Références : 12
Si l'on pense, à tort, que chaque petit hameau du continent est bercé de traditions suaves et gentillettes, c'était loin d'être le cas du nôtre. Niché entre deux collines, bordé par la forêt, nous vivions en réelle autarcie vis-à-vis du monde extérieur. Nos anciens nous interdisaient fermement, strictement, de nous enfoncer dans la forêt et des dangers omniprésents qu'elle renfermait. Plusieurs avaient déjà été tués en tentant de la traverser, retrouvé un jour, le corps lacéré et les os saillants.
On nous racontait que les lieux étaient habités par des créatures différentes, non pas de simples abraknydes, de vils prespics, ou d'innocents moskitos ; quelque chose de plus... humain. Ces êtres carmin revendiquaient de tout temps la forêt, et cette dernière ne pouvait être franchie par les habitants de notre communauté
(référence au « Village » film de Night Shyamalan, racontant l'histoire d'un village reculé, entouré d'une forêt, habitée par Ceux Dont On Ne Parle Pas, créatures humanoïdes vêtues de rouge ; les anciens du village veulent protéger leurs enfants du monde extérieur et c'est pourquoi ils sont voués à rester dans ce village 2pts). Excepté une période, où nous pouvions accéder à la côte. Bonté ? Je ne pense pas, bien au contraire, ils devaient profiter de l'instant barbare en toute indiscrétion.
Cette période était terrible. Les anciens avaient jugé bon, par un processus pervers, de sacrifier une partie de la jeunesse de notre hameau pour, soi-disant, respecter de vieux rites, honorer les dieux, mais surtout pour donner l'exemple aux jeunes en mal de délinquance du sort qui les attendrait s'ils souhaitaient quitter la communauté. Certains juvéniles, dont je faisais partie, s'opposaient à cette retraite imposée, nous voulions découvrir le monde, devenir de vrais aventuriers.
Mais les anciens ne le voyaient pas de cet œil-là. Traditionnellement, les jeunes soigneusement sélectionnés étaient envoyés sur une île près de la côte. Ils y étaient acheminés un par un, sur une barque, dirigée par un prêtre, entièrement vêtu de blanc. Cette fois-ci, c'était moi et Eny qu'ils envoyaient sur ce qui était communément appelé
l'île du beau Qlin (référence au tableau d’Arnold Böcklin, l'île des morts ; célèbre pour avoir été repeint cinq fois par le peintre, on y voit Charon vêtu de blanc qui amène un mort sur une barque 5pts) . Avant cela, on ne put jamais savoir ce qu'il s'y passait, sauf qu'un seul jeune rentrait au hameau, ensanglanté, et à jamais guéri de quitter la communauté.
Ce matin-là, la mer était d'huile, le vent inexistant, et la brume légère. Il se dégageait de l'île une impression sourde, profonde, et j'étais mal à l'aise. Eny aussi remuait dans tous les sens. J'ai omis de le préciser, mais Eny était mon frère ; il se prit un sabot de bouftou sur le crâne peu après sa naissance, et en garda un certain nombre de séquelles, mentales
(référence à « Des Souris et des Hommes » livre de John Steinbeck, adapté au cinéma par Gary Sinise ; Lennie est intellectuellement déficient, et accompagné de son ami d'enfance, Georges ; cela est repris à la fin du texte, mais il se plaît à imaginer une vie meilleur où il aurait sa propre maison avec ses lapins, finalement, Georges le tue à la fin à cause de tous les soucis qu'il a pu provoquer 2pts). Il était infiniment niais, mais il restait mon frère, et je devais le protéger, coûte que coûte, île ou pas île.
Une fois tout le monde débarqué, les anciens nous expliquèrent comment la chose allait se dérouler. Nous resterions trois jours sur l'île, chacun de nous aurait un bagage, contenant un objet aléatoire, et devrait survivre afin de devenir l'unique personne à fouler les plaines de l'île
(référence à « Battle Royale » livre de Kōshun Takami, adapté au cinéma par Kinji Fukasaku ; des étudiants sont tirés au sort pour s'adonner à un jeu de survie sur une île, ils ont trois jours pour tuer les autres, et portent un collier qui les tuera s'il en reste plus d'un ; ce jeu est initié par les politiques qui trouvent les jeunes trop délinquants 1pt). Un sortilège placé sur nos têtes nous empêcherait de rester tous en vie à l'issue des trois jours. Après nous avoir souhaité bonne chance, les anciens regagnèrent le continent sur leur barque, impassibles.
Premierjour, l'écume
(référence à « l'Écume des Jours », de Boris Vian 2pts)du sang fut rependue et dispersée tout autour de l'île, par ce vent malsain et impropre. Environ une dizaine de jeunes avaient péri dans les premières minutes, s’entre-tuant sauvagement. Pour ne pas connaître un tel sort, je pris nos baluchons, et tira Eny de cette galère, en nous emmenant vers la petite forêt de l'île. Sur place, nous rencontrâmes des amis de longue date, et décidâmes de former une alliance, le temps de réfléchir à la situation.
La première nuit se déroula sans encombre, si ce n'est une énorme boule au ventre, qui nous comprimait à tous les boyaux. La journée, nous arrivâmes dans une plaine dégagée, les herbes étaient courtes, et la bise rafraîchissante. Afin de détendre l'atmosphère, une idée s'imposa à nous de façon toute naturelle. Pour détendre cette atmosphère tendue, et essayer de rester humains dans une certaine mesure, nous nous mîmes à jouer au sport traditionnel du hameau, consistant, au moyen de bâtons à l'extrémité noueuse, à mettre une boule menue, mais solide, dans un trou de diamètre légèrement supérieur, préalablement creusé. Celui qui mettait la boule dans le trou avec le moins de coups possible l'emportait. Cela nous rappela de nombreux souvenirs, et nous prîmes un réel plaisir à savourer cette détente incongrue. Il me semble que les anciens appellent cette discipline le golf
(référence à ce moment de la série « Lost » où les naufragés se mettent à jouer au golf sur une plaine de l'île sur l'initiative d'Hurley 5pts).
Le deuxième soir nous nous entraidâmes pour trouver de quoi manger, et rîmes bien fort autour d'un feu de camp. Néanmoins, par inadvertance, Eny fit d'un feu discret un véritable brasero. Chose peu pertinente, puisque d'autres groupes vinrent nous attaquer, attirés par la lumière. Heureusement, nous n'eûmes pas de morts de notre côté, et après s'être dispersé, notre groupe se retrouva dans une grotte près de la côte, froide, et humide.
On dit que la nuit porte conseil, mais l'adage ne précise pas s'il sera de bon augure. En l’occurrence il ne l'était pas, puisque nos amis d'un moment voulurent faire la peau à Eny, jugeant qu'il ne leur attirerait que des ennuis. Cette décision fut prise de concert sans que je n'aie mon mot à dire, je me dépêchai de prendre Eny sous mon aile, et argua à mes anciens amis qu'ils avaient trop de chefs et pas assez d'humain
s (référence à l'expression anglaise « Too many chiefs and not enough Indians », trop de chefs et pas assez d'Indiens, équivalent de l'expression française « Une armée mexicaine » lorsqu'il y a plus de donneurs d'ordre que de travailleurs 2pts)qu'ils étaient voués à s’entre-tuer de toute manière.
De toute manière... nous l'étions tous. Moi-même, je suppose. Quoique, sur notre route, l'idiot du patelin fit son interruption. Il était connu pour n'avoir aucune logique dans la suite de ses idées, et délirait encore bien plus qu'Eny, qui lui, restait plus ou moins accroché à notre réalité. L'idiot portait sur son crâne un piou mort en guise de coiffe, et se plaisait à le nourrir avec du sable
(référence à « Lone Ranger » personnage de fiction américain, accompagné de Tonto un indien laconique ; dans le dernier film de Gore Verbinski ce dernier est dépeint avec un corbeau mort sur la tête, qu'il nourrit sans cesse avec des graines 1pt). Quelle décadence... À ce moment, je n'eus pas vraiment la force de mettre un terme à la vie de l'idiot, me disant qu'il ne ferait pas long feu de toute manière.
Pendant la journée, nous croisâmes un ennemi, solitaire, armé d'un étrange instrument. Il s'agissait d'une sorte de harpe
(référence au mythique projet HAARP « High frequency active auroral research program » installation américaine dont le but est d'étudier l'impact des ondes sur la ionosphère ; les légendes urbaines affirment cependant que le réel but de cette installation est de pouvoir modifier le climat et qui sait, faire un jour pleuvoir la foudre... 5pts), laquelle était relativement petite, et dorée. Le fourbe joua quelques notes, et la foudre se mit à frapper un arbre près de nous. Me saisissant du glaive que j'avais trouvé dans mon bagage, je le lui lançai en plein visage. Le malheureux s'éteignit au sol, comme un nuage s'essoufflerait dans les cieux clairs. En voilà déjà un de moins, me dis-je. Eny n'avait pas eu de chance, puisque dans son bagage il n'avait eu, en plus du barda habituel, qu'une pomme maigrelette, que le colosse engloutit en deux mastications.
Plus tard, nous eûmes la surprise d'entendre un air entraînant dans les alentours. Bien que nous ne pûmes localiser sa provenance, la chose semblait émaner de tous les côtés, elle continuait inlassablement sa course. Sans qu'on ne s'en rende vraiment compte, le curieux ballet nous avait hypnotisés.
Il s'agissait d'une mélodie inlassablement répétée, mais à chaque fois d'une ampleur différente, comme si l'on y changeait les instruments (référence au « Boléro » de Maurice Ravel, ballet qui dure approximativement 15 minutes, et rendu célèbre par son thème qui est répété au total 9 fois à l'identique, mais avec une orchestration différente ; à la fin du morceau, il y a néanmoins un coup d'éclat, une modulation qui conclu l'œuvre avec panache 5pts). La chose atteint son apogée au bout d'un quart d'heure, et lorsqu'enfin cette musique trouva une conclusion grandiose, un sauvageon sortit de nulle part pour nous faire la peau.
Le malandrin réussit à nous surprendre, mais ce ne fut pas suffisant. Armé de bons réflexes, et toujours de mon glaive, je parai son attaque fourbe, néanmoins avec difficulté, après un tel engourdissement. À lui se joignirent d'autres ennemis, certains sous une même alliance, et d'autres plus solitaires. Nous avions formé le point névralgique de cette épreuve puisqu'une grande partie des joueurs se trouvait autour de nous. Chacun avec son arme pointée sur quelqu'un d'autre. Personnellement j'avais la mienne pointée sur les testicules d'un archer, lequel visait accessoirement la tête d'Eny
(référence à « L'impasse Mexicaine » une situation où au moins trois individus se menacent mutuellement, sans avoir intérêt à agir ; Quentin Tarantino en est friand et il s'agissait ici précisément de celle de « Inglorious Basterds » où les anglais sont repérés à cause de leur manière de représenter 3 avec leurs doigts, ce qui conduit à une impasse mexicaine, avec un pistolet pointé sur les testicules d'un malheureux 2pts). Il aurait suffi d'un piaillement de piou pour faire dégénérer la situation en bain de sang. Et c'est lorsque je m'apprêtai à lancer un décompte jusqu'à trois avec mes doigts, que l'escarmouche commença.
Pendant l’échauffourée, je n'eus pas bien le temps d'admirer ce qu'Eny pu faire, j'avais déjà bien du mal à sauver ma tête de ce charnier. Les flèches fusaient, les lances se plantaient, et les frondes lâchaient leurs projectiles dans les tempes molles de mes pairs. Après un bon quart d'heure, pratiquement tout le monde avait péri, il ne restait plus que moi, titubant, et Eny, ensanglanté. Nous étions les seuls survivants de ce jeu macabre.
Ce dernier soir, Eny et moi pûmes faire flamber un feu en toute quiétude. Nous mangeâmes quelques baies, du poisson, et des crustacés. Eny ne comprenait pas la situation, il était heureux, il me parlait encore de ses rêves, de la maison qu'il aimerait avoir, des wabbits qu'il voudrait élever avec moi. J'avais beau lui dire que les wabbits ne s'élevaient pas, il n'en avait cure. Il voulait avoir ses amis, ses animaux, rien au monde n'aurait pu le rendre plus heureux. Pourtant, assis en tailleur derrière lui, et montrant d'un doigt immatériel les clapiers de ses songes, je plantai mon glaive profondément entre son cou et son omoplate. Il ne sentit rien, et cru jusqu'au dernier instant qu'il partirait loin. Voilà pourquoi j'ai mangé mon frère
(référence à « Pourquoi j'ai mangé mon père » livre de Roy Lewis, qui retrace l'histoire de l'humanité du pléistocène moyen, avec de subtiles analogies à notre société actuelle 1pt)