pas la propriété de certaines races ou de certaines cultures qui se distingueraient ainsi des autres. Elle résulte de leur conduite plutôt que de leur nature. Elle exprime une certaine modalité d'existence des cultures qui n'est autre que leur manière d'être ensemble. En ce sens, on peut dire que l'histoire cumulative est la forme d'histoire caractéristique de ces super organismes sociaux que const1tuent les groupes de sociétés, tandis que l'histoire stationnaire si elle existait vraiment serait la marque de ce genre de vie inférieur qui est celui des sociétés solitaires.
L'exclusive fatalité, l'unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l'empêcher de réaliser pleinement sa nature, c'est d'être seul.
On voit ainsi ce qu'il va de maladroit et de peu satisfaisant pour l'esprit dans les tentatives dont on se contente généralement pour justifier la contribution des races et des cultures humaines à la civilisation. On énumère des traits, on épluche des questions d'origine, on décerne des priorités. Pour bien intentionnés qu'ils soient, ces efforts sont futiles, parce qu'ils manquent triplement leur but
D'abord, le mérite d'une invention accordé à telle ou telle culture n'est jamais sûr. (...) En second lieu, les contributions culturelles peuvent toujours se répartir en deux groupes. D'un côté, nous avons, des traits, des acquisitions isolées dont l'importance est facile à évaluer, et qui offrent aussi un caractère limité. (...) Au pôle opposé (avec, bien entendu, toute une série de formes intermédiaires), il y a les contributions offrant un caractère de système, c'est-à-dire correspondant à la façon propre dont chaque société a choisi d'exprimer et de satisfaire l'ensemble des aspirations humaines L'originalité et la nature irremplaçable de ces styles de vie (patterns) ne sont pas niables, mais comme ils représentent autant de choix exclusifs on aperçoit mal comment une civilisation pourrait profiter du style de vie d'une autre, à moins de renoncer à être elle-même. En effet, les tentatives de compromis ne sont susceptibles d'aboutir qu'à deux résultats: soit une désorganisation et un effondrement du pattern d'un des groupes; soit une synthèse originale, mais qui, alors, consiste en l'émergence d'un troisième pattern, lequel devient irréductible par rapport aux deux autres. Le problème n'est d'ailleurs pas même de savoir si une société peut ou non tirer profit du style de vie de ses voisines, mais si, et dans quelle mesure, elle peut arriver à les comprendre, et même à les connaître.(…)
La civilisation mondiale
Enfin, il n'y a pas de contribution sans bénéficiaire. Mais s'il existe des cultures concrètes, que l'on peut situer dans le temps et dans l'espace, et dont on peut dire qu'elles ont "contribué" et continuent de le faire, qu'est-ce que cette "civilisation mondiale" supposée bénéficiaire de toutes ces contributions ? Ce n'est pas une civilisation distincte de toutes les autres, jouissant du même coefficient de réalité. (...) [C'est] une notion abstraite, à laquelle nous prêtons une valeur, soit morale s'il s'agit d'un but que nous proposons aux sociétés existantes, soit logique si nous entendons grouper sous un même vocable les éléments communs que l'analyse permet de dégager entre les différentes cultures. Dans les deux cas il ne faut pas se dissimuler que la notion de civilisation mondiale est fort pauvre, schématique, et que son contenu intellectuel et affectif n'offre pas une grande densité. Vouloir évaluer des contributions culturelles lourdes d'une histoire millénaire (...) [selon le seul] étalon d'une civilisation mondiale qui est encore une forme creuse, serait les appauvrir singulièrement, les vider de leur substance et n'en conserver qu'un corps décharné.
(...) La véritable contribution des cultures ne consiste pas dans la liste de leurs inventions particulières, mais dans l'écart différentiel qu'elles offrent entre elles. Le sentiment de gratitude et d'humilité que chaque membre d'une culture donnée peut et doit éprouver envers toutes les autres, ne saurait se fonder que sur une seule conviction : c'est que les autres cultures sont différentes de la sienne, de la façon la plus varice (...).
Nous avons considéré la notion de civilisation mondiale comme une sorte de concept limite, ou comme une manière abrégée de désigner un processus complexe. Car si notre démonstration est valable, il n'y a pas, il ne peut y avoir, une civilisation mondiale au sens absolu que l'on donne souvent à ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence de cultures offrant entre elles le maximum de diversité, et consiste même en cette coexistence. La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l'échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité.
Race et culture2
[En 1952,] dans une plaquette écrite à la demande de l'UNESCO, je faisais appel à la notion de coalition pour expliquer que des cultures isolées ne pouvaient espérer créer à elles seules les conditions d'une histoire vraiment cumulative. Il faut pour cela, disais-je, que des cultures diverses combinent volontairement ou involontairement leurs mises respectives et se donnent ainsi une, meilleure chance de réaliser, au grand jeu de l'histoire, les séries longues qui permettent à celle-ci l de progresser. Les généticiens proposent actuellement [1971] des vues assez voisines sur l'évolution biologique, quand ils montrent qu'un génome constitue en réalité un système dans lequel certains gènes jouent un rôle régulateur et d'autres exercent une action concertée sur un, seul caractère, ou le contraire si plusieurs caractères se trouvent dépendre du même gène. Ce qui est vrai au niveau du génome individuel l'est aussi à celui d'une population, qui doit toujours être telle, par la combinaison qui s'opère en son sein de plusieurs patrimoines génétiques, où l'on aurait naguère reconnu un type racial, qu'un équilibre optimal s'établisse et améliore ses chances, de survie. En ce sens, on peut dire que la recombinaison génétique joue, dans l'histoire des populations, un rôle comparable à celui que la recombinaison culturelle joue dans l'évolution des formes de vie, des techniques, des connaissances et des croyances par le partage desquelles se distinguent les sociétés. (...)
Nature/culture : le vieux débat
[Mais] on ne saurait trop insister sur un fait : si la sélection permet aux espèces vivantes de s'adapter à un milieu naturel ou de mieux résister à ses transformations, quand il s'agit de l'homme, ce milieu cesse d'être naturel au premier chef ; il tire ses caractères distinctifs de conditions techniques, économiques, sociales et mentales qui, par l'opération de la culture, créent à chaque groupe humain un environnement particulier. Dès lors, on peut faire un pas de plus et envisager qu'entre évolution organique et évolution culturelle, les rapports ne soient pas seulement d'analogie, mais aussi de complémentarité. (...)
A l'origine de l'humanité, l'évolution biologique a peut-être sélectionné des traits pré culturels tels, que la station debout, l'adresse manuelle, la sociabilité, la pensée symbolique, l'aptitude à vocaliser et à communiquer. En revanche et dès que la culture existe, c'est elle qui consolide ces traits et les propage ; quand les cultures se spécialisent, elles consolident et favorisent d'autres traits, comme la résistance au froid ou à la chaleur pour des sociétés qui ont dû, de gré ou de force, s'adapter à des extrêmes climatiques, les dispositions agressives ou contemplatives, l'ingéniosité technique, etc. Tels que nous les saisissons au niveau culturel, aucun de ces traits ne peut être clairement rattaché à une base génétique, mais on ne saurait exclure qu’ils le soient parfois de façon partielle et par l'effet lointain de liaisons intermédiaires. En ce cas, il serait vrai de dire que chaque culture sélectionne des aptitudes génétiques qui, par rétroaction, influent sur la culture qui avait d'abord contribué à leur renforcement.
Une couverture idéologique
En faisant remonter à un passé de plus en plus ! reculé, qu'on chiffre actuellement en millions d'années, les premiers débuts de l'humanité, l'anthropologie physique retire une de leurs bases principales aux spéculations racistes, puisque la part d'inconnaissable augmente ainsi beaucoup plus rapidement que le nombre des repères disponibles pour jalonner les itinéraires suivis par nos lointains ancêtres au cours de leur évolution.
A ces spéculations, les généticiens ont porté des coups encore plus décisifs quand ils ont remplacé la notion de type par celle de population, la notion de race par celle de stock génétique, et quand ils ont montré qu'un gouffre sépare les différences héréditaires selon qu'on peut les attribuer à l'opération d'un seul gène—celles-là peu significatives du point de vue racial parce que probablement toujours dotées d'une valeur adaptative—ou à l'action combinée de plusieurs, ce qui les rend pratiquement indéterminables. (...)
Depuis une dizaine d'années seulement, nous commençons à comprendre que nous discutions le problème du rapport entre évolution organique et évolution culturelle dans des termes qu'Auguste Comte eût appelés métaphysiques. L'évolution humaine n'est pas un sous-produit de l'évolution biologique, mais elle n'en est pas complètement distincte non plus. La synthèse entre ces deux attitudes traditionnelles est maintenant possible, à la condition que, sans se satisfaire de réponses a priori et de solutions dogmatiques, les biologistes et les ethnologues prennent conscience de l'aide qu'ils peuvent s'apporter mutuellement et de leurs limitations respectives.
Cette inadéquation des réponses traditionnelles explique peut-être pourquoi la lutte idéologique contre le racisme s'est montrée si peu efficace sur le plan pratique. Rien n'indique que les préjugés raciaux diminuent, et tout laisse à penser qu'après de brèves accalmies locales, ils resurgissent ailleurs avec une intensité accrue. D'où le besoin ressenti par l’UNESCO de reprendre périodiquement un combat dont l'issue paraît pour le moins incertaine.
Mais sommes-nous tellement sûrs que la forme raciale prise par l'intolérance résulte, au premier chef, des idées fausses que telle ou telle population entretiendrait sur la dépendance de l'évolution culturelle par rapport à l'évolution organique ?
Ces idées ne fournissent-elles pas simplement une couverture idéologique à des oppositions plus réelles, fondées sur la volonté d'asservissement et sur des rapports de force ? Ce fut certainement le cas dans le passé ; mais, même en supposant que ces rapports de force s'atténuent, les différences raciales ne continueraient elles pas à servir de prétexte à la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l'explosion démographique et qui (...) se mettrait à se haïr elle-même, parce qu'une prescience secrète l'avertit qu'elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l'espace libre, l'eau pure, l'air non pollué?
Les préjugés raciaux ont atteint leur plus grande intensité vis-à-vis de groupes humains réduits par d'autres à un territoire trop étriqué, à une portion trop congrue des biens naturels pour que leur dignité n'en soit pas atteinte à leurs propres yeux comme à ceux de leurs puissants voisins. Mais l'humanité moderne, dans son ensemble, ne tendelle pas à s'exproprier elle-même et, sur une planète devenue trop petite, ne reconstitue-t-elle pas à ses dépens une situation comparable à celle que certains de ses représentants infligèrent aux malheureuses tribus américaines et océaniennes? Qu'en serait-il, enfin, de la lutte idéologique contre les préjugés raciaux, s'il s'avérait que toujours et partout, comme le suggèrent certaines expériences conduites par les psychologues, il suffit de répartir des sujets d'origine quelconque en équipes et de placer celles-ci dans une situation compétitive, pour que se développe en chacune un sentiment de partialité et d'injustice vis-à-vis de ses rivales ?
Des communautés minoritaires qu'on voit aujourd'hui apparaître en plusieurs points du monde, tels les hippies, ne se distinguent pas du gros de la population par la race, mais seulement par le genre de vie, la moralité, la coiffure et le costume; les sentiments de répulsion, d'hostilité parfois, qu'elles inspirent au plus grand nombre sont-ils substantiellement différents des haines raciales, et ferions-nous donc accomplir aux gens un véritable progrès si nous nous contentions de dissiper les préjugés spéciaux sur lesquels celles-ci seules, entendues au sens strict, peuvent être dites reposer?
Le mirage de l'entente universelle
Dans toutes ces hypothèses, la contribution que l'ethnologue peut apporter à la solution du problème racial se révélerait dérisoire et il n'est pas certain que celle qu'on irait demander aux psychologues et aux éducateurs se montrerait plus féconde, tant il est vrai que, comme nous l'enseigne l'exemple des peuples dits primitifs, la tolérance réciproque suppose réalisées deux conditions que les sociétés contemporaines sont plus éloignées que jamais de connaître: d'une part, une égalité relative, de l'autre, une distance physique suffisante.
(...) Sans doute nous berçons-nous du rêve que l'égalité et la fraternité régneront un jour entre les hommes sans que soit compromise leur diversité. Mais si l'humanité ne se résigne pas à devenir la consommatrice stérile des seules valeurs qu'elle a su créer dans le passé (...), elle devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l'appel d'autres valeurs, pouvant aller jusqu'à leur refus, sinon même leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l'autre, s'identifier à lui, et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l'autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l'originalité de sa et de ma création. Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s'amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité.
(...) Convaincus que l'évolution culturelle et l'évolution organique sont solidaires, [l'ethnologue et le biologiste] savent que le retour au passé est impossible, certes, mais aussi que la voie où les hommes sont présentement engagés accumule des tensions telles que les haines raciales offrent une bien pauvre image du régime d'intolérance exacerbée qui risque de s'instaurer demain, sans même que les différences ethniques doivent lui servir de prétexte. Pour circonvenir ces périls, ceux d'aujourd'hui et ceux, plus redoutables encore, d'un proche avenir, il faut nous persuader que leurs causes sont beaucoup plus profondes que celles simplement imputables à l'ignorance et aux préjugés: nous ne pouvons mettre notre espérance que dans un changement du cours de l'histoire, plus malaisé encore à obtenir qu'un progrès dans celui des idées.
|