Un terme français qui a acquis une légitimité en anglais
La diffusion contemporaine du terme d’
islamophobie date de 1997, suite à la publication du rapport du Runnymede Trust en Grande?Bretagne :
Islamophobia. A Challenge for Us All? . Ce rapport, produit par un
think tank engagé sur les questions d’égalité raciale a connu un large écho, lui conférant une reconnaissance publique et politique (Allen, 2010, p. 15). Dès lors, l’islamophobie a été discutée, critiquée et analysée, en tant que phénomène mais aussi en tant que concept sociologique.
Le rapport du Runnymede Trust suggère que la première occurrence écrite du mot date de 1991, dans un journal étasunien, se référant au fait que l’islamophobie participe à la réticence de Moscou à se retirer d’Afghanistan . Pourtant, Edward Said utilise déjà le terme dans un texte de 1985. L’auteur de l’
Orientalisme qui a analysé de manière approfondie le regard de l’Occident sur l’Orient, montre que cette altérité se cristallise surtout autour des figures de l’Arabe et du musulman (Saïd, 1980, pp. 40?41). Si les travaux de Said traitent de l’image de l’islam et de la manière dont il est essentialisé, l’auteur n’utilise le terme d’
islamophobia qu’une fois et de manière allusive (Said, 1985, p. 99). Ces deux occurrences apportent des pistes de réflexion pour l’usage futur du terme, en l’inscrivant dans l’héritage des travaux sur l’orientalisme, et dans les questions internationales qui lient islamophobie et guerres menées contre des pays musulmans.
S’il existe quelques autres occurrences du mot dans les années 1960 et 1970, les premières apparitions du terme d’
islamophobie remontent au tournant du XX
e siècle, et s’inscrivent dans l’histoire coloniale française. Le mot a été utilisé par un groupe « d’administrateurs?ethnologues » spécialisés dans les études de l’islam africain, pour décrire d’une part, une « islamophobie de gouvernement » fondée sur une différenciation des musulmans dans le système d’administration colonial français, et d’autre part, une « islamophobie savante et cléricale », qui véhicule des préjugés sur l’islam et une méconnaissance des réalités de cette croyance (Quellien, 1910 ; Delafosse, 1910).
Parallèlement, le terme est utilisé, toujours en français, sous la plume d’Étienne Dinet et Sliman Ben Ibrahim, dans deux ouvrages qu’ils publient en 1918 et en 1922 et dans lesquels ils critiquent les distorsions orientalistes des écrits d’érudits sur l’islam. Il est intéressant de noter que la version anglaise de l’ouvrage de Dinet et Ben Ibrahim a préféré «
feelings inimical to Islam » pour traduire le terme français d’
islamophobie (Bravo Lòpez, 2011 ; Hajjat & Mohammed, 2012).
Malgré ses racines françaises, et hormis quelques apparitions dans les années suivantes, l’
islamophobie ne connaîtra une réelle diffusion dans l’espace public qu’après le rapport du Runnymede Trust, en anglais cette fois. Cette origine contemporaine est également discutée aujourd’hui, où plusieurs récits entrent en concurrence. Différents acteurs ont revendiqué la paternité du mot dans le cadre des mobilisations antiracistes en Grande?Bretagne, qui sont progressivement passées de la question raciale à la prise en compte plus importante de la dimension religieuse (Allen, 2010, pp. 5?7). Il semble que le terme
islamophobie circulait déjà dans les milieux musulmans britanniques dans les années 1990 (Conway, 1997 ; Brown, 2000).
https://www.cairn.info/revue-sociolo...-1-page-13.htm