I. Elle avait froid...

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Elle avait froid.

Malgré le feu qui brûlait depuis des jours dans la vieille bâtisse lugienne jusqu’à faire rougir les pierres du foyer, Fianna tremblait comme une feuille, recroquevillée devant l’âtre. Elle savait que le froid ne venait pas du dehors ; le sévère hiver de Dereth, glacial mais sec, ne franchirait pas la lourde porte de granit. Non, ce froid-là, le froid de la solitude, venait de l’intérieur, d’elle-même, coulait lentement dans ses veines et n’attendait qu’un instant d’inattention de sa part pour la paralyser, lui ôter toute envie d’agir.

Des semaines s’étaient écoulées depuis qu’elle avait rencontré quelqu’un pour la dernière fois – si longtemps, qu’elle en avait perdu le compte des jours et ne se souvenait plus du nom de celui qui avait croisé son chemin. Un instant, le souvenir fugace des jours passés éclaira son visage d’un sourire. Elle se remémora les grandes expéditions auxquelles elle avait participé alors qu’elle savait à peine tenir un arc, les combats sur les remparts de la vieille cathédrale, l’exploration de l’ancienne Académie des Mages, les chasses au Cacophon, l’éradication d’Eidolon, ses premiers pas sur Arramorra… en ce temps, de nouveaux aventuriers sortaient chaque jour par dizaines des Refuges et, les armes à la main, rejoignaient leurs frères pour tenter de reconquérir Dereth.

Puis, un jour, le flot s’était soudainement tari. Un à un, ils avaient disparu. Certains sont tombés à ses côtés et, au grand étonnement des survivants, ne sont jamais réapparus à leur Pierre de Vie. D’autres ont simplement disparu, sans laisser des traces, comme s’ils n’avaient jamais existé.

Fianna sortit un jeu de Tarot de son paquetage, battit les cartes, en tira douze au hasard et les disposa rapidement en Grande Maison, traditionnellement la meilleure disposition pour la divination. Elle se versa une autre rasade de liqueur d’aconit, s’adossa confortablement, puis retourna les cartes, l’une après l’autre. Onze Morts.

Elle chercha son souffle. Le Tarot de Dereth avait la particularité de se tirer avec un jeu constitué au hasard, à la faveur des cartes gagnées ou pillées de ci, de là. Ainsi, s’il était théoriquement possible de se retrouver avec un jeu ne contenant qu’un seul type de carte, dans toute l’Histoire de Dereth, cela ne s’était encore jamais produit et, en tout cas, personne n’aurait certainement osé défier les esprits en tirant une Grande Maison avec un tel jeu. De plus, si tout le monde savait à quoi ressemblait la carte Mort, personne n’en avait encore trouvé – ou ne s’en était jamais vanté – et Fianna était certaine que son Tarot n’en comportait aucune.

Sa main s’immobilisa au dessus de la dernière carte, toujours posée sur la face. Quelque chose ne tournait pas rond. La carte était usée, pâlie et cornée, comme les autres, mais l’usure lui parut étrange, à la fois trop usée et trop propre, comme si elle n’était pas plus ancienne que son dernier battement de paupières. Elle se ressaisit, haussa les épaules et retourna la carte…

…une mince figure de femme en armure noire et rouge, un arc à la main.

Il n’y avait plus aucun doute. Les dieux de Dereth, quels qu’ils soient, ou peut-être Asheron lui-même avait choisi de lui adresser un message et son sens était d’une clarté terrifiante : elle était la dernière.

En reposant son gobelet, elle frôla de la main son arc. Aussitôt, le souvenir de celui qui l’avait patiemment façonné à son intention lui revint à l’esprit. Comme si elles n’attendaient que cela, les digues de sa mémoire se brisèrent, laissant déferler les noms et les visages de dizaines d’autres devant ses yeux. Le choc la fit vaciller, lui tourna la tête, elle s’évanouit.

Lorsqu’elle reprit ses esprits, la nuit était déjà bien avancée. La sensation de solitude n’en était que plus oppressante. Mais Fianna n’avait plus froid ni peur. Désormais, elle savait. Elle se leva, ajusta sa veste de fourrure, saisit son arc et sortit. Son ataur apprivoisé n’avait pas quitté la mangeoire où elle l’avait abandonné en arrivant. Il piaffa en la voyant et s’approcha, lui donna un délicat coup de museau sur le front. Elle lui tendit un fruit sec, puis sauta en selle et partit au petit trot vers l’ouest.

Le portail était toujours là. A peine perceptible malgré l’obscurité, la boule d’iridescence bleuâtre semblait la fixer avec indifférence, tel un œil unique. Aucun indice ne transpirait sur ce qui se trouvait de l’autre côté. Fianna sauta à terre, détacha son paquetage puis ôta la selle et le harnachement de l’ataur. Elle lui offrit un morceau de rayon de miel, puis donna une grande claque sur la croupe de l’animal. Surpris, l’ataur partit au galop. « Prends soin de toi ! » lui lança-t-elle puis, saisissant son arme et son havresac, elle se jeta dans le portail. En quelques minutes, la neige, qui avait recommencé à tomber, recouvrit ses traces de pas.

[à suivre...]
__________________
--foh

ex-Rangeuse Psychopathe Paranoïaque 150
ex-Chacalette 150
Cervelle 100E
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