Cela fait pas mal de temps que l’idée de vous écrire me taraude. Sans cesse remise à plus tard, pour des raisons évidentes : comme vous, je suppose, j’ai commencé par errer déboussolé pendant je ne sais combien de jours, puis j’ai cherché à parer au plus pressé, au vital. Au début, surtout, je voulais continuer mes petits rituels quotidiens, par habitude ou pour me rassurer, et me connecter à l’internet, aller sur un forum, me manquait. Pas seulement par sevrage – il fut dur, celui là, comme tous les autres, même si j’aurais bien rit si on me l’avait dit. Mais aussi parce que, finalement, c’était un symbole de la vie d’« avant », et que je savais que si je m’y livrais, alors c’est un peu de cette vie d’avant que je retrouverais.
Mais bon, au début, j’ai surtout pris ça pour un fantasme, une de ces multiples envies que j’avais toujours mais qui n’était plus en adéquation avec la réalité. Certes, je me suis ressassé cette idée selon laquelle, après tout, l’internet avait été développé pour résister à ce cas de figure. Mais bon, je voyais mal comment en pratique j’étais sensé faire. Je croisais certes des cyber-cafés (je ne peux plus aller chez moi, ni même dans mon quartier, j’ai le cœur trop lourd de les voir ainsi, de croiser tant de souvenirs…), mais il était évident qu’ils ne me seraient pas d’une grande aide.
J’étais passé à l’université, connue pour héberger quelques recherches en informatique (de la météo, ou quelque chose du genre), et je me disais qu’ils avaient peut-être un système de secours, mais l’odeur qui m’assaillit en ouvrant une des portes me fit la refermer et en sortir en courant. La bibliothèque, où j’ai passé quelques jours (combien, je l’ignore. Je n’avais pas encore pris l’habitude de noter le temps qui passe), n’avait rien en état de marche. Une fois les distributeurs vidés, je me suis remis en route.
C’est lorsque j’errais dans le magasin de bricolage (quelle ironie, moi qui n’y mettais jamais les pieds, j’y ai dormi deux nuits…) que l’idée m’est revenue. Quelques groupes électrogènes étaient placés entre un rayon de barbecues et des bidons dont je n’ai pas compris l’utilité. Je suis revenu quelques jours plus tard (à l’origine, je venais simplement chercher des outils, dont la masse et la pince qui me permettent enfin d’entrer dans les magasins qui m’intéressent sans passer des heures à chercher des pavés assez lourds…), et j’avoue que j’ai été assez déçu.
Visiblement, les stations services ont un système d’alimentation électrique. J’ai été totalement incapable de me servir, et je me retrouvais donc, les larmes aux yeux, avec mon second caddie et son groupe électrogène inutile, au pied de ces pompes complètement sèche. C’est là qu’on réalise à quel point notre façon de pensée reste étriqué, bloqué dans le passé, que malgré ce que nos sens nous crient depuis des semaines, nous continuons à tenter de vivre comme avant. La solution était simple et m’aurait évité un long chemin : il me suffisait de siphonner un des innombrable véhicules qui bordaient les rues. Le temps d’en choisir un clairement inoccupé (l’expérience de l’université m’incite désormais à la prudence à ce sujet), et j’avais enfin cette maudite machine en état de marche.
J’estime avoir été particulièrement chanceux. D’abord, de trouver un PC équipé d’un modem 56k. Dire qu’avant, je pestais que j’étais obligé de me servir de cette horreur… Ensuite, que la troisième tentative de connexion fut la bonne. Je suis incompétent dans ce sujet (comme dans mille autres, comme ma nouvelle vie ne cesse de me le crier…) et je n’aurais jamais su que faire si rien ne fonctionnait. Et là, premier choc, Google ne répond pas. Ce qu’on tenait pour une institution inamovible, ce que j’imaginais avoir des serveurs parmi les plus protégés, n’a pas survécu. Après la joie de la connexion, je rageais, celle-ci semblant inutile : si Google était mort, quels site avaient pu survivre ?
Et puis j’ai eu la joie de voir les pages brunes de JOL apparaître sur mon écran. Visiblement, les serveurs hébergés par Mind étaient toujours en route. Peut-être quelqu’un s’était-il rendu là-bas, et les avait relancé, en faisant un point de ralliement, un phare, pour d’éventuels autres survivants. Si c’était le cas, il n’avait pas laissé de message. Depuis la grande nuit, celle qui avait duré plusieurs jours, pas un seul message. Pourtant, et même si j’étais visiblement le seul de ma ville à avoir résisté au virus, statistiquement d’autres personnes, quelque part, devaient avoir elles aussi survécu. Deux ou trois d’entre elles devaient être des joliens.
Je peux me tromper. Elles peuvent ne jamais se lancer dans les mêmes tentatives que moi pour se connecter - après tout, c’est une lubie d’un geek désespéré. Mais après tout, il y a un espoir. Au pire, écrire tout ceci, le verbaliser, m’aura permis de mettre de l’ordre dans mon esprit, dans ma mémoire, et d’assouvir une vielle habitude. Alors si ce message est lu par un autre jolien, qu’il sache qu’il n’est pas seul – peut-être le sait-il déjà, a-t-il eu la chance de croiser quelqu’un autre. Je reviendrais d’ici quelques semaines, voir s’il y a eu des réponses.
Ou peut-être plus tôt, après tout, car s’il y a quelque chose dont on se rend rapidement compte, c’est qu’une fois la survie assurée, vient tellement vite l’ennui…
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