«Elle est pas belle la vie?», une expression disséquée
par Giorgione •
A certains moments, en famille, entre amis, quand tout se passe bien, quand l’atmosphère est joyeuse, quelqu’un se dévoue et lance: «Elle est pas belle la vie?» Remarquons, en passant, qu’il en existe une autre version, plus cinéphilique, puisque empruntée aux Valseuses: «On n’est pas bien là ?» et qu’enfin le feuilleton phare de France 3 Plus belle la vie semble directement démarqué son titre de la formule qui nous intéresse.
Pour en revenir à elle, celui ou celle qui, dans le groupe, la prononce devient comme le coryphée du chœur que constitue l’assemblée dont il est censé résumer le sentiment général, encore informulé.
Il le fait sous la forme de l’interrogation négative, celle qui attend «oui» comme réponse; en apparence, par la question, il demande un assentiment, par la forme qu’il donne à cette question, il l’anticipe. Ce qui lui saute aux yeux, il lui paraît peu vraisemblable que les autres ne le partagent pas. Ce qui lui est évident, il pense bien que les autres le pensent, le ressentent.
Mais alors, pourquoi le dit-il? Il le dit pour que l’évidence ne passe pas inaperçue, pour la marquer: une euphorie tacite, muette ne le satisfait pas; il lui demande, en plus, la sanction des mots. On pourrait même dire qu’il la signe et demande aux autres de signer avec lui. Il y a un peu de pétition dans cette démarche.
L’attention est charmante: n’est-ce pas la convivialité en acte, la saisie d’un petit bonheur, d’un moment réussi, «instant trop beau» comme le disait le Faust de Goethe? Sans doute. Ne boudons pas notre bonheur et suivons la leçon d’Epicure: il faut savourer ces moments, être un bon convive du «banquet de la vie».
Et pourtant, comment disons-nous que nous la savourons?
Si on la prend sous sa forme la plus courante et fautive par rapport au «bon français», -celle que nous avons choisie-, avec l’ellipse de «ne», la négation «pas» ne porte que sur l’adjectif («belle») et non plus sur la totalité de l’énoncé. «Pas belle» comme on dit «pas facile», «pas malin», ou «pas terrible»; «pas belle» comme on dit «pas joli-joli». La question posée, elle aussi, en subit les conséquences, elle s’ouvre au «oui» comme au «non»: plus d’évidence partagée, mais un doute, un soupçon, peut-être une inquiétude, comme une espèce de poison qui s’est insinué: «elle est / pas belle / la vie /?» Et si ce qu’on nous a dit, si ce qu’on avait cru n’était pas tout à fait exact, si précisément la vie n’avait rien d’évident dans son partage entre positivité et négativité?
Personne, évidemment, ne songe, quand il prononce la «petite phrase», à autre chose qu’à marquer une positivité: on veut dire le Bien, même si on le dit mal (par rapport au français correct). Mais parce qu’on le dit mal, le Mal qu’on croyait conjuré, miraculeusement disparu pour quelques instants, revient quand même, et d’abord subrepticement, dans l’interstice des mots. On s’en doutait un peu: il ne dormait que d’un œil…