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Je ne savais pas qu'elle avait été libérée... Encore moins qu'elle avait pu quitter la Chine. Elle fait parti de ces personnages extraordinaires par leur courage et leur volonté. Puisqu'elle est de passage en France, je voulais lui rendre hommage.
Le ventre de "une"
La Jeanne d'Arc tibétaine vient remercier la France
LE MONDE | 01.07.03 | 12h24 • MIS A JOUR LE 01.07.03 | 14h47
Certains de ses compatriotes la surnomment "la Jeanne d'Arc tibétaine". A 24 ans, Ngawang Sangdrol est l'une des figures emblématiques de la résistance à l'occupation de leur pays par la Chine. Après avoir passé dix ans dans les prisons de Lhassa, la capitale du Tibet, cette jeune nonne bouddhiste parcourt le monde pour, dit-elle, "défendre la cause" de son peuple. Après les Etats-Unis, la Suisse et l'Allemagne, la voilà à Paris, où plusieurs députés et sénateurs, qui animent des groupes d'étude et d'information sur la question tibétaine à l'Assemblée nationale et au Sénat, ont prévu de l'accueillir, mercredi 2 juillet. Il faut dire que le Toit du monde intéresse de nombreux parlementaires, qu'ils soient de l'UMP (Lionnel Luca, Louis de Broissia...) ou du PS (Patrick Bloche, Yolande Boyer...).
Ngawang Sangdrol, dont Le Monde avait retracé le destin dans une enquête publiée en octobre 1999 sous le titre "La prisonnière de Lhassa", est entrée en résistance dès l'âge de 9 ans. Elle a effectué plusieurs séjours en prison ; le dernier de 1992 à 2002 pour avoir pris part à une manifestation pacifique contre l'occupation chinoise. En théorie, elle ne devait pas être libérée avant 2010, mais la détérioration de son état de santé et une forte mobilisation internationale ont incité Pékin à accepter une libération anticipée le 17 octobre 2002. En l'autorisant, cinq mois plus tard, à se rendre à l'étranger, le gouvernement chinois a surpris les Tibétains en exil, qui ont vu là un geste positif à l'égard du royaume des Neiges, occupé depuis 1950.
La France et les Etats-Unis ont joué un rôle important dans cette libération. A l'initiative du Comité de soutien au peuple tibétain (CSPT France), de nombreuses personnalités se sont mobilisées en faveur de la jeune religieuse : des artistes (Véronique Samson, Yves Duteil, I Muvrini...), des cinéastes (Costa Gavras, Alain Corneau...), mais aussi des élus de tous bords (Roselyne Bachelot, Yves Cochet...). Le Quai d'Orsay a également multiplié les interventions auprès de Pékin. D'où, aujourd'hui, cette brève escale parisienne de trois jours. "La France m'a aidée, je viens la remercier", confie Ngawang Sangdrol au Monde.
Philippe Broussard
Pour ceux qui ne connaisse pas son histoire, là voici en détail :
La prisonnière de Lhassa
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24 Octobre 1999
Au Tibet, envahi par la Chine en 1950, la résistance est souvent l'oeuvre de jeunes religieuses bouddhistes, fidèles au dalaï-lama en exil. L'une d'elles, Ngawang Sangdrol, est aujourd'hui la prisonnière politique la plus lourdement condamnée du « pays des neiges ». Sa peine initiale ayant été allongée à trois reprises depuis 1993, elle ne sera pas libérée avant 2012. Son histoire, retracée ici grâce à des témoignages inédits, fait de cette pacifiste un porte-drapeau de la cause tibétaine
DANS cette prison-là, les détenus sont vêtus de bleu. Un bleu foncé, virant sur le noir, pour les femmes comme pour les hommes. Un liseré jaune, brodé sur la couture de la veste et du pantalon, donne à l'ensemble des allures de costume de parade. Les soldats chinois ne s'y trompent d'ailleurs pas : quand ils imposent aux dizaines de prisonnières tibétaines des exercices en plein air, c'est au pas de l'oie, bras raides et jambes tendues, que marchent les insoumises. De l'épaule à la cheville, l'alignement du liseré doit être parfait, sous peine de brimades et de coups. La tête haute, le regard vers le soleil, les jeunes femmes se suivent, telles des pantins, en un grotesque défilé.
Pour Ngawang Sangdrol, pareille humiliation n'est qu'un supplice parmi d'autres. Voilà plus de sept ans que cette religieuse bouddhiste est maltraitée à Drapchi, l'une des prisons de Lhassa. A vingt-trois ans, elle a déjà connu la torture, les bastonnades, les cellules d'isolement, au sein du secteur 3, réservé aux détenues politiques. Elle n'en sortira pas avant 2012, à moins que ses geôliers ne décident d'alourdir sa sentence, comme ils l'ont déjà fait à plusieurs reprises depuis 1993 : trois ans de plus pour avoir chanté la liberté ; huit pour s'être accrochée avec une surveillante ; et encore trois pour avoir osé manifester avec d'autres détenus.
C'est pourtant ainsi, au fil des injustices, que Ngawang Sangdrol a fini par incarner la résistance non violente à la présence chinoise au « Pays des neiges ». Sa photo, dans l'uniforme bleu de Drapchi, a été largement diffusée à l'étranger. Amnesty International l'a affichée sur Internet. Les partisans d'un Tibet « libre » l'ont placardée dans des salles de concert (Bruce Springsteen à Paris) et sur des centaines de cartes postales adressées à la direction de la prison. En France, Yves Duteil a chanté La Tibétaine, Véronique Sanson, Barbara, Yves Simon et quelques autres ont signé des appels en sa faveur. Deux communes (Homécourt, en Meurthe-et-Moselle, et Mantes-la-Ville, dans les Yvelines) la parrainent, tout comme le Comité de soutien au peuple tibétain. Tous espèrent que Jacques Chirac profitera de la venue en France du président chinois Jiang Zemin, du 22 au 26 octobre, pour s'inquiéter de son sort.
Au-delà d'une légende naissante, l'histoire de cette femme-enfant demeure cependant méconnue. Comment expliquer ces photos sans sourire, cette adolescence sacrifiée, ce besoin quasi suicidaire de poursuivre la lutte du fond de sa cellule ? L'enquête passe par Dharamsala, une ville du nord-ouest de l'Inde où des milliers d'exilés tibétains ont rejoint le dalaï- lama, leader spirituel et politique. Parmi eux, plusieurs proches de Ngawang Sangdrol et d'ex-camarades de détention ont accepté de témoigner, sous couvert d'anonymat. Ces témoignages, ainsi que des documents inédits, permettent de brosser le portrait d'une rebelle dont le combat, révélateur du drame tibétain, s'inscrit d'abord dans une longue tradition familiale.
Son père, Namgyal Tashi, avait une vingtaine d'années quand les armées de Pékin annexèrent définitivement le Tibet (1959), provoquant la fuite du dalaï-lama. Namgyal Tashi était alors un homme en vue, un érudit, passionné d'opéra. Il avait des terres, des domestiques, une demeure de notable. Aux yeux de l'occupant, il faisait donc figure d' « ennemi du peuple », tout comme sa femme, Jampa Choezom.
Après la confiscation de leurs biens, tous deux deviennent des parias, envoyés dans un camp de travail, puis sur les chantiers de Lhassa. Mais c'est au moment de la révolution culturelle (1966-1976) que le destin du couple bascule définitivement. Le fils aîné, un adolescent de treize ans, est abattu dans les rues de la capitale. « Il faisait partie d'un groupe de jeunes résistants, confie l'un de ses proches. Cette nuit-là, il était parti en repérage près d'un bâtiment administratif. Après sa mort, ses copains ont été exécutés en public. »
Jampa Choezom, la mère, restera profondément marquée par ce décès. Son mari, lui, s'engagera plus avant dans un groupe clandestin. L'homme a du caractère, il est solide et dur au mal ; les Chinois, qui l'arrêtent et le torturent à maintes reprises, le surnomment le Taureau. Même au plus fort de la révolution culturelle, alors que les gardes rouges de Mao détruisent les temples et punissent toute référence à l'ancien Tibet, il conserve une photo du dalaï-lama. Ce seul cliché en noir et blanc pourrait lui valoir une exécution immédiate, mais il continue de le montrer à ses enfants, en leur promettant un pays libéré.
La dernière des quatre filles, prénommée Rigchoeg, est bien trop jeune pour comprendre tout cela. Elle n'a pas connu ce frère, tombé au front des anonymes. Quant à son père, elle le voit rarement. A partir du début des années 80, Namgyal Tashi profite, en effet, d'une relative libéralisation pour délaisser son emploi de manoeuvre et partir, des semaines entières, vers de lointaines provinces. Sous couvert de pèlerinages, le Taureau étend son réseau, confiant aux aînés le soin de nourrir la famille.
Rigchoeg s'oriente très tôt vers l'éducation religieuse. Ses parents, comme de nombreux Tibétains, voient dans les couvents et dans les monastères les derniers fiefs d'une culture en perdition. On y enseigne les préceptes du bouddhisme, loin des classes « révolutionnaires » à la mode de Pékin. Ce sont aussi des foyers de contestation dont le pouvoir se méfie. Mais la petite n'a pas encore conscience de cette dimension politique du sacerdoce. Inscrite au couvent de Garu, au nord de Lhassa, elle se rase le crâne et revêt la robe pourpre des gamines de conviction. Selon l'usage, elle est rebaptisée : Ngawang Sangdrol sera son nom de novice.
Le Tibet traverse alors une période d'extrême agitation. Le 1er octobre 1987, au moins dix personnes sont tuées, quarante autres blessées, dans la capitale. Les religieux, tiraillés entre leurs principes de non-violence et l'urgence d'un militantisme actif, mènent la révolte. Les quatre-vingts nonnes de Garu n'échappent pas à la contagion. Bien que tout prosélytisme politique soit en théorie proscrit au couvent, elles échangent des photos, écoutent des cassettes du dalaï-lama ou la radio Voice of America.
A dix ans, Ngawang Sangdrol s'initie déjà au jeu périlleux de la subversion et se moque bien des séances de rééducation imposées par des équipes sino-tibétaines venues vanter les mérites du communisme. « Celles qui osaient réagir étaient battues », se souvient l'une de ses camarades de l'époque. La petite, justement, va oser « réagir ». « Un jour, poursuit son amie, elle s'est approchée du bâtiment des éducateurs. Arrivée sous leur fenêtre, elle a commencé à chanter un chant de liberté ! Heureusement, elle n'a pas eu d'ennuis. La hiérarchie du couvent lui a juste conseillé de prendre garde. Malgré son jeune âge, elle était déjà la plus déterminée. »
NGAWANG SANGDROL ne retourne chez ses parents qu'en période de vacances. Elle croise parfois son père, partagé entre ses voyages et sa passion, l'opéra. Chanteur de talent, Namgyal Tashi a intégré une troupe à succès, qui se produit souvent à Lhassa. Mais cette reconversion ne l'écarte pas de son combat de toujours. Au contraire, même, puisqu'il s'en sert de couverture et continue de cacher toutes sortes de documents dans la maison familiale. Sa fille cadette l'imitera bientôt en devenant l'une des plus jeunes prisonnières politiques de l'histoire du « Toit du monde ».
En mars 1988, la petite se trouve en ville quand de nouvelles émeutes éclatent à l'occasion de la fête de la grande prière, Monlam Chenmo. Elle n'y participe pas directement, mais les forces de l'ordre, qui traquent en priorité les religieux, la conduisent pour deux semaines au centre de détention de Gutsa. « Quand je l'ai revue, confie une amie, elle ne s'est pas plainte de mauvais traitements. Ils l'ont sans doute libérée en raison de son âge. » D'autres n'ont pas eu cette chance : la petite sait désormais que les gardiens de Gutsa, hommes et femmes, manient volontiers la matraque électrique, appliquée jusque sur les parties génitales.
De retour au couvent, elle poursuit son apprentissage spirituel. C'est une novice brillante mais plutôt réservée. De politique, elle parle peu. Ou alors avec des personnes de confiance. A douze ans, une Tibétaine mesure déjà les vertus de la discrétion. La prudence s'impose d'autant plus que la situation ne cesse d'empirer : en mars 1989, Pékin décrète la loi martiale ; ses chars tiennent Lhassa. Au couvent de Garu, réputé hostile, les descentes de police se font de plus en plus fréquentes.
A l'image de son père, Ngawang Sangdrol refuse malgré tout de rentrer dans le rang. En juillet 1990, elle décide même d'aller manifester, pacifiquement, dans la capitale. Le projet est secret, seules quatre autres nonnes sont dans la confidence. Ensemble, elles se rendent donc au Norbulingka, l'ancien palais d'été du dalaï-lama, où doit avoir lieu une fête traditionnelle. En tenue laïque, pour mieux se fondre dans la foule, elles parviennent à monter sur scène. Les deux à trois mille spectateurs découvrent alors l'étonnant tableau de ces risque-tout aux visages d'enfants. Elles crient, gesticulent, lèvent le poing. Le public, solidaire, reprend les slogans mais ne peut s'opposer aux arrestations. La petite sera conduite à Gutsa. Cette fois, pour neuf mois.
La plupart des prisonnières politiques transitent par ce centre de détention. Les cellules sont glaciales, les conditions d'hygiène déplorables. Les excréments humains fertilisent le potager. Les légumes ainsi cultivés sont si sales que la soupe grouille de vermine. Dans le bureau des interrogatoires, autant dire la salle des tortures, les détenues sont frappées à coups de matraque et de câble électrique. Une jeune nonne, prénommée Dawa, a subi des sévices bien pires encore : ses bourreaux ont découpé au rasoir le téton de son sein gauche et sectionné les tendons des gros orteils. Menottée, les mains dans le dos, elle s'est ensuite retrouvée nue, suspendue à un crochet du plafond, dans la position dite de « l'aéroplane ».
Personne ne sait quelles souffrances Ngawang Sangdrol a endurées à Gutsa. La petite en a rarement parlé ; les Tibétaines ne sont pas femmes à se plaindre, surtout les religieuses. Mais lorsque ses proches obtiennent enfin le droit de la voir, après plusieurs mois d'interdiction, ils devinent un profond changement. La novice de Garu, discrète et patiente, s'est muée en insurgée aux cheveux longs. « Elle était pleine de rage, se souvient un visiteur. J'ai essayé de la raisonner, mais cela n'a fait que l'énerver un peu plus. Comme elle ne pouvait pas trop parler en présence des gardiennes, elle m'a pincée pour me faire comprendre que j'avais tort. »
Son père, lui, est sans doute fier. Bien sûr, des policiers sont venus, ils ont fouillé la maison, demandé si la petite appartenait à un quelconque réseau, mais ils n'ont rien trouvé de compromettant. De toute façon, les parents eux-mêmes seraient bien en peine d'expliquer la métamorphose de leur fille : elle se comporte déjà en leader et son histoire circule dans les prisons. A Drapchi, l'un des plus anciens prisonniers politiques du pays, Palden Gyatso (trente ans de réclusion), en pleure d'émotion. « Quand j'ai su qu'une enfant avait manifesté de manière si courageuse, j'ai compris que la relève était assurée et je n'ai pu retenir mes larmes », témoigne-t- il.
Ngawang Sangdrol n'a que quatorze ans, mais son sacerdoce est déjà compromis. Les couvents n'ayant pas le droit d'accueillir d'anciennes détenues politiques, elle sait qu'il lui sera impossible, après neuf mois à Gutsa, de réintégrer Garu. Il ne lui restera donc qu'à retourner chez ses parents. A condition, bien sûr, qu'ils soient toujours là... La petite l'ignore encore, mais le noyau familial est sur le point d'imploser. Ces événements, tels qu'ils peuvent être reconstitués, expliquent en partie l'évolution ultérieure de la jeune fille, son obstination à défier les Chinois.
AU début du mois de juin 1991, son père apprend en effet l'arrestation d'un membre de son réseau, en l'occurrence un moine du monastère de Samye. Redoutant d'être démasqué, Namgyal Tashi décide d'envoyer plusieurs de ses enfants au Népal, puis en Inde. Chaque année, des milliers de Tibétains tentent ainsi leur chance à la loterie de l'exil. Le voyage dure près d'un mois et confine à l'odyssée transhimalayenne. Il faut engager un guide, marcher de nuit sur les sentiers d'altitude, résister au froid, à la fatigue, à la faim, éviter les patrouilles militaires et soudoyer les gardes-frontières népalais... Certains meurent en route, piégés par les neiges éternelles. Les plus chanceux atteignent Dharamsala.
A soixante et un ans, Namgyal Tashi sait qu'il devra rester au Tibet, sous peine d'exposer le reste de la famille à de graves représailles. Ses fils, surtout, qui sont de toutes les manifestations. L'un d'eux, recherché par la police, a été filmé au moment où il aidait trois compatriotes à déposer le cadavre d'un insurgé devant le siège de la région autonome du Tibet. Caché dans Lhassa, il se prépare à fuire vers l'Inde.
Les inquiétudes paternelles sont vite justifiées. Le 12 juin, vers minuit, des policiers investissent la maison. « Ils se sont d'abord montrés calmes et polis, raconte un témoin, puis ils ont commencé à s'énerver en tombant sur des documents, des enregistrements et un drapeau tibétain. La perquisition a duré quatre heures. » Namgyal Tashi est arrêté le premier. Quelques heures plus tard, alors que le quartier est sous surveillance policière, l'un des fils et un oncle sont interpellés à leur tour.
La mère de Ngawang Sangdrol, Jampa Choezom, ignore tout cela. Elle séjourne alors dans un couvent avec l'une de ses filles. Celle-ci, alertée par un ami, n'ose pas lui annoncer la nouvelle, par crainte pour sa santé. C'est à son retour, en discutant avec un voisin, que Jampa Choezom apprendra l'interpellation de son mari et le départ précipité de certains enfants. Victime d'un malaise cardiaque, elle mourra peu après, à cinquante-deux ans, sans savoir si ses enfants ont vaincu l'Himalaya.
A sa sortie de Gutsa, au début de l'été 1991, la petite retrouve donc une famille brisée. Sa mère est morte, son père bientôt condamné à huit ans de prison. Faute de pouvoir reprendre ses études religieuses, elle essaie de gagner trois sous en vendant des vêtements d'occasion sur les trottoirs de Lhassa. Ses soeurs aînées l'incitent aussi à apprendre l'anglais, en prévision d'un éventuel exil.
Mais cette vie ne lui convient pas, elle brûle de se replonger dans l'effervescence militante du couvent. « Ngawang Sangdrol méritait mieux que des petits boulots, assure une nonne. Elle avait des capacités intellectuelles. Une responsable de Garu a donc décidé de la réintégrer secrètement, sans tenir compte des interdictions. »
Ce retour sera de courte durée puisque, dès le 17 juin 1992, la petite participe une fois de plus à un défilé interdit. D'autres religieux sont présents mais elle apparaît, comme toujours, aux avant- postes. Des policiers en civil la repèrent et la conduisent à Gutsa, où l'histoire va se répéter : le bureau des interrogatoires, les cellules glaciales, la soupe de vermine... « Elle est restée trois mois, se souvient une camarade de détention. C'était la plus forte, son patriotisme nous impressionnait. » Condamnée à trois ans de réclusion pour « activités subversives », elle sera ensuite transférée à Drapchi, une prison aux allures de pénitencier, avec ses longs barraquements et ses miradors.
LES soixante-dix détenues du secteur 3 s'entassent par groupes de douze dans des cellules non chauffées. Chaque prisonnière dispose d'une couverture, pas davantage, même en hiver. Les toilettes et l'eau courante sont à l'extérieur. Le soir venu, lorsque retentit le sifflet de la surveillante, les filles ne peuvent plus sortir et se contentent d'une poubelle pour unique sanitaire. Quant à la nourriture, elle n'est guère plus appétissante qu'à Gutsa et les rares colis des visiteurs (lait en poudre, sucre, riz... ) franchissent mal les barrages de la corruption. Il existe bien une boutique, propre au secteur 3, mais les prix pratiqués confinent à l'escroquerie et l'argent envoyé par les familles s'avère vite insuffisant.
Dans cet Alcatraz himalayen, tout est prétexte à violences. Le matin, quand les soldats jugent les lits mal faits ou le sol poussiéreux, ils frappent les fautives à coups de matraque ou de ceinture. Les religieuses n'ont pas non plus le droit de prier, ni de se raser le crâne, juste le devoir d'obéir à des règles quasi militaires : levées aux aurores, elles effectuent d'abord des exercices physiques - course à pied, marche au pas, gare aux retardataires ! - puis elles doivent filer de la laine, suer sous les serres ou partir pour Lhassa, sous bonne escorte, et collecter les excréments des toilettes publiques.
Ngawang Sangdrol est ici une prisonnière en vue. Certaines gardiennes la surnomment la Souris, tant elle paraît menue et insaisissable. D'autres se demandent si elle n'est pas l'incarnation de quelque indomptable déesse. L'administration se méfie tout autant de son père, Namgyal Tashi. Le Taureau a beau se trouver à quelques dizaines de mètres de là, dans le secteur 5, toute rencontre est impossible dans l'immédiat. Idem pour les visites : la petite devra patienter avant d'y avoir droit, comme ses camarades, une fois par mois.
Heureusement, elle se lie d'amitié avec ses codétenues. Quand la vigilance des gardiennes se relâche, elles évoquent le dalaï-lama, les dernières rumeurs de la ville, elles s'imaginent à Dharamsala, la cité mythique des exilés. Le soir, dans ces cellules où la lumière ne s'éteint jamais, elles prient en silence ou discutent à voix basse. La petite aime aussi fredonner des airs de liberté ou imiter les Chinois et leur accent de Hongkong. L'essentiel est de ne pas se faire prendre : pour avoir récité des incantations bouddhistes, une jeune nonne, Choekyi Wangmo, a été dénudée et aspergée d'eau glacée. Ses tortionnaires lui ont ensuite enfoncé une matraque électrique dans la bouche. C'est à cette époque, au printemps 1993, qu'une quinzaine de religieuses, dont Ngawang Sangdrol, se lancent dans un projet insensé : enregistrer clandestinement une cassette destinée au monde extérieur. L'une d'elles a réussi à se procurer un petit magnétophone auprès d'un prisonnier de droit commun. Bien que l'enregistrement soit souvent interrompu par de brusques coupures, certaines chansons sont audibles, en particulier la treizième : « Nous, les amis prisonniers
Nous irons chercher le joyau [le dalaï-lama]
Peu importe que nous soyons frappés / Nos bras ne peuvent être séparés
Le nuage de l'Orient n'est pas fixé à l'horizon,
L'heure viendra où le soleil apparaîtra. »
Ces détenues, vite surnommées les « chanteuses de Drapchi », parviennent à faire sortir une cassette, diffusée à l'étranger, mais une seconde cassette est saisie. Les fautives, aussitôt identifiées, seront jugées en public, au sein même de la prison, en octobre 1993. « Tous les prisonniers avaient été réunis, y compris les droits communs, témoigne une nonne présente dans la salle. Au total, il y avait au moins cinq cents personnes. Ce procès devait servir d'exemple. Ngawang Sangdrol et les autres se tenaient debout, face aux juges, installés sur une estrade. L'enregistrement a été diffusé et les juges ont demandé à chacune des accusées si elle avait quelque chose à dire. Elles ont toutes reconnu les faits devant la foule silencieuse. Le soir même, elles ont reçu le papier du jugement. » Ngawang Sangdrol, la benjamine du groupe, est condamnée à six années supplémentaires pour « diffusion de propagande contre-révolutionnaire ». Elle ne sera pas libérée avant 2001. Une fois par mois, les derniers membres de la famille encore présents au Tibet peuvent lui rendre visite à Drapchi. Leur petite Rigchoeg est devenue un leader et les gardiens du secteur 3 détestent les leaders. Ils l'enferment régulièrement en cellule d'isolement. Plutôt que de cellule, mieux vaudrait parler de cage de fer où elle passe parfois plusieurs mois, sans aucun contact avec l'extérieur.
Quand elle en sort, c'est pour récidiver aussitôt : tenir tête aux animateurs des cessions de « rééducation » politique ; crier « Pö rangzen ! » ( « Liberté pour le Tibet ! ») ; refuser de se lever devant un gradé en visite ; rédiger, en tibétain, un devoir plein d'ironie sur les bienfaits du communisme... Ou, suprême provocation, gâcher un spectacle organisé en marge d'une compétition sportive : appelée à chanter, en chinois, devant les pontes de la prison et quelques dizaines de détenus, elle en profite pour rendre hommage, en tibétain, à ses parents...
Les accrochages sont également fréquents lors des exercices physiques, imposés à toutes, même aux malades. Ces séances commencent souvent avant le lever du soleil, dans la froideur de la nuit himalayenne. « Un jour, raconte une ex-détenue, les gardiens nous ont demandé de crier " Je vais changer d'attitude ", autrement dit de renier nos idées. Ngawang Sangdrol a montré la voie : elle a refusé et sept autres ont suivi, dont moi. Nous avons toutes été battues. »
Suite du texte sur le post suivant....
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