La chaloupe s’approchait rapidement du rivage, portée par l’effort conjugué des rames et de la marée. Les hommes de l’équipage souquaient ferme, impatients de mettre enfin pied sur la terre ferme. Cela ferait bientôt un mois qu’ils avaient quitté leur port d’attache, et la perspective de manger autre chose que les rations du bord avait de quoi les enthousiasmer. Cette mission changeait des courses habituelles qu’ils menaient pour le compte de la Couronne de Kryte. Cette fois, il ne s’agissait pas de traquer les pirates qui s’en prenaient aux navires marchands krytiens ou d’escorter un convoi de négociants.
La Compagnie du Loup Gris avait pris la mer depuis bientôt cinq années. Sans doute grâce ou à cause de ses relations, le Capitaine Aredan avait été adoubé Chevalier de la Reine et il avait pu faire armer un navire à moindre coût. Quelques marins expérimentés, tous issus de la marine royale, étaient venus compléter l’équipage. En échange, ils avaient reçu une Lettre de Marque et étaient régulièrement missionnés par la Couronne. Les Loups Gris avaient ainsi quitté la terre ferme pour se forger rapidement une solide réputation comme Corsaires de la Reine.
Debout à l’arrière de la chaloupe, Raeniel surveillait d’un œil acéré la plage qui s’approchait rapidement, mais aussi et surtout la lisière de la forêt qui bordait celle-ci. De hautes bottes de cuir, des chausses sombres et une chemise blanche à col mousquetaire. Un pourpoint de cuir ouvert protégeait son torse et un baudrier courait de son épaule à sa taille, laissant pendre le fourreau de son épée. Plusieurs étuis de dagues de lancer étaient fixés à son épaule libre et à sa ceinture. Une barbe de plusieurs jours, des cheveux longs tombant aux épaules. Il était bien loin le temps du jeune Séraphin à la mine toujours impeccable. Enfin, presque toujours impeccable.
Une année s’était écoulée depuis que le Capitaine Aredan avait pris une retraite ô combien méritée, le laissant à la tête des Loups Gris. Malgré leur réputation, la perte de leur Capitaine n’avait pas été sans conséquence sur l’activité de la Compagnie. Si la Couronne leur confiait toujours quelques missions, ils avaient traversé une passe difficile, faute de contrats. Plusieurs de leurs compagnons avaient pris le parti de retourner à terre pour poursuivre leurs activités de mercenaires, réduisant d’autant l’équipage et par la même son efficacité.
Au moment où l’avenir de la Compagnie semblait au plus mal, un mystérieux commanditaire avec pris contact avec Raeniel. Un intermédiaire avait été chargé de mener les négociations avec les Loups Gris. Un agent, qui jamais ne laissa transparaître quelle pouvait être l’identité de son employeur. En temps normal, le jeune Capitaine n’aurait sans doute pas accepté une telle mission. Mais il ne pouvait guère se permettre de refuser un contrat.
La mission était, en un sens, relativement simple : explorer une île isolée et suffisamment perdue pour n’apparaître sur aucune des cartes en possession des cartographes du Promontoire Divin. L’île abriterait des ruines, où pourraient se trouver d’antiques reliques auxquelles celui, ou celle, qui les avait engagé semblait beaucoup tenir. Un léger sourire s’étira sur les lèvres de Raeniel. Sans doute s’agissait il d’un vieux noble qui comptait briller à la prochaine soirée tenue par le gratin du Promontoire en étalant ces trouvailles tout en contant de passionnants récits d’exploration… inventés de toutes pièces.
A l’avant de la chaloupe, l’un des deux marins chargés de surveiller le rivage, fusil en mains, lâcha un « hou » sonore. Les rames se dressèrent d’un seul et même mouvement, comme dardées vers les cieux. Portée par l’élan, la chaloupe s’échoua sur la plage. Aussitôt, les sept marins qu’elle transportait et leur capitaine sautèrent à terre. Deux s’emparèrent de bouts attachés à l’avant de la petite embarcation et commencèrent à tirer celle-ci sur le sable. Leurs compagnons se déployèrent rapidement en un demi-cercle ayant pour centre Raeniel. Leur façon de se mouvoir ensemble dénotait la rigueur presque militaire qui était leur, mais aussi et surtout leur habitude d’agir de concert.
Une fois la chaloupe entièrement sur le sable, Raniel lâcha quelques ordres brefs. Deux hommes demeurèrent pour protéger leur éventuelle retraite, tandis que les autres s’aventuraient dans la forêt, formant trois binômes afin de couvrir plus rapidement une plus grande surface.
C’est donc escorté de l’un de ses hommes seulement que le jeune Capitaine s’enfonça dans la luxuriante forêt. Il avait naturellement pris la direction de l’endroit qui lui paraissait le plus propice à des constructions. La baie dans laquelle ils avaient jeté l’ancre était naturellement protégée des vents par une falaise qui formait une digue naturelle, rendant le mouillage en ces lieux évident.
Le marin qui l’accompagnait s’appelait Urtel et il faisait partie des Loups Gris de la première heure. La quarantaine passée, des cheveux poivre et sel taillés courts encadraient un visage aux traits burinés. Il portait une tenue assez semblable à celle de son Capitaine, mais c’est un sabre qui pendait à son côté et deux pistolets étaient passés à sa ceinture. Après maintes années passées au sein de la petite compagnie mercenaire, il aurait amplement pu s’acheter une petite maison perdue dans les collines de la Vallée de la Reine pour y couler une retraite paisible. Mais ses frères d’armes formaient sa seule famille, sans compter qu’il était trop attaché à cette vie d’aventure.
La végétation était si dense qu’ils devaient tailler leur chemin à l’aide de grands coutelas qu’ils avaient pris en prévision. De nombreux oiseaux aux couleurs chatoyantes observaient les deux explorateurs depuis diverses branches d’arbres et lianes. C’est à peine si quelques rayons de soleil parvenaient à percer l’épaisse frondaison. Toutefois, à défaut de lumière la chaleur de l’astre se faisait amplement sentir.
Il leur fallut bien une heure pour parvenir aux abords de la falaise contre laquelle la luxuriante végétation venait s’écraser. Ils se mirent dès lors à longer celle-ci, s’éloignant encore de la plage. Une dizaine de minutes plus tard, les premiers signes de vestiges humains leur apparurent enfin. Des ruines, sur lesquelles la nature avait pleinement repris ses droits. Ne subsistaient que quelques arches et colonnes de pierre.
Les deux hommes en profitèrent pour souffler un peu, observant la sauvage beauté des lieux. Raeniel s’empara du Cor à sa ceinture et souffla deux coups brefs. Leurs autres compagnons sauraient ainsi qu’ils avaient découvert le site, et passeraient à la deuxième partie de la mission : trouver des vivres et de l’eau pour les réserves du navire.
« Capitaine. »
L’interpellé leva les yeux dans la direction que lui désignait son compagnon. En plusieurs endroits, les pierres étaient noircies.
« Un incendie… Nous qui venions chercher des documents, cela commence mal. Bon, commençons à fouiller les environs. Avec de la chance, les anciens occupants avaient mis à l’abri ce qui était important.»
Le marin acquiesça du chef avant d’attaquer ses recherches, aussitôt imité par Raeniel.
La nuit n’allait pas tarder à tomber lorsque le jeune Capitaine finit par repérer un détail qui attira son attention. Il se trouvait dans ce qui devait être le bâtiment principal de cette petite colonie. Si l’on pouvait parler de colonie, les ruines pouvant laisser penser qu’il n’y avait à l’époque que trois bâtiments. Construit à flanc de falaise, il aurait été bien en peine de dire à quoi servaient les lieux tellement ceux-ci brillaient par l’absence de trace de leurs anciens occupants.
Il s’agenouilla devant le mur de roche, s’intéressant de près à celui-ci. De sa main gantée, il arracha la mousse qui cachait en partie une sorte de disque creusé dans la roche, dont l’intérieur était étrangement travaillé pour former une sorte d’ovale, bordé de cinq petits trous. Raeniel fronça les sourcils. Il tira de sous son pourpoint un petit médaillon d’acier que lui avait remis l’agent envoyé par leur commanditaire. L’objet aurait eu un lien avec ces lieux. Il observa pour la énième fois la petite tortue.
Son cœur s’accéléra tandis que l’excitation le gagnait. Il inséra l’objet dans la roche. Il s’emboîtait parfaitement. Il appuya légèrement. La tortue s’enfonça de quelques centimètres mais rien ne se passa. Un léger sourire s’étira sur ses lèvres. C’était une clef, après tout. Il voulut tourner la tortue d’acier mais la résistance rencontrée semblait trop forte. Il essaya dans l’autre sens. L’objet fit un quart de tour sur lui-même, sans difficulté aucune.
Des mécanismes se mirent en branle, et un léger grondement se fit entendre. Un pan entier de roche s’éleva devant Raeniel, dessinant une porte dans la falaise. Un souffle s’en échappa. Le jeune capitaine ne put réprimer un froncement de nez face à l’odeur de renfermé qui assaillit ses narines. Il se releva, son regard mordoré fouillant en vain les ténèbres du couloir de pierre qui s’ouvrait devant lui.
« Urtel !
- J’arrive ! »
Moins d’une minute s’écoula avant que n’arrive le vétéran. Il plongea son regard dans l’obscurité presque insondable, avant de maugréer dans son épaisse barbe.
« Et évidemment, nous n’avons pas pris de torches…
- Nous voilà beaux, tu ne trouves pas ? Quels talentueux explorateurs nous avons là, incapables de songer à s’équiper de lanternes avant de partir explorer des ruines.
- Faut dire qu’on pensait rentrer avant la nuit.
- Disons cela. Mais j’ai bien envie de visiter les lieux. Retourne à la chaloupe, et récupère de quoi nous éclairer. Je vais continuer de fouiller les lieux en attendant. Du moins tant qu’il fait encore un peu jour.
- Bien Capitaine. »
L’homme partit en petites foulées sur le sentier qu’ils avaient taillé pour venir, tandis que Raeniel reprenait la fouille des ruines.
Il faisait nuit noire lorsqu’il revint avec deux autres de leurs compagnons, éclairant leur chemin à l’aide de lanternes et transportant visiblement une pièce de gibier.
« Capitaine ! » lança Urtel. « Vlà le dîner ! vous ne voudriez pas plonger dans les entrailles de la terre le ventre vide ? »
Ses compagnons ponctuèrent sa question de rires brefs, et les quatre hommes se réunirent rapidement au cœur des ruines. Raeniel avait déjà préparé du feu, et il ne leur resta plus qu’à cuire la viande, qu’ils dégustèrent avec un plaisir non feint.
« Je n’aurais pas dit non à un p’tit verre pour arroser ça », lâcha Alenril, un solide gaillard qui n’avait pas son pareil pour manier les épées à deux mains.
« Ne t’en fais pas mon ami. Une fois revenus en mer nous aurons tout le loisir de mettre en perce un tonneau pour fêter notre réussite.
- A la bonne heure ! A la santé du Capitaine les gars !
- A la santé du Capitaine ! » reprirent en cœur ses compagnons.
Ce dernier sourit. Il s’était toujours senti à l’aise parmi les Loups Gris. Ils le respectaient pour ce qu’il était, sans tenir compte de ses origines. Et cela n’avait pas de prix à ses yeux. Chacun d’entre eux aurait donné sa vie pour lui, et il était prêt à faire de même. Il se leva.
« Urtel, tu m’accompagnes pendant que ces messieurs finissent leur dîner et surveillent ces ruines ? Je n’aimerai pas revenir et trouver porte close. »
L’intéressé se leva et fit mine de s’incliner tout en souriant.
« Après vous Capitaine. »
Eclairant leur route avec les lanternes, les deux hommes s’enfoncèrent dans le couloir de pierre. Raeniel s’attarda sur le levier proche de l’entrée qui commandait probablement l’ouverture de la porte. La rouille présente le dissuada toutefois de vérifier sa théorie. Il serait toujours temps de s’assurer de celle-ci si à leur retour la porte s’était refermée. Mais il était plus probable qu’elle demeure ouverte tant que personne n’actionnerait ledit levier.
Le couloir donna rapidement sur un escalier qui s’enfonçait plus profondément encore. Ils poursuivirent et débouchèrent ainsi sur une large caverne sur laquelle donnait plusieurs ouvertures. Si les murs étaient de roche brute, le sol était recouvert de large dalles de pierre. Au centre était gravé un disque contenant une tortue dont la carapace prenait la forme d’un écu stylisé.
Deux bannières en lambeaux encadraient la porte qui leur faisait face. De couleur bleu sombre, elles étaient frappées du même emblème : une tortue de jade à la carapace or, cerclée du même métal. Autant commencer par là. Fermée, la porte de bois vermoulu ne résista pas au coup d’épaule du jeune Capitaine. Qui grimaça tout de même légèrement tout en massant celle-ci, arrachant un rire à son compagnon.
Un nouveau couloir, bien plus long que le précédent. Au fur et à mesure de leur avancée au sein de la falaise, ils entendirent ce qui ne fut d’abord qu’un léger grondement : le choc répété des vagues s’écrasant contre celle-ci. Le bruit se faisait de plus en plus puissant à mesure qu’ils progressaient dans le tunnel. Ils finirent enfin par déboucher dans une grotte naturelle aux dimensions colossales. Si colossales que la simple lueur de leurs lanternes ne suffisait pas à en faire le tour.
Ils inspectèrent rapidement les lieux, découvrant des pontons de bois et de vieilles installations portuaires dans un état déplorable. Le métal avait rouillé, le bois était pourri à tel point que la progression sur les pontons devenait périlleuse…
« C’est assez vaste pour accueillir un navire, Capitaine.
Oui, c’était visiblement un port caché. Et je crois savoir par où ils passaient. »
Raeniel leva sa lanterne, éclairant le fond de la caverne face à eux. Une immense ouverture se découpait dans celle-ci, mais une impressionnante végétation tombait devant celle-ci, masquant toute lumière pouvant provenir de l’extérieur.
« Et dire que nous mouillons à quelques encablures de cette entrée…
- Pas étonnant qu’on l’ait ratée Capitaine. Avec toutes ces foutues plantes…
- Je doute que nous trouvions quelque chose d’intéressant par ici. Revenons sur nos pas. »
Les deux corsaires reprirent donc leur exploration à partir de la salle dont le sol était marqué par l’emblème de tortue. Cette fois, ils trouvèrent ce qui devait être autrefois des bureaux. Les meubles avaient souffert des ravages du temps et l’humidité ambiante avait achevé les tapisseries qui ornaient autrefois ces salles richement décorées.
Ternis par les siècles et le sel, ces lieux conservaient malgré tout une certaine aura qui n’était pas sans émouvoir Raeniel. Une étrange sensation l’habitait, qu’il aurait été bien en peine de décrire.
Assis derrière un magnifique bureau façonné dans des essences rares, le squelette d’un homme accueillit les deux explorateurs. Assis dans un large fauteuil, il était à moitié couché sur un livre ouvert. Un encrier renversé et une plume gisaient près de sa main droite. Ses vêtements en lambeaux ne donnaient guère d’indice quant à sa condition.
Urtel écarta légèrement le corps, permettant ainsi à Raeniel de lire les écrits. Là encore, il n’y avait plus rien d’exploitable. Toutefois, il remarqua au cou de l’homme une petite chaîne en argent, où pendait une clef du même métal. Il la retira avec respect. Puis ils reprirent leur exploration du bureau, déterminés à découvrir ce qu’elle pouvait bien ouvrir.
« Ahah ! » s’exclama le vétéran.
Son compagnon leva les yeux et sourit. Le corsaire avait trouvé une petite niche dissimulée derrière un tableau, où trônait un coffre de métal. Le jeune capitaine s’approcha et entreprit d’inspecter celui-ci. L’ouvrage était extrêmement soigné et semblé totalement hermétique. Il glissa la clef dans la serrure, où elle s’inséra parfaitement. La clef tourna dans le mécanisme, et un léger nuage noirâtre s’en échappa.
Les deux hommes s’écartèrent vivement, mais trop tard. Ils se mirent à tousser violemment, mais se remirent rapidement et s’approchèrent de nouveau du coffre.
« Une chance pour nous que ce poison soit aussi vieux que tout le reste…
- Vous l’avez dit, Capitaine. »
Raeniel se pencha de nouveau sur le coffre, qu’il inspecta avec un peu plus de prudence. Il en tira deux bourses emplies de pièces d’or et deux rouleaux à parchemins. Il les ouvrit, pour découvrir des documents remarquablement bien conservés. Le premier contenait une carte, recouverte d’étranges symboles. « Des runes norns », commenta Urtel. Raeniel haussa légèrement un sourcil, avant de s’intéresser au second rouleau. Il en tira une liasse de documents, qu’ils se mit à parcourir.
« Des documents officiels visiblement. Je crois que c’était une compagnie marchande… Visiblement nous avons trouvé ce que nous étions venus chercher… »
Le sang du jeune Capitaine ne fit qu’un tour. Par trois fois, il relut en détail le parchemin sur lequel il venait de tomber.
« Tout va bien Capitaine ? »
L’intéressé roula les documents, songeur. Il rangea les deux rouleaux sous son pourpoint avant de tourner son regard mordoré vers son vieux compagnon.
« Oui mon ami, ne t’inquiète pas. Mais je crois savoir qui est notre mystérieux employeur. Finissons d’explorer les lieux, une longue route nous attend. »
Urtel n’insista pas. Il avait déjà vu ce regard et savait que poser des questions ne le mènerait nulle part.