"Ah non !" [Texte]

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"Ah non , ça ne va plus du tout , ça ."

Elle regardait , attendrie , un peu , juste ce qu'il faut , ce petit être boursouflé , aux joues rondes et sanguines déjà , qui lui rendit son regard avec une dose supplémentaire d'étonnement .
Il trônait sur ses genoux depuis plus d'une heure à présent et , avec ce regard "actis tempori" comme aurait dit André Gide , elle le couvait sans le regarder . Elle pensait à autre chose , lui , il ne pouvait pas comprendre , à peine éveillé au monde qu'il était . Il ne pouvait pas imaginer ce que c'est de se lever tous les jours en se demandant si il faut se réjouir ou maudire le sort d'avoir eu la force , pour un jour encore , d'ouvrir les yeux .De traîner toute la journée en pensant à son lit , au repos , à la léthargie qu'on y retrouvera , le soir venu , fermant les yeux sur le monde , fermant les yeux sur soi-même . Elle le regardait en pensant , à travers lui , à ce que devenait sa vie de trentenaire . Etait-elle mariée ? Je ne sais pas , et de toutes manières , c'est moi qui raconte cette histoire et je vous garantis que ça n'a pas la moindre espèce d'importance . Le marmot venait de manquer une manœuvre périlleuse et sa chute s'était achevée dans un bruit sourd que les pleurs acharnés avaient vite fait de recouvrir .

"-Mais qu'est ce que tu t'es fait , bébé !?
-Gnaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah .
-Ah . Tu as mal là ?
-Gnaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah .
-Euh .. là , peut-être ?
-Gnaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah .
-Bon .. tu n'as rien , j'ai l'impression . Allez , calme toi .. s'il te plaît je t'en prie , calme-toi ..
-GNAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !

Elle le prit dans ses bras avec une tendresse toute maternelle mais l'extrémité de ses doigts tremblaient d'une colère inscrite en filigrane dans tous les recoins de sa peau et ses traits étaient figés dans un rictus nerveux . La chaleur de ses mains exprimaient plus la tempête qui soufflait entre ses deux oreilles que le plaisir provoqué par le contact de sa peau avec ce petit corps braillant , un adorable bambin haut comme deux pommes et un peu plus , car il était né un peu plus petit que les autres monstres de la même espèce .

D'un coup , elle fut prise par l'envie de s'adresser à Dieu .
Dieu , on ne peut pas lui parler comme à un ami ou un parent , pour la bonne et simple raison qu'on ne le voit jamais , et puis il est rusé . En tout cas beaucoup plus rusé que les gens qu'elle avait l'habitude de côtoyer ici-bas , tous préoccupés par leur travail alors qu'au fond ils s'ennuient comme des cadavres , d'autres ivres de débauche comme elle aurait pu le devenir , fossiles mus seulement par l'énergie de l'ironie , serpent à deux têtes avec lequel elle aussi se battait parfois . Ils espéraient secrètement , ils espéraient beaucoup de choses , la paix , l'amour , entre autres , mais n'osait et n'oseraient jamais le dire , pour ne pas casser leurs personnages . Elle n'avait pas à se plaindre , certainement pas . Elle était partie très vite de chez elle , dès que la porte des 18 ans s'était ouverte et avait commencé à vivre une vie qu'elle brûlait par les deux bouts , jamais à cours de nouveaux défis , jamais en manque de folie . Elle pouvait devenir folle à loisir . Folle de quelqu'un , folle de travail , folle de tendresse , folle de tristesse , folle de joie . Folle à lier , aussi . Un jour elle s'était rendue compte qu'elle n'était pas toujours morte et que "Live Fast , Die Young" , ça aussi , ça pouvait ne pas marcher , parfois . Alors elle avait froncé ses sourcils très fort et emporté dans une main sa vie , dans l'autre un cynisme inquiétant qui allait sans doute lui coller à la peau jusqu'à la fin de sa vie . A présent , elle vivait au hasard de petits boulots soit ingrats soit éphémères et passait la plupart de ses journées chez elle car le travail lui était insupportable , même si , lorsqu'elle en trouvait un , par nécessité , elle s'efforçait d'être la plus active et la plus efficace possible . Depuis quelques temps , elle vivait grâce aux congés maternité . Elle restait chez elle , sortait , parfois , marcher alors que la nuit tombe et tentait de trouver ça apaisant et beau , mais même avec toute son énergie et de la bonne volonté , elle n'y arrivait pas . A présent , elle se devenait étrangère et marchait avec la maladresse d'une bête traquée , se cognant aux murs et aux angles , trébuchant et chaque instant de sa vie parachevait le magnifique désastre sur la tombe duquel elle ne pleurait déjà presque plus . Très mauvais signe .

Loin d'être croyante , dans les rares moments où elle s'extasiait d'être encore en vie (car elle ressentait souvent cette forte montée d'amour , comme une poussée d'adrénaline , mais plus lente , quoique tout aussi irrépressible) , elle remerciait tout de même Dieu , bien caché dans le Ciel , à plat ventre sur les nuages , qui devait la regarder comme elle , à présent , regardait ce bout de viande se trémousser sur le parquet en cherchant à susciter l'admiration de sa môman devant ses rapides passages à la stance verticale qui se terminaient toujours par une chute admirable du haut de ses quelques pommes de hauteur . Puis , se relevant péniblement , il recommençait . Elle le remerciait et ne lui demandait jamais rien pour ne jamais être déçue .

Tirée de sa torpeur par des cris provenant du rez-de-chaussée , elle s'empressa d'asseoir le nourrisson sur un grand fauteuil en prenant soin de lui donner des consignes qu'il ne comprenait sûrement pas , lui déposer un rapide baiser sur le front , pour qu'il ait l'impression qu'il allait lui manquer . On dit que c'est très important pour un enfant de grandir dans une atmosphère sécurisante . Elle n'aimait rien ni personne , et ce n'était sans doute pas à son fils de payer pour ça . Puis elle descendit à la hâte les nombreuses marches de cet escalier de vieux bois qui lui avait fait aimer cette maison du 13ème arrondissement de Paris , elle rata d'ailleurs les deux dernières et finit sa course contre le mur vert doux , joue contre papier-peint . Malheureusement le papier-peint était résistant , en plus d'être horrible , et , furieuse , Marie (car elle s'appelait Marie) ne prit pas la peine de tourner la tête vers la gauche pour voir qui était entré dans la maison . Elle se laissa glisser contre le mur , les yeux noyés de larmes en poussant de petits cris de rage entrecoupés de sanglots qui faisaient remonter sa colonne vertébrale et son dos entier dans des spasmes inquiétants , puis , une fois au sol , appuyée contre le mur toujours aussi moche au demeurant , ayant pris conscience qu'on la regardait , elle enfouit ses yeux dans le creux de son coude , serrant avec rage ses propres cheveux du côté droit de sa tête , et , avec l'autre bras , entreprit de tambouriner de toutes ses forces contre ce bête bout de bois qui lui avait défoncé une molaire ou deux , contre elle-même ,contre cette personne importune qui devait glousser devant sa faiblesse , contre ce bébé qu'elle ne sait pas aimer , contre elle-même , contre la vie et contre tout ce qui aurait pu passer dans son esprit à ce moment là . Pour finir , au milieu de ses larmes , et la main en sang , elle finit par perdre connaissance . On aurait dit qu'elle s'endormait , paisiblement , vidée de la haine qui habitait dans son petit coeur compressible-mais-pas-trop de trentenaire restée une enfant , fatiguée des apparences , fatiguée de la société , mais surtout épuisée d'elle-même et de ses recoins obscures qui l'amenaient souvent à vivre des aventures réjouissantes de ce style .
Les yeux fermés , offerte à qui voudrait bien la manger , repue de ses larmes qui se mélangeaient au filet de sang qui coulait de sa main à présent ouverte . La dernière chose qu'elle entendit avant de sombrer dans le sommeil fut un cri .

Quelques heures plus tard , elle s'éveilla . Les yeux fermés , pour ne pas savoir où , mais à peine entendit-elle la voix qui prit la parole lentement , avec une prudence chaleureuse , elle les ouvrit avec surprise .

"-Ma chérie ...
-Maman ?!
-Oui , c'est moi . Calme-toi .. J'étais juste passé te voir , pour savoir comment tu allais , si tu avais enfin réussi à trouver du travail . Calme-toi , maintenant .. "

Elle souriait .

Non content de sourire , elle faisait mieux .

Elle passait sa main dans les cheveux emmêlés de sa fille .

Elle passait sa main avec une tendresse affectueuse , dans les cheveux emmêlés de sa fille .

Dans ses cheveux à elle .
Dans les cheveux de la fille-sauvage-qui-se-fout-de-tout . Cette vieille femme qui avait ses propres cheveux tout blancs et dont gestes étaient très ralentis caressait ceux de Marie , sa fille , avec tout l'amour d'une mère .

D'une vraie mère .

Si Dieu avait un visage , elle l'aurait voulu pareil à celui d'Angélique Arina qui passait , à présent , sa main dans les cheveux de sa fille . Et ce n'était pas la première fois ... Après chacune des crises de la jeune femme , elle passait la voir , lui demandant invariablement si elle avait trouvé du travail et une occupation pour sa vie , avec un sourire qui trahissait la vive inquiétude de voir sa propre enfant mourir à petit feu , ne pas trouver sa place dans le monde et aller d'une dérive à l'apathie , discipline qu'elle pratiquait avec un art consommé , enfermée dans son corps , une étrangère qui cherche où aller , mais qui a oublié qu'on ne peut sortir de soi-même .

Soudain , d'entre les replis du grand lit sur lequel Marie s'éveillait à peine surgit un petit bout d'un visage minuscule , qui semblait la fixer avec inquiétude . Quelques secondes passèrent , puis il s'approcha d'elle . Mais la jeune femme eut un mouvement d'horreur et la petite silhouette , gémissant , se retira stratégiquement quelques pommes plus loin , dans les ondulation de la grande couverture .

Son bébé avait peur d'elle . Son propre enfant . Ce morceau d'elle qu'elle espérait faire perdurer au delà de sa folie , et qu'elle aimait au fond d'elle .. sans jamais pouvoir le dire ni faire sortir ce sentiment de sa cage thoracique qui se serrait dès qu'elle voulait par miracle dire un mot gentil.

Ses larmes coulèrent à nouveau , nerveusement , et son visage était fermé .
Mais à nouveau , elle sentit le glissement doux de ces doigts vieillis dans ses cheveux . Un peu d'eau pour calmer une créature furibonde , et l'écoulement de sa tristesse cessa .
Elle sentit que sa mère voulait s'occuper d'elle mais , devant cette fille qui était devenu une bombe humaine , Mais , alors que dans la pièce , un rayon de soleil avait réussi à se frayer un chemin jusqu'au lit et à déployer sa lumière calme sur cette famille bien étrange , elle dit simplement , d'une voix aimante , dans un sourire qui fit couler une dernière larme , plus amère , sur la joue de sa fille :


"Ah non , ça ne va plus du tout , ça ."


R. :

Depuis longtemps je te regardais .
Pauvre silhouette que la mienne
Maigre , aérienne ,
Portée par les vents et repris par eux
Une sorte d'étrange erreur
Et des yeux grands comme la mer
Remplis de peur
Fugaces , affolés
Comme un éclair
Une fleur dans l'arène
Depuis que les vies
Dans leur cycle inlassable
M'ont fait naître ici
Ici , pour qu'à cette table ,
Ce soir
Je te convie
.

K. :

Tes mots sont doux à entendre
Et je vois ici que nos deux coeurs
Se confondent et raisonnent
D'une commune entente
Et puissent tes pas fouler encore
Les doux pavés de notre enfer
Jusqu'à ce que le diable en personne
Avide d'autres geôles , d'autres géhennes
Vienne attoucher à ton cou le fer
Qui marquera ta perte
En même temps que la mienne .
Mais je suis en ce monde
Pour y brûler d'angoisse
J'ai confié aux murs de la ville
Aux clocher , épiant nos ruses ,
Qu'aux premiers instants du jour
J'irai , vêtue ainsi , dans la paroisse
Que le jour te dévoile à l'instant
Et que si Dieu est à sa place
Il m'accueillera , heureux
Et comme un père à sa fille retrouvée
Il me parlera pour finir
De tout ce que cet étrange jeu
Qu'on appelle "existence"
M'avait jusqu'alors caché .

R. :

Et si tu ne l'y trouves pas ?

K. :
C'est dans le sang et dans l'erreur
Consummée par la sueur
Qui perla jadis au fronts vaillants
De tous ce qui ont cherché
Une réponse , et n'ont finalement trouvé
Devant leurs visages glacés
Que le rictus sinistre de l'échec
C'est dans les bras de ces morts
Les guerriers déchus de Melchisédec
Que j'irai chercher le réconfort
.

R. :

Et si je te supplie de ne pas y aller ?

K. :

Tu pourrais le faire .
Mais la vie sait qui va mourir .
Elle l'a décidé .

Tu pourrais le faire .
Mais n'oublie pas que le damné , sur le point de périr
Aura supplanté la flamme de celui qui vit caché .
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