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Le Port d'Ezna était en proie à son agitation coutumière. Les navires à quai chargeaient et déchargeaient leurs cargaisons, certaines provenant de destinations exotiques et empreintes de mystère telles Villanelle, Solis, ou même Ynystère. Malgré la guerre opposant les deux continents, il n'était pas rare que des négociants bravent les dangers d'une telle traversée au profit d'importants bénéfices. Aussi importants que les risques encourus.
Adossé au mur de l'un des magasins proche des quais, Aerrion observait la scène avec attention, son regard acéré en quête d'une éventuelle proie. Presque machinalement, il taillait ce faisant un morceau de bois, sa dague révélant peu à peu une tête de loup. Cinq années s'étaient écoulées depuis sa fuite de l'atelier. Cinq années qu'il n'était plus qu'un fantôme aux yeux des autorités de la Cité. L'avis de recherche le concernant avait disparu depuis bien longtemps et, de toutes façons, il aurait été fort difficile de reconnaître en l'homme d'aujourd'hui l'adolescent de l'époque.
Contraint à la fuite, il avait trouvé refuge dans les bas fonds de la Cité, survivant tant bien que mal parmi la lie des Deux Royaumes. La faim l'avait poussé à son premier vol. Une tarte au fumet si appétissant, laissée à refroidir sur le rebord d'une fenêtre. Un véritable pousse au crime. Ce premier larcin ouvrit la porte à bien d'autres. De nombreuses bourses passèrent ainsi entre ses mains, à l'insu de leurs malheureux propriétaires. Il s'était découvert un véritable don pour se fondre dans les ombres, courir sur les toits et accéder aux endroits les plus incongrus. Avec les années, il avait gagné en hardiesse, abandonnant ces menus larcins au profit des demeures des Citoyens. Ses visites nocturnes s'avéraient bien plus profitables, et il avait même son propre chez-lui*: la soupente d'une des tavernes du port. Luxe s'il en était, un interstice dans la toiture lui permettait de profiter de la vue sur la mer... et de l'eau courante lorsqu'il pleuvait.
Ce n'était pas son seul moyen de gagner de l'argent. Ses poings lui étaient aussi fort utiles. Pour divertir des Citoyens en mal de sensations fortes, des combats clandestins étaient régulièrement organisés et faisaient l'objet d'importants paris. Les combattants ne touchaient qu'une petite partie de l'argent ainsi mis en jeu, mais les sommes conséquentes engagées leur permettait des gains non négligeables. Connu sous le nom de Grismantel, il s'était fait une petite réputation dans ce milieu, et bon nombre d'adversaires avait appris à leurs dépens combien sa droite pouvait être redoutable.
Mais ses pas le ramenaient encore et toujours au port. Il y passait des heures à regarder les navires, avec au fond de lui l'espoir de mettre un jour le cap vers cette ligne d'horizon qui le défiait depuis son enfance. Il s'intéressait tout particulièrement aux trimarans, dont la maniabilité lui donnait un sentiment de liberté d'autant plus grand. Combien de fois s'était il imaginé chevaucher les vagues à la barre de son propre vaisseau ?
Un éclat de flamme attira l'attention de son regard pers. Une longue chevelure rousse, sur laquelle un rayon de soleil s'était attardé. Une jeune fille, apprêtée avec élégance mais sobrement, était accrochée au cou de son père : un homme de haute taille et aux épaules larges qui la soulevait avec la plus grande facilité. Le duo échangea quelques mots, avant de s'éloigner du navire près duquel ils se tenaient : l'Amelia, un splendide cutter eznéen taillé pour la Course. Le capitaine marchand – sans doute mâtiné de corsaire à en croire le vaisseau qui était sien – arborait à sa ceinture une longue rapière mais, surtout, une bourse semblant bien rebondie.
Grismantel rabattit sur ses traits son capuchon. La cible était des plus tentantes, aussi se mit-il à les filer. Son regard acéré ne tarda pas à remarquer que sa proie avait attiré d'autres prédateurs. Les gains réalisés par les marchands au retour de longues traversées attiraient bien des convoitises, et au fond de lui il n'aimait guère s'en prendre à ces aventuriers qui osaient braver l'océan. Le rire cristallin de la jeune fille parvint à ses oreilles. Étais-ce vraiment la bourse qui l'intéressait ?
L'étau se resserrait lentement sur sa cible. Sans doute attendraient-ils qu'ils s'éloignent de l'agitation des docks. Ils ne semblaient guère du genre à ne pas user de la force pour parvenir à leurs fins, et il y avait bien trop de témoins par ici. Il fallait agir vite, ou son butin lui échapperait à coup sûr. Le voleur accéléra donc le pas. L'étal d'un fleuriste. Une rose disparu du bouquet où elle était présentée. Il dépassa le couple, s'arrêta quelques instants, revint sur ses pas. Son épaule heurta le corsaire, qui recula d'un pas, la main sur la garde de son épée.
Le jeune homme s'inclina légèrement dans leur direction, un sourire amusé flottant sur ses lèvres. Il tira de sous son manteau gris la rose subtilisée un instant plus tôt, la présentant à la jeune femme.
« Veuillez me pardonner, la beauté de votre fille m'avait quelque peu distrait. Prenez ceci, en guise d'excuses...
- Tu ne manques pas d'audace, l'ami. Ma fille n'accepte pas les cadeaux des étrangers. Allez maintenant, file. »
Les deux hommes faisaient approximativement la même taille. Le Capitaine détailla son interlocuteur, dont le visage incliné était dissimulé par la capuche. Ses yeux clairs s'attardèrent un bref instant sur l'armure de cuir et les dagues qui pendaient à sa ceinture. Sa fille prit la rose, humant son parfum sous l’œil désapprobateur de son père.
« Merci beaucoup. Père, nous allons être en retard. Bonne journée, Monsieur.
- Grâce à vous elle sera excellente. Capitaine. Demoiselle. Puisse Iji vous sourire... »
Grommelant dans sa barbe, l'homme se remit en marche, sa fille à son bras. Grismantel fit de même dans la direction opposée, un fin sourire se dessinant sous la capuche. Sa main palpa la bourse bien rebondie qu'il portait à présent. A en juger par le poids, son contenu lui garantissait de tenir plusieurs semaines à l'abri du besoin. Mais quelque chose le poussait à se retourner. A quoi bon*? Il fit encore quelques pas, avant de finalement regarder en arrière, à l'instant où l'éclatante chevelure rousse disparaissait dans une ruelle. Deux silhouettes masquées s'engouffrèrent à sa suite. Et à n'en pas douter, leurs complices étaient déjà de l'autre côté...
Grismantel lâcha un soupir résigné avant de rebrousser chemin. Les choses n'auraient elles pas pu être simples, pour une fois*? Des plus prévisibles, le scénario était était bien entamés lorsqu'il parvint dans la venelle. Le capitaine avait adossé sa fille à l'un des murs et se tenait devant elle, sa rapière à la main, pointée vers le sol. Quatre hommes lui faisaient face, armés de poignards et de matraques. Des armes bien plus pratiques dans cet espace étroit, où la longue lame du marin risquait de le gêner plutôt que de lui donner le bénéfice de l'allonge.
L'un des criminels avança d'un pas. Il s'arrêta net, se tournant vers l'entrée de la ruelle d'où le nouveau venu sifflait l'air d'une vieille comptine tout en marchant dans leur direction, le pas tranquille. Jurant, il se dirigea vers lui, l'un de siens sur ses talons tandis que leurs deux compagnons se chargeait du marin.
Le voleur plongea ses mains sous son manteau, dégainant lentement ses dagues tout en avançant. Il se préparait au combat, chaque pas le rapprochant un peu plus de l'état de transe qu'il visait. Son regard pers se faisait de plus en plus acéré. Ses oreilles étaient à l'affût du moindre son, jusqu'au bruit de succion que ses bottes faisaient en s'enfonçant dans la boue de la ruelle pour le moins mal famée. Il se redressa légèrement, ses yeux plongeant dans ceux de ses opposants. Des durs à cuir qui en avaient sans doute vu bien d'autres. Ses paupières se fermèrent un bref instant tandis qu'il s'ouvrait aux ombres. Il les rouvrit un instant plus tard, ses adversaires médusés observant le vide devant eux.
Ses lames frappèrent sans attendre le dos du combattant le plus proche, lui arrachant un cri de surprise et de douleur. Déjà, il entendait derrière lui le choc du métal contre le métal. Le Capitaine était entré en lice. Mais il avait fort à faire de son côté, et guère de temps de s'en préoccuper. Si l'un de ses adversaires gisait déjà au sol, le second lui faisait face et ne semblait guère disposé à se laisser faire. L'homme arma sa matraque. Grismantel bondit. Ses lames entrèrent en action, traçant des arabesques dans les airs. Mais chacun de ses coups ne rencontrait que le vide. Rapide, le bandit esquivait sans cesse, reculant pour mieux éviter ses dagues. Puis il cessa de reculer, brisant le rythme du combat. Emporté par son élan, le jeune homme ne put éviter à temps le furieux coup de massue. Un craquement sinistre lui annonça qu'au moins une de ses côtes n'avait pas supporté le choc.
Le souffle court, il recula d'un pas. Le criminel en profita pour prendre l'avantage, enchaînant les assauts. C'était au tour de Grismantel de reculer, luttant à la fois contre la douleur et la menace de cette matraque un peu trop bien maniée. Une habile feinte de son adversaire lui valut de sentir à nouveau la caresse de son arme. Son bras gauche avait cette fois réussi à amortir quelque peu le coup, mais la douleur lui avait fait lâcher sa lame. Il sourit. Un sourire qui déstabilisa un bref instant son ennemi. Il lança sa dague dans les airs. Une attaque inutile, mais qui était suffisante pour le distraire. Son poing droit frappa de toutes ses forces la mâchoire de l'homme. Un craquement sinistre se fit entendre. Le second brigand s'écroula au sol, rejoignant son camarade dans la boue de la venelle.
« Bien joué, mon gars. Et merci pour le coup de main. »
Le souffle court, le jeune homme se retourna. Force était de constater que l'étroitesse de la ruelle n'avait pas gêné le Capitaine comme il l'avait supposé de prime abord. Du moins à en croire les deux cadavres qui gisaient à ses pieds. Guère effarouchée en dépit des circonstances, sa fille s'approcha de Grismantel. Un sourire des plus charmeurs ourla ses lèvres. Un instant, le jeune homme crut se perdre dans la clarté de ses prunelles azuréennes. Elle tendit la main dans sa direction, paume ouverte.
« Je crois que vous avez quelque chose appartenant à mon père ? »
Interloqué, le voleur décrocha la bourse pendant à sa ceinture presque machinalement, avant de la poser dans la main de la jeune fille. Le Capitaine partit d'un grand éclat de rire, étonnamment chaleureux. Pris d'un vertige soudain, le jeune homme prit appui contre l'un des murs.
« Pas à dire, tu ne manques pas d'audace mon garçon. Allez, viens avec nous, ma femme va s'occuper de tes blessures. Pour avoir 'sauvé' nos vies et ma bourse, l'on te doit bien un bon repas... »
Une étrange vague de chaleur étreignit Grismantel, tandis qu'il plongeait dans les brumes de l'inconscience...