Givenchy Tax-Free (suite, épisode 2)
Il avait fermé les paupières tandis que la vie s’organisait autour de lui. Il était maître de la partition de son plaisir. Cocon douillet du siège et attraction du vide par le hublot tout proche. Les signaux « smoking prohibited » disparurent. Il porta la main au paquet de cigarettes glissé dans la poche de sa chemise, mais décida de faire durer encore un instant le doux supplice de l’attente. Dans le coffre à bagages, le petit parfum tax-free faisait lui aussi le voyage de retour vers son pays.
Le vol 816 était quasi vide. Soixante ou quatre-vingt personnes se partageaient la carlingue. Cela allait être aussi agréable pour les hôtesses que pour les passagers. Il disposait pour lui seul des trois sièges latéraux sur la rangée 39, et il organisa son microcosme : un oreiller calé sur la paroi du « jet », un autre sous les fesses et le troisième sous les pieds, façon canapé.
Chaussures planquées sous le siège et chaussettes blanches immaculées pointant à la frontière de l’allée. Il y avait une promesse de bonheur dans le chuchotement proche des étoiles. Il avait ouvert ce livre de Paul Auster qu’il avait lu tant de fois – c’était sur un vol Amsterdam-Vancouver la première fois – il y a déjà longtemps. Il avait ses fétiches et ses totems, juste pour retrouver les bonheurs précédents qu’il avait connus en survolant la terre, pour les retrouver plus forts encore. Comme un torrent qui élargit son flot avec les mêmes eaux claires.
Son regard s’alluma à la vue du chariot poussé par l’une des hôtesses. Il ne put retenir plus longtemps son délicieux manque – cigarette, briquet, braise rougeoyante et volute gris-bleue sous la lumière du plafonnier. Le chariot arriva –
whisky on ice and salt peanuts, please – here it is Sir (sourire) –
thank you very much (sourire) –
you’re welcome. Et le liquide doré, gratis, cadeau, tremblait dans le verre en plastique. La première petite gorgée passa en feu velouté dans l’estomac. Et l’avion qui vole. Loin. Il a un peu chaud. Il pense à Rimbaud et au Bateau Ivre, mais lui il est là bien calé dans sa rangée 39, sans risques, dans l’avion qui vole. Loin. Il écoute le présent – qui dure – dans le grondement des réacteurs. Parfois on saisit le temps au vol, juste en refermant la main, et la vie coule jusqu’à la sentir dans les veines. Il murmura – on doit être en train de survoler l’Acadie.
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Il y a quelques heures, il roulait sur le Massachussetts Turnpike. Turnpike : étonnant nom qui claque comme un drapeau au vent. Avec les panneaux bleus au-dessus de la route à huit voies – New York / Buffalo exit to Interstate 95 – Montreal exit to Interstate 93 (je reviendrai à Montréal dans un grand Boeing bleu de mer… lui chuchotait Charlebois). Il y avait la radio et Neil Young, ou peut-être du blues puissant qui pulsait dans la Chevrolet. Il se demandait ce qu’il pourrait bien lui offrir. Un bracelet ? Un parfum ? Et il avait opté pour un parfum. Tax-free. Alors il s’était mis à chanter dans la voiture de location, des trucs –
I’m singin’ in the rain – ou même des choses sans mots, des mélodies instantanées qui avaient l’accent chewing-gum et le son Hollywood. Entre les camions géants, « super-tankers » de la route qui rutilaient de tous leurs chromes dans cet incendie fantasmagorique qu’il se faisait du soleil couchant.
Il ne restait qu’une larme de whisky au fond du verre posé sur la tablette ouverte. Il finissait la cigarette, encore deux ou trois bouffées. Ça allait être dur un si petit cendrier pour sept heures de solitude divine dans l’attente distillée. À l’avant, vers les rangées 20 ou 22, on commençait à servir les repas. Un coup d’œil à la montre, déjà une heure trente de vol. Ça sentait bon, ces plats qu’on servait là-bas à la rangée 22. L’appétit s’aiguisa. Un « petit coup de dent », c’était l’expression qu’utilisait son père, « un petit coup de dent ». Ses yeux se voilèrent en se rappelant son père dans le fuseau de métal qui le ramenait vers Paris. Il se souvenait du regard qui guettait, un soir, sur le quai de la gare de cette petite ville de province, quand il était venu les voir, comme chaque mois, lui et sa mère. Il se souvenait du regard, du visage émacié et du sourire inquiet, ce sourire qui disait que ce ne serait bientôt plus la peine de venir lui rendre visite. Il avait un cancer. Un « petit coup de dent ».
La silhouette de l’hôtesse tanguait avec délice lorsqu’elle se courbait dans l’allée pour porter les plateaux repas jusqu’aux sièges.
C’était du veau sauce machin avec des haricots verts genre comme ça, et en entrée on lui avait présenté du bidule au saumon. Quoique le fumet surgelé fût très agréable aux narines, quand on a le ventre avide… -
Something to drink with your meal, Sir ? – yes please, do you have any french red wine ? – Oh, la voix doucereuse et hypocrite ! Franchouillard du bedon qui ne renonce jamais à l’appel du palais aussi frelaté soit le breuvage, il avait sans honte aucune décapsulé la petite bouteille de vin made in France. De toute façon, le vin c’est bon même quand il est mauvais. Et voilà. Et il était là à dépuceler les emballages sous vide du repas et les pochettes en papier-pub des couverts. Ça glouglouta de façon honorable dans le verre à pied lorsqu’il versa le vin.
Équilibre fragile sur la tablette de la rangée 39. L’avion traversait une zone de turbulences et les ceintures de sécurité venaient de s’allumer en tintant aux plafonniers. Totalement concentré sur sa fourchette, il piquait vers le veau. Touché ! Bouche ouverte, on avale. L’hôtesse passait –
Is everything allright ? Do you enjoy your dinner, Sir ? – Yes, c’est vraiment very fine, merci thank you. Sourire. Il avait l’air passablement idiot, enfoncé dans son siège à chercher la fourchette entre les dents, avec le verre de vin qui battait la chamade sur la tablette. En plus elle était jolie, alors il rougit. On rougit toujours – comme un niais qu’on est – quand on se mélange la fourchette, comme ça dans les dents et le palais, entre deux trous d’air. Là-haut, dans le coffre à bagages au-dessus de lui, le petit flacon tax-free oscillait sous la dépression nuageuse qui secouait l’avion.
Lorsque quelques heures plus tôt il était entré dans le duty-free, il avait hésité, avait fait le tour de la boutique, était sorti, et enfin, était entré à nouveau. Il était là, face à des flacons de toutes formes, profane et les yeux ronds devant les noms qui ne lui rappelaient que des publicités. Alors ? Lancôme ou Givenchy ? Elle aimait Givenchy. Non ? Si. Bon, donc Givenchy. Et il avait saisi le parfum au col de cygne comme un trophée. Avec toutefois un œil soupçonneux sur l’étiquette.
Bizarre ce vin. Il retournait la petite bouteille encore et encore dans la main, là aussi observant l’étiquette, mais avec un regard de connaisseur pour le coup. Pas mauvais mais bizarre. Mais bon, pas mauvais. Retour de l’hôtesse –
Any more wine ? – euh… yes please, tank-iou-vairi-meuch. Avec son accent « funny » et cette façon naïve qu’il avait d’être étendu, là, sur ses trois fauteuils, au bout de ses chaussettes. Le repas était terminé et c’était la transition avant le film. Il replia les jambes, les cala bien sur le fauteuil central et extirpa à nouveau le livre du filet de rangement sous la tablette. Il regardait la couverture et caressait le grain du papier. La couverture, une aquarelle de beiges et gris avec le titre en noir et ocre. « Cité de verre – la trilogie new yorkaise », Paul Auster – roman traduit de l’américain par Pierre Furlan. Quel livre et quel objet magnifiques. Un ouvrage dont il aimait tout, tant l’écriture à la fois incisive et voilée que le toucher granuleux du papier de la couverture, tant la couleur sable des feuillets que la pluie pastel de la peinture de Manhattan en couverture. Il comprenait que la littérature des hommes était un trésor qu’il fallait protéger, comme l’avaient fait avec le Feu apprivoisé les premiers êtres qui avaient émergé des ténèbres pour parler aux Dieux. Avec des phrases et de la musique, la musique de l’écriture.
Tout à l’heure, en rejoignant Logan Airport dans la Chevrolet, il s’était dit qu’il n’était guère pratique de retourner rendre les clés de la voiture de location si loin de l’aéroport, sur ces parkings immenses et quadrillés de barbelés. Il fallait attendre la navette et c’était long. Le « shuttle » était enfin arrivé, avec son chauffeur en costume d’amiral, galons, casquettes et épaulettes. C’était un chauffeur américain, large sourire, dents plus blanches que blanc et cheveux en brosse grisonnants. Mais la chemise lui sciait le cou, un peu usée, et en fait on voyait bien que l’uniforme d’amiral avait besoin d’un repassage. Que pouvait-il bien faire dans la vie ce chauffeur ? Il chauffait, soit. Mais où vivait-il et quel était son nom ? Personne n’a jamais dû le savoir parmi les milliers de passagers qu’il avait trimballés depuis des années dans son « shuttle » lustré.
(la suite au prochain numéro)