Point de vue et énonciation
Tout récit est énoncé selon un point de vue particulier. Dans ses contes, Voltaire recourt à plusieurs techniques d'énonciation, dans un souci de variété. II privilégie, en outre, les procédés qui servent ses fins philosophiques et satiriques.
LA VARIÉTÉ DES POINTS DE VUE
Une histoire peut être racontée par un narrateur qui sait tout sur les événements, et qui s'identifie ou non à l'auteur (on parle alors de focalisation zéro). Elle peut également être racontée par un témoin extérieur, ou par l'un des personnages (on parle alors de focalisation externe et interne).
La prédominance de la focalisation zéro (ou "point de vue omniscient")
Quand le narrateur ne participe pas aux événements, mais connaît tout des actes et des pensées des personnages, on parle de "focalisation zéro", ou de " point de vue omniscient" ( "Omniscient " signifie: "qui sait tout"). Ce type d'énonciation se distingue de ceux où le narrateur n'a pas toutes les informations nécessaires à la compréhension des événements, et donc " focalise " (concentre l'attention) sur une partie de la réalité. Du début à la fin des contes voltairiens, la focalisation zéro prédomine. II s'agit, en outre, d'un narrateur différent de l'auteur.
Dans
Micromégas, le narrateur est omniscient et omniprésent. On ne sait rien de lui, sinon qu'il s'agit d'un Terrien, qui déclare avoir rencontré Micromégas lors du dernier voyage du géant sur Terre (chap. 1) et qui se prétend "historien" (chop. 4). II sait tout des pensées intimes de ses héros, qu'il retranscrit fidèlement. Il décèle les erreurs du Saturnien "(il se trompait sur les apparences", chap. 5). Son implication dans la narration est forte : il porte des jugements (le muphti est "grand vétillard, et fort ignorant", chap. 1) et apporte des explications complémentaires, souvent scientifiques (sur la taille de Micromégas, chap. 1).
Le narrateur, même s'il est omniscient, se montre beaucoup plus discret dans les autres contes, qui présentent la particularité d'avoir un auteur fictif, dont on peut imaginer qu'il s'agit aussi du narrateur : l'épître dédicatoire de
Zadig attribue le récit à un "sage " ; le manuscrit de
Candide provient du docteur allemand Ralph ; le père Quesnel serait l'auteur de
L'Ingénu. Ces narrateurs sont omniscients: celui de
Zadig sait qu'Orcan ne désire Sémire que par vanité (chap. 1) ; celui de
L'Ingénu connaît à la fois les réflexions du Huron en prison et les tentatives de ses amis pour le sauver. Mais ces narrateurs disent rarement "je ", et interviennent beaucoup moins souvent dans le récit, même s'il leur arrive parfois de commenter les faits. Par exemple, dans
Zadig, le narrateur, à propos de la jalousie de l'Envieux, prononce une maxime générale : " les plus implacables haines n'ont pas souvent des fondements plus importants " (chap. 4).
La présence des autres modes d'énonciation
L'omniscience du narrateur n'est pas toujours complète. II arrive qu'une scène soit décrite à travers les yeux d'un spectateur extérieur à l'action, qui ne possède pas toutes les informations nécessaires pour comprendre et analyser les faits. Il s'agit alors de "focalisation externe ". Tel est le cas au début de
L'Ingénu : le jeune homme qui débarque est longuement décrit, ainsi que les réactions des Kerkabon, mais l'identité de l'étranger n'est révélée que tardivement, et par lui-même. Par ailleurs, de nombreux dialogues sont rapportés dans les contes sans intervention du narrateur, comme s'il se contentait de les enregistrer (
Candide, chap. 4, 21 ;
Micromégas, chap. 2, etc.,).
Parfois, l'un des protagonistes prend longuement la parole pour raconter ses aventures, selon son propre point de vue c'est la focalisation interne, que l'on trouve surtout dans les nombreux récits enchâssés dans
Candide (histoire de Cunégonde, chap. 8 ; de la vieille, chap. 11-12, etc.), dans
Zadig (histoires du brigand, du pêcheur puis d'Astarté, chap. 14,15,16), dans
L'Ingénu (enfance du Huron, chap. 1; souvenirs de Gordon, chap. 19). Voltaire, en outre, concentre l'attention sur un ou deux héros, dont le narrateur reproduit souvent les pensées intérieures : les points de vue de Micromégas, mais surtout de Zadig, Candide et l'Ingénu prennent dans l'énonciation une importance proche de celle qu'aurait une focalisation interne.
Parfois le narrateur, quel qu'il soit, s'adresse à son lecteur pour relancer son intérêt, l'aider à bien comprendre l'histoire, ou prévenir ses réactions. On parle alors de relation de contact entre le narrateur et le " narrataire ". Tous les contes de Voltaire contiennent au moins quelques marques de cette relation, sous la forme d'une première ou deuxième personne (
L'Ingénu: " notre captif ", chap. 11;
Candide: "c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide ", chap. 1).
Micromégas en fait un large usage, pour mieux vulgariser des théories scientifiques complexes. Le narrateur rappelle un renseignement scientifique ("Mars, qui, comme on sait, est cinq fois plus petite que notre petit globe ", chap. 3), ou invente une comparaison pittoresque et pédagogique (" Figurez-vous [...] un très petit chien de manchon qui suivrait un capitaine des gardes du roi de Prusse ", chap. 4).
L'alternance des modes d'énonciation
L'existence d'un narrateur omniscient offre la possibilité de jouer de tous les modes d'énonciation, alors qu'une focalisation interne ou externe constante empêcherait de savoir ce que pensent réellement d'autres personnages. Par exemple, dans la scène des retrouvailles, à la fin de
L'Ingénu, le narrateur présente le point de vue de tous les participants, or le point de vue de certains d'entre eux n'apparaît pas au reste de la famille: honte de l'abbé de Saint-Yves, qui "n'ose lever les yeux devant sa soeur " ; étonnement de la famille devant la douleur de Mlle de Saint-Yves au milieu de tant de joie ; doutes et interrogations du Huron à l'arrivée de la dévote (chap. 19).
Voltaire introduit une grande variété dans son récit. Tantôt il donne au lecteur toutes les indications nécessaires pour comprendre une scène, tantôt il la lui montre à travers les yeux de son héros, afin de l'amener à partager la naïveté ou la surprise de Candide ou de l'Ingénu. Les dialogues au style direct entre les personnages rendent avec davantage de vie qu'un simple récit les réflexions philosophiques. L'alternance des voix narratives crée des variations de rythme et de ton qui facilitent la lecture. On pensera au contraste entre les sentences du prétentieux Pangloss et le verbe pittoresque de la vieille dans
Candide, entre les paroles énergiques du brigand, le récit désespéré du pêcheur et la noblesse de ton de la reine Astarté dans
Zadig.