et le coin détente? (#11)

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@Yazujiro > attends le prochain épisode

Tu ne voudrais/pourrais pas ouvrir un fil genre "détente/nouvelle" ? là ça risque d'être un peu noyé dans le reste, mais bon, on le trouve facilement .... je dis ça, je dis rien
Citation :
Publié par Maxwell37_Carter
Sympa la nouvelle, à suivre
Citation :
Publié par Shanina
@Yazujiro > attends le prochain épisode
Merci

Citation :
Publié par Shanina
Tu ne voudrais/pourrais pas ouvrir un fil genre "détente/nouvelle" ? là ça risque d'être un peu noyé dans le reste, mais bon, on le trouve facilement .... je dis ça, je dis rien
Bah... ce n'est qu'une sorte de feuilleton, après tout. Et ouvrir un nouveau fil, non dédié à SL, risque de ne pas passer.

A ce soir peut-être pour de nouvelles aventures
Givenchy Tax-Free (suite, épisode 2)


Il avait fermé les paupières tandis que la vie s’organisait autour de lui. Il était maître de la partition de son plaisir. Cocon douillet du siège et attraction du vide par le hublot tout proche. Les signaux « smoking prohibited » disparurent. Il porta la main au paquet de cigarettes glissé dans la poche de sa chemise, mais décida de faire durer encore un instant le doux supplice de l’attente. Dans le coffre à bagages, le petit parfum tax-free faisait lui aussi le voyage de retour vers son pays.

Le vol 816 était quasi vide. Soixante ou quatre-vingt personnes se partageaient la carlingue. Cela allait être aussi agréable pour les hôtesses que pour les passagers. Il disposait pour lui seul des trois sièges latéraux sur la rangée 39, et il organisa son microcosme : un oreiller calé sur la paroi du « jet », un autre sous les fesses et le troisième sous les pieds, façon canapé.

Chaussures planquées sous le siège et chaussettes blanches immaculées pointant à la frontière de l’allée. Il y avait une promesse de bonheur dans le chuchotement proche des étoiles. Il avait ouvert ce livre de Paul Auster qu’il avait lu tant de fois – c’était sur un vol Amsterdam-Vancouver la première fois – il y a déjà longtemps. Il avait ses fétiches et ses totems, juste pour retrouver les bonheurs précédents qu’il avait connus en survolant la terre, pour les retrouver plus forts encore. Comme un torrent qui élargit son flot avec les mêmes eaux claires.

Son regard s’alluma à la vue du chariot poussé par l’une des hôtesses. Il ne put retenir plus longtemps son délicieux manque – cigarette, briquet, braise rougeoyante et volute gris-bleue sous la lumière du plafonnier. Le chariot arriva – whisky on ice and salt peanuts, please – here it is Sir (sourire) – thank you very much (sourire) – you’re welcome. Et le liquide doré, gratis, cadeau, tremblait dans le verre en plastique. La première petite gorgée passa en feu velouté dans l’estomac. Et l’avion qui vole. Loin. Il a un peu chaud. Il pense à Rimbaud et au Bateau Ivre, mais lui il est là bien calé dans sa rangée 39, sans risques, dans l’avion qui vole. Loin. Il écoute le présent – qui dure – dans le grondement des réacteurs. Parfois on saisit le temps au vol, juste en refermant la main, et la vie coule jusqu’à la sentir dans les veines. Il murmura – on doit être en train de survoler l’Acadie.

_________________________

Il y a quelques heures, il roulait sur le Massachussetts Turnpike. Turnpike : étonnant nom qui claque comme un drapeau au vent. Avec les panneaux bleus au-dessus de la route à huit voies – New York / Buffalo exit to Interstate 95 – Montreal exit to Interstate 93 (je reviendrai à Montréal dans un grand Boeing bleu de mer… lui chuchotait Charlebois). Il y avait la radio et Neil Young, ou peut-être du blues puissant qui pulsait dans la Chevrolet. Il se demandait ce qu’il pourrait bien lui offrir. Un bracelet ? Un parfum ? Et il avait opté pour un parfum. Tax-free. Alors il s’était mis à chanter dans la voiture de location, des trucs – I’m singin’ in the rain – ou même des choses sans mots, des mélodies instantanées qui avaient l’accent chewing-gum et le son Hollywood. Entre les camions géants, « super-tankers » de la route qui rutilaient de tous leurs chromes dans cet incendie fantasmagorique qu’il se faisait du soleil couchant.

Il ne restait qu’une larme de whisky au fond du verre posé sur la tablette ouverte. Il finissait la cigarette, encore deux ou trois bouffées. Ça allait être dur un si petit cendrier pour sept heures de solitude divine dans l’attente distillée. À l’avant, vers les rangées 20 ou 22, on commençait à servir les repas. Un coup d’œil à la montre, déjà une heure trente de vol. Ça sentait bon, ces plats qu’on servait là-bas à la rangée 22. L’appétit s’aiguisa. Un « petit coup de dent », c’était l’expression qu’utilisait son père, « un petit coup de dent ». Ses yeux se voilèrent en se rappelant son père dans le fuseau de métal qui le ramenait vers Paris. Il se souvenait du regard qui guettait, un soir, sur le quai de la gare de cette petite ville de province, quand il était venu les voir, comme chaque mois, lui et sa mère. Il se souvenait du regard, du visage émacié et du sourire inquiet, ce sourire qui disait que ce ne serait bientôt plus la peine de venir lui rendre visite. Il avait un cancer. Un « petit coup de dent ».

La silhouette de l’hôtesse tanguait avec délice lorsqu’elle se courbait dans l’allée pour porter les plateaux repas jusqu’aux sièges.

C’était du veau sauce machin avec des haricots verts genre comme ça, et en entrée on lui avait présenté du bidule au saumon. Quoique le fumet surgelé fût très agréable aux narines, quand on a le ventre avide… - Something to drink with your meal, Sir ? – yes please, do you have any french red wine ? – Oh, la voix doucereuse et hypocrite ! Franchouillard du bedon qui ne renonce jamais à l’appel du palais aussi frelaté soit le breuvage, il avait sans honte aucune décapsulé la petite bouteille de vin made in France. De toute façon, le vin c’est bon même quand il est mauvais. Et voilà. Et il était là à dépuceler les emballages sous vide du repas et les pochettes en papier-pub des couverts. Ça glouglouta de façon honorable dans le verre à pied lorsqu’il versa le vin.

Équilibre fragile sur la tablette de la rangée 39. L’avion traversait une zone de turbulences et les ceintures de sécurité venaient de s’allumer en tintant aux plafonniers. Totalement concentré sur sa fourchette, il piquait vers le veau. Touché ! Bouche ouverte, on avale. L’hôtesse passait – Is everything allright ? Do you enjoy your dinner, Sir ? – Yes, c’est vraiment very fine, merci thank you. Sourire. Il avait l’air passablement idiot, enfoncé dans son siège à chercher la fourchette entre les dents, avec le verre de vin qui battait la chamade sur la tablette. En plus elle était jolie, alors il rougit. On rougit toujours – comme un niais qu’on est – quand on se mélange la fourchette, comme ça dans les dents et le palais, entre deux trous d’air. Là-haut, dans le coffre à bagages au-dessus de lui, le petit flacon tax-free oscillait sous la dépression nuageuse qui secouait l’avion.

Lorsque quelques heures plus tôt il était entré dans le duty-free, il avait hésité, avait fait le tour de la boutique, était sorti, et enfin, était entré à nouveau. Il était là, face à des flacons de toutes formes, profane et les yeux ronds devant les noms qui ne lui rappelaient que des publicités. Alors ? Lancôme ou Givenchy ? Elle aimait Givenchy. Non ? Si. Bon, donc Givenchy. Et il avait saisi le parfum au col de cygne comme un trophée. Avec toutefois un œil soupçonneux sur l’étiquette.

Bizarre ce vin. Il retournait la petite bouteille encore et encore dans la main, là aussi observant l’étiquette, mais avec un regard de connaisseur pour le coup. Pas mauvais mais bizarre. Mais bon, pas mauvais. Retour de l’hôtesse – Any more wine ? – euh… yes please, tank-iou-vairi-meuch. Avec son accent « funny » et cette façon naïve qu’il avait d’être étendu, là, sur ses trois fauteuils, au bout de ses chaussettes. Le repas était terminé et c’était la transition avant le film. Il replia les jambes, les cala bien sur le fauteuil central et extirpa à nouveau le livre du filet de rangement sous la tablette. Il regardait la couverture et caressait le grain du papier. La couverture, une aquarelle de beiges et gris avec le titre en noir et ocre. « Cité de verre – la trilogie new yorkaise », Paul Auster – roman traduit de l’américain par Pierre Furlan. Quel livre et quel objet magnifiques. Un ouvrage dont il aimait tout, tant l’écriture à la fois incisive et voilée que le toucher granuleux du papier de la couverture, tant la couleur sable des feuillets que la pluie pastel de la peinture de Manhattan en couverture. Il comprenait que la littérature des hommes était un trésor qu’il fallait protéger, comme l’avaient fait avec le Feu apprivoisé les premiers êtres qui avaient émergé des ténèbres pour parler aux Dieux. Avec des phrases et de la musique, la musique de l’écriture.

Tout à l’heure, en rejoignant Logan Airport dans la Chevrolet, il s’était dit qu’il n’était guère pratique de retourner rendre les clés de la voiture de location si loin de l’aéroport, sur ces parkings immenses et quadrillés de barbelés. Il fallait attendre la navette et c’était long. Le « shuttle » était enfin arrivé, avec son chauffeur en costume d’amiral, galons, casquettes et épaulettes. C’était un chauffeur américain, large sourire, dents plus blanches que blanc et cheveux en brosse grisonnants. Mais la chemise lui sciait le cou, un peu usée, et en fait on voyait bien que l’uniforme d’amiral avait besoin d’un repassage. Que pouvait-il bien faire dans la vie ce chauffeur ? Il chauffait, soit. Mais où vivait-il et quel était son nom ? Personne n’a jamais dû le savoir parmi les milliers de passagers qu’il avait trimballés depuis des années dans son « shuttle » lustré.

(la suite au prochain numéro)
Citation :
Publié par Maxwell37_Carter
ce qui serait cool c'est de l'illustrer en BD
En général les ami(e)s qui ont lu mes quelques nouvelles (une trentaine), me font aussi cette réflexion. Encore faudrait-il trouver un style de BD qui soit à même d'illustrer ce genre de bricoles.

Citation :
Publié par caterina
J'aime bien toute cette multitude de petits détails. Ca rend l'histoire très immersive.

caterina
Thank you
Givenchy Tax-Free (suite, épisode 3)


Le chauffeur-amiral conduisait tout en gardant un œil sur le rétroviseur et en égrenant mécaniquement dans son micro – Terminal 4 – Terminal 5 – Terminal 6. Il l’avait déposé au Terminal 7. En entrant dans le hall, il y avait eu ce petit bruit électrique au panneau annonçant les départs, avec les informations-dominos qui font la cabriole. Il avait cherché des yeux son vol pour Paris Roissy sur le panneau crépitant. Mais il était bien trop tôt. Alors, il s’était dit que c’était le bon moment pour aller au duty-free acheter un flacon de Givenchy tax-free.

_____________

Trois heures de vol, maintenant. C’était l’heure du film dans l’avion. Une vraie connerie, ce film. De plus, les écouteurs lui cassaient les pieds dans l’oreille. Il s’étirait, le cou tendu comme une autruche au-dessus de l’appui-tête, pour le voir. Le film. Mais c’était quand même trop stupide. Comme film. Et le canal de diffusion en français était crachin-friture. Dommage, pour une fois qu’il était en VF. Le film. De guerre lasse, il avait ôté les écouteurs et avait arnaqué l’hôtesse d’un second whisky – cadeau – et le verre supplémentaire vibrait devant lui sur la tablette, près du hublot au regard d’encre. L’avion fonçait dans la nuit. Avec le whisky, l’hôtesse lui avait donné un machin, un truc là, pour tourner les glaçons dans le verre, un bidule comme pour les cocktails, avec un écusson TWA au bout. Elle lui avait aussi donné une petite serviette en papier rouge et blanc, pliée en carré sous le verre. Alors il avait pris un stylo dans la poche de sa chemise, et, tout en écoutant le ronronnement de la carlingue, il avait déplié et lissé cette serviette en papier sur la tablette. Et il avait écrit :

« - J’arriverai avec mes valises sous les yeux, au bout de la nuit longue comme un dernier soupir de kérosène. J’arriverai avec mes valises sous les yeux. Et tu seras là dans la torpeur du matin, derrière la vitre à Paris Roissy. Je te ferai un signe entre les tourniquets des arrivées, des mots muets sur les lèvres, des gestes et des yeux qui disent – ‘alors… ?’ Un sourire et l’amour simple de se retrouver dans le nouveau jour. J’arriverai avec mes valises sous les yeux. J’arriverai dans tes bras comme un cadeau tax-free. »

Une heure du matin, sept heures à l’heure française. L’avion dormait. Il ne restait que de rares plafonniers allumés, au-dessus de quelques têtes irréductibles comme lui. Il ne comprenait pas que l’on puisse dormir en avion. On est trop près de la vie, trop près – au bord de quelque chose d’intense, dans cet espace clos et silencieux loin du monde. Le vol était à mi-chemin, probablement quelque part au-dessus du Groenland pensait-il. Il se souvenait que, lors d’un vol passé – Francfort-Chicago, son regard avait été attiré par le hublot. Le soleil se couchait et il avait été hypnotisé par une immensité scintillante et immaculée, irradiée de rayons horizontaux. Une mer blanche aux flots en arêtes aiguës. C’était le Groenland qui surgissait de terre, ciselé de flèches glacées, de rosaces lacustres et de nefs miroitantes. Une cathédrale aux dimensions de l’univers. Il en était resté comme deux ronds de flanc, bouche bée, dans un K.O de splendeur révélée. La luminosité diamantaire, immobile et éternelle s’étendait à l’infini. Il avait imaginé les légendes de l’Atlantide, et le continent englouti renaissait, montant vers le ciel rouge.

Et ce soir, cette nuit, il volait à nouveau au-dessus de l’Atlantide. Il écoutait passer le présent, et le Givenchy tax-free faisait le voyage vers Paris. Au-dessus des nuages. Il alignait des mots en silence, des poèmes secrets, pour lui. Pour elle. Il murmurait – Un Givenchy tax-free planqué dans son étui, dans un zinc sans un bruit, un tax-free aérien, aérosol de nuit, un parfum kérosène, une fragrance ancienne. Ça faisait bien comme mots, ça faisait rock comme truc, un poème-rock pour elle. Pour eux. Alors, après ce vagabondage dans les mots, malgré son désir d’être là, en éveil aux aguets des bonheurs furtifs, malgré tout, bercé par le ronronnement des réacteurs, il ferma les yeux et s’assoupit.

Il avait somnolé, naviguant d’un demi-rêve à un autre, et dans ce sommeil léger, elle, elle lui souriait. Deux ou trois heures avaient passé et les blancheurs de l’aube tapissaient le ciel du voyage. Le DC10 commençait sa descente au sud de l’Angleterre. Il restait à peine plus d’une heure de vol avant l’atterrissage à Paris Charles de Gaulle. La nuit avait été bien courte, les yeux piquaient, la langue était sèche, et il étirait en baillant ses membres ankylosés. Les poumons pinçaient. Il avait trop fumé. Mais qu’à cela ne tienne, il sortit du paquet une des dernières cigarettes. Dans pas longtemps, l’indication « smoking prohibited » s’allumerait aux plafonniers, puis on descendrait de l’avion en rang d’oignons, le corps à la fois bizarrement tout mou et tout raide, ensuite ce serait la queue en parking devant les contrôles douaniers, puis encore il faudrait attendre devant le carrousel des bagages. Et durant tout ce temps, ce serait « no smoking ». En griller une dernière n’était donc pas de trop. Le cendrier dans l’accoudoir débordait presque. Par le hublot on ne voyait pas grand-chose, la masse laiteuse des nuages pesait sur le jour à peine éclos – Breakfast, Sir ! (sourire) - coffee, tea, some juice ? L’hôtesse était penchée vers lui, un pot de « coffee » à la main. Il leva l’œil, visage chiffonné par son petit bout de nuit. Elle souriait, fraiche et soigneusement maquillée. Comment faisait-elle ? Il n’osa pas lui présenter son visage probablement blafard – Coffee and cream with orange juice, please. Dans le coffre à bagage le flacon tax-free s’éveillait lui aussi.

La phase d’approche était entamée. Le DC10 cabré jouait du réacteur. Par les trous des nuages, la campagne de Normandie affichait son patchwork. On descendait, bientôt ce fut l’Île de France et les champs cédaient peu à peu la place aux autoroutes et aux pavillons. On distinguait maintenant les voitures, insectes sur leurs fins rubans de bitume – We are now proceeding to our final approach to Paris Charles de Gaulle. Please refrain from smoking, fold up the back of your seat and keep your seat belts fastened until the signs are over. Local time is now 10.45 and the outside temperature in Paris is 12 degrees Celsius. We hope you have enjoyed your flight with TWA and we would be pleased to welcome you again. Thank you and have a good day. Le « jet » tanguait un peu et il scrutait par le hublot le sol qui grandissait, tentant de reconnaitre un détail de la ville ou du paysage. Ça c’est le centre Parinor, et ça là-bas c’est l’échangeur de l’A3 à Bobigny. Et ça ? Les Buttes-Chaumont ? Ah… la basilique Saint-Denis et la tour Pleyel. Puis ce fut le choc, un peu de biais comme à chaque fois. L’avion freinait en force, volets aérodynamiques redressés sur les ailes.

À l’intérieur du DC10, une musique d’ascenseur avait remplacé le grondement régulier des moteurs. Chacun regroupait ses effets, debout dans l’allée ou penché au-dessus du siège. Il se leva à son tour, et se redressa mains calés contre les reins engourdis, puis leva le bras vers le coffre à bagages. Le petit sac fila en bandoulière, avec le flacon Givenchy tax-free.

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(la suite au prochain numéro)
Citation :
Publié par Yasujiro Ozu
En général les ami(e)s qui ont lu mes quelques nouvelles (une trentaine), me font aussi cette réflexion. Encore faudrait-il trouver un style de BD qui soit à même d'illustrer ce genre de bricoles.

Thank you
Peut etre avec l'equipe de Doudi, sous forme de BD comme les miennes, sauf que eux sont vraiment des pros de la mise en scene
Citation :
Publié par Maxwell37_Carter
Peut etre avec l'equipe de Doudi, sous forme de BD comme les miennes, sauf que eux sont vraiment des pros de la mise en scene
Ma foi oui, pourquoi pas si ça leur dit.
Givenchy Tax-Free (suite, épisode 4)


Le « jet-lag » commençait déjà à se faire sentir, et il clignait des yeux, regard brouillé contre le ciel blanc à travers les vitres du terminal d’arrivée. Il marchait d’un pas rapide vers les postes de contrôle douaniers, le long du couloir autoporteur, se faufilant entre la foule des passagers venus des quatre coins du monde, sur le caoutchouc du tapis roulant, pour raccourcir le temps des retrouvailles. Seuls quelques dizaines de mètres les séparaient, maintenant. Bientôt ils s’embrasseraient. Passeports, police de l’air, concierges des frontières en sentinelle. Au-delà de la cloison de verre, derrière les pistes et les hangars, s’étendait la grande ville invisible qui grouillait d’inconnus ignorant que le vol 816 au départ de Boston venait d’atterrir. À cet instant il n’existait pas encore pour la ville qui l’accueillait dans son ventre comme un fœtus étranger, et il était planté là en file d’attente sur le carrelage pâle, indifférencié en zone internationale. Avec le Givenchy tax-free au fond du sac.

Il franchit le contrôle des douanes comme une lettre à la poste, à peine un regard sur le passeport – tandis qu’un pauvre sud-américain au guichet voisin était martelé à grands coups de tampons par le képi autoritaire et chefaillon d’un fonctionnaire discipliné. Puis ce fut la course vers les carrousels à bagages qui charriaient en méandre leurs valises incognito, cargaisons suivies par le regard fatigué de possibles propriétaires qui baillaient devant leur caddy vide. Il participait à l’agglutination verticale devant le défilé anonyme des valises, tout engourdi par les heures immobiles passées dans la carlingue sèche de l’avion. Chacun en silence traquait du regard ce cortège qui s’écoulait avec lenteur. Les valises ventrues exhibaient en nonchalance un signe de quelqu’un d’autre, vides de sens pour tous ces yeux à la recherche de leur propriété. À intervalles, une main chanceuse délivrée de l’attente saisissait l’un quelconque de ces objets, et le type s’éloignait en poussant le caddy avec son bout de soi retrouvé. Il était planté dans la raideur du décalage horaire. Son bagage arrivait là-bas, au bout du tapis, son gros sac, écrasé par deux valises de première classe.

Il n’y avait plus qu’une porte, une dernière porte. Les derniers pas avec le flacon tax-free, vers cette dernière cloison vitrée derrière laquelle s’entassaient les familles ou les amis d’accueil. Il pénétrait la foule du regard, voulant écarter les corps entassés, à sa recherche. Où était-elle ? Dans la cohue derrière cette vitre, il guettait le déclic d’une couleur de cheveux, le signal d’un regard, la réponse d’une silhouette. Il franchit la dernière porte, hésitant à marcher plus loin, haussant la tête au-delà de la barrière des gens, Il scrutait l’écran compact de la cohue, à gauche, à droite. Quelques pas. Le regard en périscope dans la marée humaine. Où était-elle ? Quelques pas encore, en avant, à gauche, à droite. Autour de lui, on faisait de grands signes. Une jeune femme venait de laisser tomber son bagage au sol pour enlacer un homme qui avait couru vers elle.

Où était-elle ? Au bout du bras, son sac tirait, pesant. Il le posa à terre et se figea en fouillant des yeux tout cet espace devant lui, dans l’air qui dansait sous le décalage horaire. Les carillons légers rebondissaient sur les murs du hall, et des voix aseptisées valsaient en annonçant les départs et les arrivées. Où était-elle ?

Elle le cherchait aussi, c’était certain. Là, maintenant. Elle devait sûrement trier les gens, guettant un appel dans les corps multipliés. Elle devait avoir ce petit pli au front qu’il connaissait bien, et dans les yeux un atome d’inquiétude. Elle devait être là, perdue dans cette masse étrangère. Il reprit son bagage et s’éloigna du centre de la mêlée. À l’écart, elle l’apercevrait plus aisément s’il était à l’écart. Bras croisés, bagage au pied, adossé – à l’écart – contre le mur des arrivées. Il attendait qu’elle émerge de cette foule, et qu’ils courent enfin l’un vers l’autre, en surprise soulagée. Au fond du sac en bandoulière, le flacon de Givenchy tax-free attendait lui aussi.

Le « jet lag » lui avait anesthésié la mâchoire et la nuque, et des vagues irrépressibles de fatigue lui plombaient les paupières. Cigarette aux lèvres pour ne pas céder à cette torpeur. À côté, les derniers passagers franchissaient la porte d’arrivée dans le hall maintenant quasi déserté. Goutte à goutte en silence, après la fureur. Il attendait depuis vingt minutes. Elle avait dû avoir un bouchon sur l’A1, ou un problème d’embouteillage sur le périphérique, ou quelque chose comme ça. Ou alors, elle s’était trompée de porte d’arrivée, ou bien elle était allée l’attendre à l’aérogare 1, l’autre aérogare. Oui, ça ne pouvait être qu’un truc comme ça. Soit elle avait eu un embouteillage, soit elle s’était mélangé les deux aérogares. Quoiqu’il en soit, le mieux était d’attendre là, sans bouger, contre le mur et bien visible. Avec le Givenchy tax-free, pour mieux parfumer le désarroi et le soulagement qu’elle aurait tout à l’heure lorsqu’elle arriverait en courant au bout du hall. Ils finiraient quand même par se trouver. Simple question de patience. Inutile de s’inquiéter plus avant.

L’horloge du hall indiquait midi maintenant. Cela faisait une heure qu’il attendait. Elle ne pouvait pas avoir eu un problème d’embouteillage, ni un problème d’aérogare. C’était trop long. Il tripotait entre les doigts un mégot encore fumant, assis dehors à quelques mètres de la porte d’arrivée. Pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident sur la route. Ou alors, si elle était malade ? De toute façon il ne pouvait plus rester là à attendre sans savoir. Oui mais. Si elle arrivait quand même, là dans quelques instants. Ce serait trop bête de se louper. Pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident. Il regagna le hall. Il hésitait, un œil sur sa montre. Midi quinze. Pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident. L’estomac pinçait. De toute façon, s’il rentrait en taxi et qu’elle arrivait, elle comprendrait bien qu’ils se sont simplement ratés. Non ? Oui, bien entendu qu’elle comprendrait. Oui. Il n’y avait pas à s’inquiéter. Et le baiser de leurs retrouvailles n’en serait que plus amoureux. Il sortit de l’aérogare. Pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident.

Ca roulait fluide sur l’autoroute A1, dans la ouate lumineuse de cette journée de printemps. Le taxi obliquait sur l’échangeur de l’A86 à hauteur du Bourget. La banlieue nord dressait ses immeubles et Montmartre passait en cliché dans les vitres du taxi. Le chauffeur engagea la voiture sur les quais rive gauche, laissant le pont de Gennevilliers dans la perspective rectiligne de ses huit voies rapides. Pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident. Tout raide à l’arrière du taxi, il luttait contre le sommeil lourd qui tombait en nappes, gorge serrée, ventre en angoisse, triturant sa ceinture de sécurité. La ville passait comme une étrangère. Quelques minutes plus tard, la voiture stoppait devant le béton d’une tour de douze étages. Il régla la course et descendit, levant les yeux, interrogeant une fenêtre quelque part là-haut, leur fenêtre, à plat sur le béton au milieu des autres fenêtres.

Il est dans l’ascenseur, tête basse, un œil sur les chaussures. Il essaie de ne pas y penser - pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident. Il est dans le couloir, pression sur l’interrupteur et il avance vers la porte. Il est devant la porte, appuie sur la sonnette. Souffle en suspens. Il attend devant la surface lisse et muette, devant le judas, œilleton rond qui l’observe. La porte ne répond pas. Pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident. Mal de ventre, cœur en chamade. Silence. Sonnette à nouveau. Rien. Il respire avec peine. Une main plongée dans la poche, il fouille, il cherche. Trousseau de clés, grincement dans la serrure. Il ouvre. Il entre.

(suite et fin au prochain numéro)
Aargh...l'art de "couper" au bon endroit pour faire enrager le lecteur !

Intéressant, cette tournure, on verra bien la fin, mais qui n'a jamais vécu ce sentiment, cette angoisse d'abandon, à l'arrivée d'un voyage, quand l'attente se prolonge un peu trop et que le hall d'arrivée s'est vidé ?

Bon, maintenant il y a les portables, mais quand bien même..

caterina
Givenchy Tax-Free (fin)


___________________


Rien ne bouge. Les persiennes laissent filer quelques rais de lumière. L’appartement respire calmement. Il franchit le couloir de l’entrée, puis passe dans le salon. La pièce est assoupie dans l’ordonnance des meubles et des bibelots. Aucun signe. Il se tourne, et il les voit, bien rangés, luisants dans la pénombre, sur l’étagère. Tous les flacons de Givenchy tax-free.

Les flacons sur l’étagère, dans son appartement de célibataire.


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par contre, si tu "réédites" ta nouvelle aux moeurs actuelles, n'oublie pas de supprimer les cigarettes dans les lieux publics

sors vite avant de me faire des ennemis
Pour le coup, pas d'accord avec toi, justement, ça fait partie d'une certaine époque la cigarette partout, et puis un écrivain fait bien ce qu'il veut...ce n'est pas comme Lucky Luke, qui a troqué son fameux mégot contre un brin d'herbe, bon, ok, puisque c'est des BD entre autres pour jeunes public, ce qui n'est pas le cas des nouvelles de notre ami Yasujiro.

Ok pour la chasse à la cigarette à la télé, dans les BD, les magazines, etc...mais laissons la littérature hors de ce monde édulcoré.

Je précise que je ne suis plus fumeuse depuis 20 ans . Quand je l'étais, j'ai connu à l'étranger le bonheur absolu de la cigarette dans le bus, au ciné.....en France, je devais me contenter du wagon fumeur du train et des bars, mais ce n'était déjà pas mal. Toutefois, je suis contente d'avoir arrêté.

caterina
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