le verdict du p'tit mousse
Longtemps Trebor Dabinter demeura immobile, assis à même le pont, le dos calé contre le bois tranquillisant du bastingage. La poussée d'adrénaline salvatrice qui leur avait permis à lui et ses compagnons d'infortune de s'extirper du piège mortel de la plage maudite, avait laissé place une fois la sécurité du Requin Jaune retrouvée, à une impression de vide incommensurable.
Epuisé, désorienté, vidé de toute forme d'énergie, le jeune mousse restait là, tremblant de tout ses membres, incapable de parler, incapable de bouger, insensible au brouhaha qui l'entourait et à la brûlure douloureuse de son flanc empourpré d'une longue estafilade, frais souvenir de la javeline dont la pointe acérée l'avait effleurée lors de leur fuite éperdue.
Ses paupières fermées ne pouvaient contenir les larmes qui s'écoulaient doucement sur ses joues, ni empêcher des images cauchemardesques de défiler devant ses yeux. Il revoyait en boucle: la grève de sable blanc où étaient échouées les chaloupes, les charpentiers et matelots qui s'affairaient tout autour, l'arrivée du cortège d'indigènes et leurs gesticulations furieuses à la vue des arbres abattus, les javelots qui fendaient l'air et transperçaient les corps, la panique qui gagnait les marins et leur course désordonnée vers les embarcations, les combats au corps à corps barbares et le sang qui coulait à flot, donnant à l'écume des vagues une couleur rosée incongrue, et enfin, émergeant de cette mêlée sauvage, un colosse armé de son maillet ensanglanté et qui à grand renfort de moulinets brisait les bras armés ennemis et fracassait les crânes autochtones, donnant ainsi de précieuses minutes de répit aux membres d' équipage qui avaient réussi à rejoindre la dernière barque, jusqu'à ce que l' étranger poilu adorateur de la déesse Pandawa , lanceur de feu et de noix de kokoko, n'embrase de ses poings nus le champ de bataille . Et cette vision du Pandawa et d' Amal Ialad, maître-charpentier de son état, mais surtout son mentor, son protecteur, son ami, son père de substitution, donnant leurs vies pour sauver celles des autres, revenait encore et encore hanter le jeune garçon...
La fraîcheur de la brise nocturne qui se levait et le silence respectueux qui s'était imposé sur le pont du navire sortirent le mousse de son état de stupeur. La vielle aventurière Enutro, durement éprouvée elle aussi, s'était péniblement approchée de Chi Sygni et d'un souffle court mais néanmoins acéré elle apostrophait le traître.
Trebor écoutait l'aïeule débiter sa diatribe et à mesure que la naine grisonnante parlait, il sentait la colère l'envahir et l'énergie renaître en lui. A la fin du monologue de la vieille il aperçut du coin de l'oeil l'étrange femme-loup aux yeux de braises et aux tatouages mystérieux acquiescer d'un hochement de tête et il s'apprêtait à manifester lui aussi son approbation quand Al Débaran prit la parole.
…..« Les Lois sont peut-être claires et écrites, mais sur mon navire, la Loi, c'est moi. Je suis Juge du devenir de cette homme que vous avez connu Second, et que vous voyez cloporte. Toutefois, je sens dans mes conclusions la nuisance d'un doute. Moi qui vous ai commandé pendant tant d'années, qui vous ai imposé mes décisions, et qui ai fait de vous ce que vous êtes sur le Requin Jaune, je vous demande ce soir de choisir à ma place, de prendre pour moi ce fardeau que je ne saurai porter. Car il est aussi des hommes dont les épaules, trop longtemps gonflées par des épaulettes de tissu, ne sont pas aussi solides qu'on le pense.
«À Bâbord: ceux qui pensent que le traître doit être pendu ici même avant le souper! À Tribord*: ceux qui désirent une fois encore parler avec une légende du passé ! »
« Puisque le sort en a décidé ainsi, c'est à vous, gens improbables, qui avez malgré vous révélé les méfaits de Sygni, qu'incombe la décision de vie ou de mort sur sa personne. »
A ces mots Trebor se redressa d'un bond et, le visage dur et le regard fiévreux, il se dirigea vers bâbord. Il brûlait maintenant d'un feu intérieur qui consumait son âme. Son sang bouillonnait dans ses veines et si la fureur ne lui avait pas enserré la gorge dans un étau implacable il aurait craché sa haine et son désir de vengeance au visage de celui qu'il tenait pour responsable de la mort d'Amal et de toutes ces victimes sacrifiées sur l'autel des sauvageons cannibales. Le pendre? Non, il n'en n'était pas question, ce serait une mort trop douce pour ce monstre. Le jeter par dessus bord? Non plus, ce serait une offense à notre mer nourricière. Qu'on l'attache plutôt en haut du grand mat, qu'on le crucifie aux yeux de tous et qu'on le laisse crever à petit feu de douleur, de faim et de soif. Qu'on laisse son cadavre pourrir au soleil, à la pluie et au vent , et que les gélikans et autres oiseaux de mer fassent leur travail de charognards et nous débarrassent des restes de cette ordure...
En passant devant Sygni le jeune garçon prit une longue inspiration pour vomir son dégoût et agonir d'injures le Second hoquetant mais à cet instant précis son regard croisa celui de Daphnée qui venait de se ranger aux côtés de son époux. Et en une fraction de seconde sa colère retomba.
La vision de cette femme autant éprouvée par les longues années de captivité et tout ce que les Sauvages avaient bien pu lui faire subir, que par le terrible poids de la culpabilité à la pensée de l'odieux marché conclu pour la sauver bouleversa le moussaillon. Combien de vies volées en échange de la sienne? Comment trouver la force de vivre avec ce terrible fardeau? Elle était là, écrasée par la honte et le chagrin mais digne dans ses haillons. Et malgré l'horreur que lui inspiraient les agissements de son époux elle lui restait fidèle et n'avait pas hésité une seconde à se ranger à ses côtés. Il avait agi par amour pour elle, amour fou et égoïste certes, mais par amour quand même et elle ne pouvait se résoudre à l'abandonner quitte à devoir partager toute son infamie.
Trebor sentait confusément que quelque soit la décision prise par l'équipage, elle respecterait ce choix sans protester mais qu'elle ne survivrait sans doute pas à un verdict défavorable. Fallait-il elle aussi la condamner à mort? Bien sur les pauvres bougres fournisseurs de rate fraîche avaient connu une fin horrible mais au moins leurs souffrances avaient été brèves. Cette malheureuse aussi était une victime et pourtant elle devrait pour le restant de ses jours payer pour un crime qu'elle n'avait pas commis. N' était ce pas là une injustice aussi grande que la perte d'un être cher? Amal, cet homme bon et intègre, profondément opposé à la violence, et que Trebor pleurait aujourd'hui, aurait-il admis que pour venger sa mort on punisse une innocente ? Non, certes non. Il ne l'aurait pas permis. Il y avait sûrement d'autres moyens de faire payer ses crimes à Chi Sygni sans pour autant accabler davantage sa tendre épouse...
A la surprise de tous, le jeune protégé du déjà regretté Amal Ialad infléchît sa course et vint se ranger à tribord derrière Sygni sanglotant et Daphnée superbe et digne.
Bon voila Trebor Dabinter a voté. C'est un peu long j'avoue mais zut après tout 2 ans de fidélité aux Pérégrinations Pélagiques ça mérite bien quelques lignes surnuméraires non ?
Et au fait, ça marche aussi les défis pour les invités?
Dernière modification par Miss-Pompom ; 26/05/2016 à 20h27.
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