Le décor ? un troquet au fond d'une impasse qui disparut des cartes de Paris il y a pile 107 ans, une tablée honnête et hétéroclite parlant chiffons, quelques truands dont les oreilles sensibles nous épient, et un authentique et accorte garçon italien téléporté pour l'occasion de sa Firenze natale.
Le sujet ? et bien justement, je ne sais plus très bien (je tiens à préciser que l'alcool me rend amnésique et prétentieux*), mais je suis passé sans le vouloir du processus de fabrication du cale-biberon avec des débris d'hélicoptère à la phrase suivante: "
Non mais c'est vrai quoi la philo c'est tout mort, ça sert plus à rien, même les philosophes n'y croient plus". D'aucuns se rappellent peut être une croustillante échauffourée verbale entre Thief, leader des War Legend, et Khronos, shaman presse papier des Bras KC ? et bien à ceux là j'ai envie de dire: rien à voir, à part que je vais peut être désormais tourner ma langue 7 fois dans ma bouche avant de parler. Pourquoi ? et bien...
Ma voisine ? Caepolla. Instantanément, 2 loupiottes aux reflets d'airain s'allument dans sa chevelure cyrcéenne. préjugé repéré. mode méduse enclenché. Hypnotisé par les serpentins bouclés et frissonnants d'indignation, je me fige. D'un air vaguement gêné comme pour s'excuser d'avoir à renvoyer le singe tombé de sa branche chez lui à coup de tisonnier, celle dont j'avais déjà fait part de la propension à ligaturer un thread par la philo, me jette sans ambages ni fioritures un "tu te trompes" assassin. Une fois mes trompes ligaturées, nous passâmes à autre chose. Je m'en tirai à bon compte.
Mais aujourd'hui, le singe a oublié le tisonnier, les poils ont repoussé, et il veut développer. Alors comme le disait Socrate, accouchons.
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1. Avant, la philosophie était tout et tout était philosophie
Etymologiquement d'abord. ~ vient du latin
philosophia, qui vient d'un mot grec qui sonne à peu près pareil, qui veut dire "philosophie", et inversement. Comme qui dirait, c'est intrinséquement ontologique, on voit bien que ça ne veut pas dire "qui trie les gravillons par calibre sur les coteaux de la raison". Toujours étymologiquement car on y prend goût, le philosophe est "ami de la sagesse" (et si j'allais faire un tour du côté de l'étymologie de "sagesse" j'y trouverais probablement "ami du philosophe"). La philosophie regroupait sous ses ailes protectrices toutes les sciences, qu'elles soient molles ou dures, exactes ou humaines: mathématique, physique, logique, médecine, biologie, psychologie, sociologie, éthique, politique, linguistique, rhétorique, etc...C'est d'ailleurs bien simple: dans toute branche on remonte tôt ou tard à Socrate, sa maieutique, son franc-parler et sa cigüe, Platon, sa dialectique, ses banquets et sa caverne, et Aristote, ses syllogismes et son savoir encyclopédique. Mis à part quelques présocratiques comme Thalès** ou Zénon (d'Elée, pas le stoïcien de Kition) et ses célèbres paradoxes du mouvement, le triumvirat du savoir humain est indéboulonnable. Si le philosophe eut souvent "quelque chose d'autre dans sa vie" (astronome, dominicain ou conducteur de bus), le développement de l'arbre scientifique a rapidement rendu la tâche ardue, puis impossible.
Aujourd'hui la philosophie est éclatée dans toutes les sciences citées ci-dessus, et si l'on veut réduire à la philosophie de l'esprit on peut considérer l'hexagramme connexe aux sciences cognitives psycho-socio-bio-IA et j'en oublie deux. On peut même se risquer à dire que la science en général a joué à la philosophie le même tour que celle ci avait joué à la religion, y compris dans ses apories les plus métaphysiques et existentielles, désormais abordées dans chaque spécialité sous un angle différent. Si le cursus scolaire "philosophie" existe et connaît toujours un certain succès, ses ténébreux méandres sont inconnus du néophyte (contrairement à la psycho par exemple) et les produits du cursus sont majoritairement enseignants pour ce cursus, ce qui en fait une fin en soi. Par ailleurs, l'activité "philosophe" n'est plus une profession en tant que telle, et ses derniers représentants estampillés "philosophe-only" comme Glucksmann ou BHL*** sont loin d'obtenir la reconnaissance, en terme de reflexion sur l'humanité, d'autres penseurs dont ce n'est pas la spécialité (citons Camus et Sartre pour l'existentialisme, Saussure, Levi-Strauss & Chomsky pour le structuralisme, etc. ). On va me dire, tout n'est pas perdu, il reste Deleuze & Foucault, mais force est de reconnaître que le philosophe, le vrai, celui qui vit dans un tonneau de St Julien et passe ses journées à prouver l'existence de Dieu ou le contraire, se fait rare.
2. Avant, la philosophie était un instrument de contestation politique
EtAprès va me dire "la philosophie doit elle être morale ?". Faut voir.
Oui, chez les philosophes il y a eu beaucoup de lèches-bottes, notamment pendant le moyen-âge, période dominée par la religion qui a vu des St Augustin & Thomas d'Aquin adapter Platon & Aristote pour les besoins de la théologie (je suis terriblement réducteur, mais c'est l'idée). Cependant, quand la politique et l'Etat se laïcisent (on va dire à partir de Machiavel), chaque nouveau système idéal est une forme de critique, parfois masquée, du système en place. C'est particulièrement éclatant pendant le siècle des lumières (Montesquieu & son esprit des lois, Voltaire, Rousseau, Diderot), période contestataire et didactique qui s'achève peu ou prou par la révolution française.
Aujourd'hui, c'est la démocratie. Liberté d'expression, diffusion des idées en masse, pluralisme des partis politiques: chacun, et c'est particulièrement visible lors des repas de famille, a son petit système "philosophique". La philosophie, en tant qu'instrument de contestation politique, n'a plus de raison d'être. Une page perso suffit.
3. L'optimisme philosophique
Ici les exemples foisonnent, on résumera par "l'homme nait naturellement bon c'est la société qui le pervertit" et le contrat social de Rousseau qui récolte le pompon, et Kant, dont il était question il y a peu, avec sa "loi morale".
Maintenant imaginons le vampire philosophe optimiste. Ayant vécu le Siècle des lumières, cotoyé Beccaria & Smith, la révolution industrielle, le boom de la science et de l'éducation, voilà de quoi aborder un XXieme siècle plein d'optimisme. Et bien pim pam poum, 2 guerres mondiales, 1 holocauste, la physique fabrique le nucléaire, la chimie le gaz de combat, l'homme volant imaginé par Vinci ne part jamais sans quelques tonnes de bombes, et pour finir, l'affaire du sang contaminé (pour un vampire c'est gênant) et un ping globalement merdique sur Paris ouest qui rend insupportable la moindre partie de warcraft en réseau.
Je demande maintenant 3 hommes pour miner les fondements même de la philosophie: Marx et les turpitudes inhérentes à la société capitaliste sur fond de lutte des classes, Nietszche qui tue Dieu, et Freud, inventeur de la psychanalyse, qui met à jour les mécanismes humains d'inconscient et motivations à base de pulsions sexuelles. Oui, comme vous dites, l'idéalisme philosophique, celui qui tentait de couler dans du marbre l'entendement et la perception, tentant de faire concorder Dieu et l'humanité pour un monde meilleur, se prend en ce 20eme siècle chaotique un beau coup du bananier.
4. Des détails qui font mal
La chape étouffante enclochant notre belle capitale a de manière prévisible fait fuir les quelques arguments**** qui m'étaient resté en travers de la gorge face au regard de braise & à la voix de stentor de Caep & Ubal. Néanmoins 2 détails, de forme ou de fond allez savoir, n'ont pas fondu:
- Tout d'abord, la philosophie a consisté en des kyrielles de systèmes. Bien sur, des briques de ces systèmes ont largement contribué à la maturation de la pensée humaine, la logique formelle d'Aristote, le doute méthodique de Descartes, les résultats des systèmes rationnalistes ou empiriques: la philosophie a tourné certaines des plus grandes pages du savoir humain. N'empêche, si l'expression "tabula rasa" revient souvent dans les manuels de philo, ce n'est pas par hasard: peu de sciences ont pu se vanter d'avoir autant de systèmes cohérents mais fondamentalement contradictoires les uns avec les autres. Il faut pour saisir le ridicule de la chose s'être fait trainer par un philosophe à travers des milliers de page décrivant son système, puis par son successeur qui, niant d'emblée le postulat de départ du malheureux gratte-papier précédent, n'aura de cesse de décrire strictement l'inverse à travers autant de pages.
P1: L'existence précède l'essence. et bla bla bla
P2: Non, c'est l'inverse. et alb alb alb alb
Lecteur: sinon y'a quoi à la télé dimanche soir ?
=> Tout ça pour dire qu'en terme de "capitalisation de savoir faire", la philo c'est assez pauvre.
- La deuxième remarque aurait pu être un sujet de baccalauréat. "Qu'est ce que la philo dans un monde qui a faim ?". J'ai la faiblesse de penser que sur les 1000 personnes qui ont lu Kant, 10 seulement l'ont suivi jusqu'au bout, 9 sont mortes et le dernier s'est rendu compte qu'à la place il aurait pu avantageusement lire les 10 tomes de la roue du temps de Jordan. C'est ici purement une question de forme, et on m'a souvent rétorqué que Kant écrivait pour des spécialistes. N'empêche, Kant, c'est chaud, et lire "l'être et le néant" c'est se fermer Sartre à jamais alors qu'il a fait des romans très agréables. A partir de la princesse de Clèves le roman n'a cessé de croitre en importance. Il est aujourd'hui, par la richesse et les expérimentations sur sa forme, un médium prisé pour la reflexion humaine. Quant on lit un petit essai sur le kitsch délicieusement placé au coeur d'une insoutenable légereté de l'être (Kundera) on se demande pourquoi on a passé 1h sur 3 pages de Levinas. Camus, Kafka, c'est de la philo ! Je pense qu'en terme de forme et d'accessibilité, la philosophie a perdu du terrain depuis 1 ou 2 siècles, et ceci constituerait volontiers une transition sur le snobisme si le post n'était pas déjà assez long.
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Ma conclusion est interrogative:
la philosophie peut elle encore apporter quelque chose (existentiellement, pratiquement) à l'humanité ou s'est elle fait ravir la vedette ? Quelle évolution pour la philosophie ? Influence des principaux philosophes de la 2eme moitié du 20eme siècle ? (Popper, Serres, etc...)
Tout ça pour dire que j'avais mangé avec Caepolla en fait
Khronos
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*et aux esprits chagrins qui prétendront que je suis perpétuellement bourré en postant je réponds que je n'ai jamais dépassé la moyenne en philo, ce qui devrait achever de m'acheter une crédibilité dans ce post. Pour Loengrin & Caepolla, vous pouvez me crucifier, ma connaissance sur la plupart des auteurs cités ici se borne à un ou deux articles, peut être un précis de cours, une anthologie de l'auteur, rarement plus. J'ai tenté de structurer ma vision de la philo exprimée trop rapidement un autre jour, mais je suis totalement ouvert à un éclairage nouveau, c'était même un peu le but du post.
et aussi de se la péter grave en recopiant une encyclopédie
**qui serait content de voir son nom donné à une entreprise d'armement
***ça semble gratuit mais comptez le nombre de tartes et de couvertures Gala/Voici pour BHL.
****j'ai bien entendu honte de cette excuse