[Edit: la dague n'est plus en pierre mais en écorce, toutes mes excuses.]
Mauvaise augure
Le mektoub grattait le sol aride et chaud à la recherche de quelque herbage à brouter, soulevant à chaque coup de patte de petits nuages de poussière et de sable. Un caillou roule, révélant une petite touffe desséchée happée d'un rapide mouvement de l'animal. Son cavalier, maintenant à demi conscient, gémit, affalé sur sa selle. Il n'est ni grand ni de forte stature, le terme malingre lui conviendrait bien; il porte une tenue de voyage sale et abîmée: au travers du vêtement déchiré en de nombreux endroits on distingue de multiples éraflures sur sa peau mate rougit par le soleil. Sur son visage brun, émacié, creusé de sillons de sang et de sueur mêlés transparaît la souffrance: il a l'épaule gauche démise, plusieurs côtes cassées, des plaies ouvertes que vient lécher le sirocco.
"Une vie de chien ! Nous voilà au bout. Tu ne m'as rien épargné, hein. Bon sang que ça fait mal ! Que ta sœur vienne me prendre, vite..." se dit-il.
Pas tout à fait mort, il sent de petites piques acérées s'enfoncer dans sa chair. Piaillements et battements d'aile: les charognards qui se regroupent pour le festin. Déjà le plus audacieux s'en retourne avec son trophée sanguinolent. Tarsis le Fyros n'a plus la force de les chasser. Ses fontes sont vide, son lance-feu est brisé. Pire: il a perdu son bien le plus précieux, un fétiche mortel et rare: un long-poignard de métal, unique héritage de ce père inconnu. Il en rirait presque si sa gorge n'était pas aussi sèche. Ultime pied de nez au destin...
Dans sa lente agonie, il ne sent plus les harcèlements des volatiles affamés. Il glisse d'un monde à l'autre, au bruit de cavaliers se rapprochant à vive allure. "Je suis en train de passer enfin, pense-t-il, j'entends les gardiens du royaume des morts qui viennent m'emmener. Etrange qu'ils soient si nombreux pour accueillir un aussi piètre serviteur d'Atys." Alors qu'il va tomber de sa monture, des bras puissants le retiennent. Des mains palpent son corps meurtri, des voix parlent à ses oreilles bourdonnantes, l'embout d'une outre est glissé entre ses lèvres craquelées, mais il ne ressent plus rien. "Finalement, ce qui précède la mort est plus douloureux que la mort elle-même" est sa dernière pensée avant de sombrer enfin dans le néant bienvenu.
***
Tarsis rêve.
C'est un petit village aux abords du désert, une étape de plus dans ce périple sans but. Vidant ses poches flasques, il a juste assez de graines pour se payer un maigre repas, une place pour coucher dans la salle commune de la Maison des Voyageurs et une stalle dans l'écurie pour son mektoub. Peu de monde, des conversations à voix basse, des coups d'oeil suspicieux: l'ambiance n'est guère conviviale, une ambiance détestable sans nul doute à cause des récentes escarmouches avec les Matis, pense-t-il. Il est tard; un à un les groupes se défont. Tarsis décide de goûter la fraîcheur de la nuit avant d'aller dormir. Le ciel est clair, on y distingue des myriades d'étoiles tremblotantes. Il n'est pas le seul promeneur du soir, d'autres semblent partager son avis: c'est le moment le plus agréable de la journée. Il soupire. De quoi sera fait demain ?
Des bruits: un choc sourd suivi de caisses de bois renversées. Tarsis, intrigué, pénètre dans la ruelle étroite d'où vient le grabuge. Apercevant du coin de l'œil une silhouette furtive s'éloignant à grands pas, il s'enfonce plus avant et trébuche en jurant. "Qu'est-ce que ?..." dit-il en tombant sur un corps étendu. L'estomac noué, ses mains cherchent frénétiquement dans l'obscurité. Il retourne le corps et dégage ainsi un lance-feu et une dague d'écorce émergeant de la nuque de l'infortuné cadavre. La levant en l'air alors qu'elle dégoutte encore de sang, il a une certitude: ce n'est pas une arme Fyros. Soudain quelqu'un crie "au meurtre" ! Tarsis se retourne, entend les bruits de nombreux pas accourant dans sa direction. Il regarde tour à tour le corps, la dague, le sang qui ruisselle maintenant sur son bras. Lâchant l'arme étrangère, il saisit le lance-feu sans réfléchir et s'élance en faisant le tour du bâtiment vers l'écurie dont la porte n'est peut-être pas encore fermée. Ce soir il ne jouira pas d'un sommeil tranquille.
Alors que le jour point le mektoub épuisé ralentit l'allure, l'écume séchée aux naseaux. Tarsis le fuyard ne l'a pas ménagé: il a chevauché à bride abattue plusieurs heures durant sous les étoiles pour mettre la plus grande distance possible entre ses poursuivants et lui. Oui, il ne doute pas qu'une recherche a été lancée. Qu'il a été imprudent ! Tombé dans le panneau même, si tant est que les intentions du meurtrier véritable furent de le piéger. Fuir en pleine nuit lui assure une bonne avance mais c'est aussi une folie comme il s'en rend compte maintenant. Les pisteurs sont mis en échec pour quelque temps mais lui-même ne sait pas vraiment où il se trouve. Bah ! Il s'en sortira comme pour les autres fois...
Avisant une zone ombragée en hauteur, il décide d'y bivouaquer. La monture accueille avec joie cette halte, et ne tenant plus, s'installe. Tarsis en profite pour faire l'inventaire de ses possessions, c'est-à-dire en somme ce qu'il porte comme vêtement, le lance-feu, l'animal et les deux objets qui ne le quittent jamais: une outre à moitié pleine (gage de survie dans le désert) et quelque chose de long et dur enroulé dans un morceau de cuir. Il est tenté un instant d'en exposer le contenu puis secoue la tête. Il s'allonge inconfortablement, le lance-feu à portée de main. Comme il est nerveux ces yeux restent ouverts. Il voit et revoit le passage étroit et sombre, la silhouette indistincte. L'aurait-il imaginé ? Non, impossible. Bien que refermé et distant – une façon de se protéger des autres (de fuir, encore ?) – il n'est ni doux rêveur ni lunatique, très peu porté sur la boisson ou les substances étranges que les shamans absorbent. Dans ce monde de danger, il y a ceux qui naissent privilégiés, les détenteurs du savoir des Kamis, les communs et les laissés-pour-compte pour qui tout doit être considéré comme hostile. Tarsis est des derniers.
Il n'a pas connu son père, quant à sa mère ... Elle l'a élevé comme elle pouvait avec ses maigres ressources et le reste d'amour qu'elle n'avait pas encore perdu. Il fallait bien vivre, et souvent, le soir, elle envoyait Tarsis "admirer le merveilleux crépuscule d'Atys" afin de ne pas dissuader les clients. Qui viendrait rendre visite à cette dame dans leur chambre unique alors qu'un marmot y traîne et vous observe ? Tarsis avait vite compris de quel commerce ils étaient forcés de vivre. Il ne lui a jamais dit et même aujourd'hui il ne lui en veut pas, car il comprend que c'était la seule solution pour eux deux. Comment pourrait-il reprocher quoi que ce soit à cette femme alors qu'elle s'est tuée à la tâche pour lui permettre de vivre ? La maladie l'avait rattrapée. Quand elle sentit qu'elle allait passer elle remit à Tarsis son paquet si précieux laissé à sa garde par le seul de ses nombreux compagnons qu'elle est jamais aimé. Elle ne savait pas quelle en était la provenance, juste que c'était inestimable, puissant, dangereux et qu'il fallait à tout prix le garder caché. Puis, elle mourut. Comme personne ne pouvait ou ne voulait s'occuper de lui, Tarsis qui n'était alors pas encore homme avait du partir sur la route. Depuis il parcourt le territoire Fyros sans port d'attache, vivant de rapines ou des boulots que les autres refusent, mais jamais encore il n'a tué un autre homin.
***
Une voix rude demande abruptement: "Comment va-t-il ?
- il a beaucoup de fièvre et de sérieuses blessures. Il est faible, s'il ne trouve pas la force, seuls les Kamis le sauveront.
- Soigne-le et garde-le en vie", répond le premier qui ajoute avec un reniflement: "le Chef a des questions à lui poser et il lui faudra y répondre.
- Nos réserves s'épuisent, nous n'avons reçu ni approvisionnement ni information depuis trop longtemps. Je manque de moyens et je préférerai m'occuper de vous tous plutôt que de cet étranger, fut-il de mon peuple.
- Pourtant les ordres sont clairs: il doit vivre. Je n'en sais pas plus mais le Chef est très impatient, et très inquiet", ajoute-t-il dans un souffle.
[à suivre]
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