Chapitre 27: l'amûûûr, tujûûûrs

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Hop, après un bon viandage, rien de tel qu'un peu de bons sentiments pour faire passer la pilule... sans ralentir l'histoire, bien entendu

Pour les accros de l'hémoglobine: je vous rassure, il va encore y avoir des tripes à l'air avant la fin. Beaucoup de tripes.

M'enfin voilà, j'espère que vous apprécierez le batracien sentimental



Introduction
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXV
Chapitre XXVI



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L'aube se levait doucement alors qu'ils avançaient péniblement, suivant les berges du Verdoyant avec obstination. Malgré la tranquille assurance de Rekk, le banni était gravement blessé. Il ne marchait qu'appuyé sur les deux garçons, alors que Shareen surveillait les environs d'un œil inquiet.
Les blessures de ses épaules ne s'étaient pas rouvertes lors de leur fuite, et semblaient finalement peu profondes. Ce n'étaient pas elles qui le faisaient le plus souffrir, même s'il serrait parfois les dents lorsque Malek ou Laath trébuchaient, et que ses bras s'étiraient douloureusement. Non, la plaie qui le faisait le plus souffrir était celle que le sabre de Gundron lui avait laissé dans le ventre. Et encore plus douloureuse était l'accroc fait à sa fierté. Il n'avait pas vu venir le coup, il n'avait pas pu l'esquiver, ni le parer.

Il était certes entouré de gardes, déjà blessé, fatigué, mais cela n'excusait pas tout. Le mouvement du borgne avait été fluide et rapide. Il avait sorti son arme et frappé dans le même mouvement, avec la langueur d'un fauve.
Rekk avait entendu colporter le bruit, alors qu'il était à Bertholdton, que Maître Semos avait vaincu le borgne dans un duel organisé l'année passée, abandonnant ainsi, pour la première fois, son titre de champion.
Lorsque le Banni avait combattu Semos, il avait été surpris de ne rencontrer aucune résistance digne de ce nom. Le maître de l'académie était certes une fine lame, mais cela s'arrêtait là. Il n'avait aucune trace du génie auquel pouvaient prétendre les plus grands bretteurs de l'empire. Il reculait devant les coups, cherchait à les parer plutôt que d'en profiter. Ses mouvements transpiraient l'insécurité et la peur.
Il en avait conclu que Gundron avait beaucoup baissé, pour se faire vaincre aussi. Que la vie facile, que les plaisirs divers et variés, avaient affecté son habileté à l'épée. Mais il n'en était rien. Si jamais Semos avait vaincu Gundron, alors il devait y avoir une quelconque manipulation politique là-dessous.
"Je déteste la politique" grimaça Rekk, trébuchant sur les galets de la rive. "C'est la cause de bien plus de problèmes que ça en résout"
"Economise ton souffle" se contenta de répondre Shareen, continuant de surveiller les rives en quête d'éventuels poursuivants. "Nous pourrons parler plus facilement dans la caverne"

Elle soupira, et tourna son regard vers Malek. Il était bien silencieux, depuis qu'ils avaient réussi à s'enfuir. Sans aucun doute, il pensait encore à G'kaa et au sacrifice du jeune koushite.
"Malek ? Arrête de te tracasser pour ça" fit-elle, alors qu'il relevait les yeux et lui lançait un regard morne. "Tu as fait le maximum. Personne n'aurait pu faire plus. Tu as couvert notre fuite, et tu as permis à Rekk d'atteindre le sol en sécurité."
Elle sourit, mais le jeune homme ne le lui rendit pas.
"G'kaa a fait bien plus. Sans lui, nous ne serions pas là. Il s'est sacrifié pour nous"
"Et tu aurais préféré être à sa place ?" Shareen leva les yeux au ciel. "Tête de mule ! Tu es en vie, de quoi te plains-tu ? Tu n'as pas à rougir de ta conduite, bien au contraire ! G'kaa a fait son choix. Il a choisi de te sauver la vie. De nous sauver la vie. Si tu étais resté, il aurait perdu la vie pour rien. C'est ça, que tu aurais voulu ?"
"Non, mais…" Malek ne parvenait pas à exprimer clairement sa pensée. Pendant un instant, il s'était senti libre. Pendant un instant, il n'avait plus craint la mort. Comme Rekk, il avait chanté les lames, et une grande paix était descendue sur lui. Il aurait pu mourir comme un héros. Mais la vie continuait, une vie dans laquelle il n'était qu'un simple noble sans grande envergure, que Deria n'avait jamais aimé. Il laissa échapper un soupir. "Tu te souviens ce que disait Dani, sur le fait de se regarder dans un miroir ?"
Il n'eut pas le temps de finir. Furieuse, la jeune fille se jetait sur lui. Elle lui attrapa les cheveux et le poussa de force vers la rivière. Surpris, il lâcha Rekk. Le Banni grogna vaguement.
"Tu me fais mal ! Arrête ça !" cria-t-il, cherchant en vain à desserrer l'étau de ses mains.
Mais elle ne répondit pas. Appuyant de toutes ses forces sur sa nuque, elle le poussa à genoux sur la berge.
"Regarde, espèce de crétin ! Regarde-toi dans l'eau, et dis-moi ce que tu vois ! C'est toujours la même stupide tête d'abruti dégénéré. Je ne sais pas qui t'a mis ces idées morbides dans le cerveau, mais je peux te dire que je les extirperai d'une manière ou d'une autre, c'est bien compris ?"

Malek n'eut pas le temps de répondre, ni même de regarder son reflet, qu'elle lui plongeait la tête sous l'eau. Ses protestations se noyèrent dans un nuage de bulles alors qu'elle maintenait sa prise sur ses cheveux. Crachant, soufflant, il remonta à la surface.
"Qu'est-ce que… ?" protesta-t-il.
Pour toute réponse, elle le poussa tout entier dans le Verdoyant. Il poussa un cri, chercha à se raccrocher à la berge, mais ses bottes dérapèrent dans la boue, et il plongea dans un déluge d'éclaboussures.
"Shareen ! Qu'est-ce que tu fais ?"glapit Laath, cherchant tant bien que mal à maintenir Rekk debout.
"Elle lui remet les idées en place" fit le Banni avec un pâle sourire. "Le gamin était choqué. Il avait besoin d'une petite remise en main" Il rit doucement, puis grimaça alors que la douleur remontait dans son ventre. "Par les abysses gelées, elle s'y prend plutôt bien…"
"Je comprends bien" grommela Laath avec l'air de celui qui ne comprenait pas, "mais ce n'est pas le moment. On est presque arrivés. Je ne sais pas à quel point les combats dans le palais étaient sérieux, mais il se peut qu'on nous poursuive en ce moment même. Elle pourra lui… remettre les idées en place… une fois que nous serons dans la caverne"
"Tu apprendras qu'il y a des leçons qui n'attendent pas" fit Rekk avec sérieux. Il haussa la voix. "Repêche-le, le pauvre, il va se noyer !"
Malek refit surface, agitant les bras et les jambes pour tenter de se maintenir à la surface. Ses yeux s'agrandirent de surprise alors qu'il touchait le fond. L'eau ici n'était pas profonde de plus de quatre pieds.
"Shareen… si jamais je t'attrape… Mes vêtements venaient juste de sécher"
Il se hissa hors de l'eau en maugréant, complètement trempé.
"Ca y est, tu as fini de ressasser tes idées absurdes ?" fit la jeune fille, l'affrontant sans flancher, les poings sur les hanches. "Parce que si tu continues, tu vas y retourner, et je pense que Dani me donnera un coup de main si tu te débats ! On n'a pas idée de parler de la mort ainsi"
"Je ne disais pas… je ne voulais pas…" se défendit maladroitement le jeune homme, avant de lever les bras au ciel avec exaspération. "Très bien, très bien, j'ai compris. Ca va mieux, maintenant. Je suis désolé…" Il grimaça. "Tous ces morts… tous ces combats… toute cette violence… ça paraît presque irréel"
"Tu t'y feras" fit Rekk, haussant les épaules. "Sur ce, j'aimerais que tu me prêtes de nouveau ton épaule. Il faudrait continuer à avancer"
"Exactement" maugréa Laath, qui soupira d'aise lorsque Malek le déchargea d'une partie de son fardeau. Le jeune homme avait le visage fermé, mais il ne semblait plus aussi sinistre qu'avant. Il tira même la langue à Shareen alors qu'elle lui riait au nez. Son humeur s'améliorait lentement, s'éclaircissant au fur et à mesure que le soleil se levait au-dessus des forêts de l'est et commençait à chasser l'obscurité. Les événements de la nuit apparaissaient comme un mauvais rêve, un cauchemar humide et sanglant, que la lumière de ce début de printemps permettait de bannir définitivement.

Et ce fut avec le soleil dans le dos qu'ils arrivèrent enfin à la caverne, titubant sous leur fardeau.
"Attendez une seconde" fit Shareen d'un ton autoritaire, avançant vers le renfoncement de roche. "Je vais voir s'il n'y a aucun danger. Ce serait trop bête…"
Malek la regarda partir sans même songer à la retenir. Il pensait confusément que ce n'était pas à elle de prendre ce genre de risques, et qu'il ferait peut-être mieux de la suivre. Mais la fatigue s'était installée dans ses os, dans ses muscles, dans ses tendons. Il chercha à ouvrir la bouche, et aucun son n'en sortit. Il se contenta de la suivre des yeux, en se rongeant les sangs.

Lorsqu'elle réapparut, elle n'était pas seule. La vieille Dani la suivait, sa sempiternelle arbalète dans une main.
"Tout va bien !" cria joyeusement Shareen.
"Ils sont là, les petiots ! Et mon Rekk ! Ils ont retrouvé mon Rekk ! Vous avez réussi ? Déesse du Foyer, mais j'étais si énervée de ne pas pouvoir venir avec nous. Il va falloir que vous me racontiez tout ça, les enfants"
Avalant la distance en quelques grandes enjambées, Dani arrivait sur eux. Le sol paraissait trembler sous sa foulée puissante. Lorsqu'elle aperçut le sang sur le corps de Rekk, elle pâlit distinctement.
"Ce n'est rien, vraiment" fit Rekk, dans un vain effort pour prévenir la logorrhée verbale.
"Mais tu es blessé ? Non, pas blessé, massacré ! C'est un boucher, qui t'a fait ça, ou quoi ? Un trou de la taille de ma main, ma parole ! Mais ils me l'ont esquinté, mon Rekk, par le Sang ! Comment tu peux tenir encore debout, comme ça, hein, comment tu fais ?"
"Justement, j'ai du mal. Si je pouvais m'allonger, ça me ferait le plus grand bien" grimaça le Banni.
"Comment donc ? Allez, dans la caverne, tous ! J'ai amené des couvertures pour tout le monde, et des palettes qui feront un lit très convenable. Je n'ai pas été inactive, non plus. Il y a de la bonne nourriture, et des serviettes propres, et de quoi nettoyer toutes ces blessures. La vieille Dani va s'occuper de vous, vous allez voir." Elle agita un doigt énorme en direction des jeunes gens. "Et vous, vous allez me raconter comment vous avez accompli ce miracle"

Malek avait fait face sans ciller à des groupes entiers de gardes. Il aurait sacrifié sa vie sans hésiter. Pourtant, il ne tenta même pas de se défendre alors que la grosse femme les traînait tous dans la caverne par la peau du cou, mi-poussant, mi-tirant. Elle semblait partagée entre sa hâte de s'occuper de Rekk, son Rekk, et le désir presque palpable d'entendre le récit du sauvetage épique. Avec énergie, elle plaqua le Banni sur une des plaquettes, et entreprit de jeter un œil à ses blessures. Les protestations de Rekk n'avaient pas l'air de la perturber plus que cela.
"Eh bien mon cochon" siffla-t-elle, en suivant le tracé de la blessure qui ornait son ventre, "qui que ce soit, il ne t'a pas raté. Un peu plus haut, ou un peu plus à gauche, et il n'y avait plus de Faiseur de Veuves sur ce monde"
"Une cicatrice de plus pour ma collection" fit Rekk avec une insouciance feinte. Mais il se tordit de douleur alors qu'elle appuyait fermement dessus.
"C'est bien ce qu'il me semblait. Tu joues les durs, mais ça te fait souffrir, hein ?" Son ton était plein de sollicitude alors qu'elle se penchait sur un sac d'herbes à son côté. "Je vais t'appliquer un cataplasme. Ma grand-mère en était férue. Ca donne toujours de bons résultats pour les égratignures, alors ça va marcher pour ça aussi, je suis sûre"
"Ta grand-mère ?" Rekk leva les yeux au ciel. "Dani, j'apprécie tout ce que tu fais pour moi, mais il va falloir que je parte, bientôt. Je ne peux pas te laisser me materner comme ça" Il gémit lorsqu'elle pointa son doigt sur sa blessure.
"Partir dans cet état ? Même si tu étais à cheval, tu ne ferais pas deux lieues avant de t'effondrer. C'est ça, que tu veux ?" Elle approcha doucement une assiette. "Tu vas devoir rester ici quelques jours, que tu le veuilles ou non. Le temps de te reposer, et de reprendre quelques forces. J'irai chercher Nina, la rebouteuse. Elle me doit un service, et de l'argent. Elle s'occupera de toi"
Rekk s'accrocha fermement à son bras.
"As-tu vraiment confiance en elle ?"
"Que veux-tu dire ?"
"Que si jamais tu finissais emprisonnée ou tuée par l'empereur, elle ne te devrait plus d'argent, tout d'un coup. Est-ce que tu y as pensé ?"

Dani frappa sèchement la main qui reposait sur son bras.
"Tu es bien trop méfiant pour ton propre bien, Banni. Dors, et reprends des forces"
Elle resta au chevet de Rekk jusqu'à ce que ses yeux se ferment, et que sa respiration s'apaise. Il n'avait plus l'air si terrifiant, désormais. Elle le borda doucement, murmurant quelques mots près de son oreille, et il sourit dans son sommeil. Ce ne fut qu'une fois assurée qu'il dormait vraiment qu'elle se retourna vers les trois enfants, les mains sur les hanches.
"A nous, maintenant ! Je vais vous faire à manger, et vous allez me raconter tout. Tout, j'ai bien dit. N'oubliez rien. La vieille Dani veut tout savoir"
C'est ce qu'ils firent, autour d'une grosse marmite de soupe. Les mots venaient difficilement et maladroitement au début, mais au bout de quelques instants, ils se disputaient pour savoir qui allait raconter. L'excitation du combat remontait en eux et leurs yeux brillaient alors qu'ils racontaient comment ils avaient endormi les gardes et libéré le Koushite, puis s'étaient rendus compte que Rekk n'était pas là. Lorsqu'ils mentionnèrent le donjon, les yeux de Dani s'écarquillèrent.
"Mais vous êtes complètement fous, les enfants ! Le donjon ? La tour, là, qu'on voit de la ville ? Autant attaquer la chambre de l'empereur elle-même ! Comment est-ce que vous avez fait ?"
"Si vous nous laissiez continuer" protesta Malek, "peut-être qu'on pourrait vous expliquer"

Il prit la suite de l'histoire, et personne ne l'interrompit alors qu'il racontait le dernier combat de G'kaa et son sacrifice. Sa voix ne tremblait pas, alors qu'il racontait sa propre fuite. Dani ouvrit la bouche pour parler, mais Laath s'engouffra dans la brèche.
"Je crois qu'il était heureux, de mourir ainsi. Il avait un sourire radieux sur le visage lorsqu'il est tombé. Il se battait avec une grâce divine. Il parlait de danse. C'était vraiment ça. Un véritable ballet d'acier"
"Rekk chante, et G'kaa danse" grinça Dani, levant les yeux au ciel. "Les hommes. Il n'y a qu'eux pour inventer des expressions poétiques pour des choses qui ne le sont absolument pas. C'est du sang, et des boyaux, et de la merde qui se répand. Je ne comprends pas comment on peut y voir quelque chose d'artistique"
"Alors vous n'avez pas vu G'kaa cette nuit-là" fit Laath simplement. La grosse femme haussa un sourcil, mais ne protesta pas alors qu'il reprenait le fil de l'histoire.
Lorsque tout fut dit, elle resta silencieuse un instant. Malek se prit à retenir sa respiration. C'était rare, de voir cette bonne femme réfléchir à ce qu'elle allait dire. Allait-elle les féliciter ? Les réprimander d'avoir pris autant de risques ? Allait-elle se mettre à pleurer ? Ses yeux paraissaient humides, à les voir ainsi. Mais tout ce qu'elle finit par dire fut:
"Il faut vous reposer, vous aussi. Nina s'occupera de vous"
Et, aussi facilement que cela, le sommeil les emporta.

Lorsque Malek ouvrit enfin les yeux, il mit d'abord un peu de temps pour réaliser où il était. Plusieurs bandages couvraient ses bras et son front, pourtant, il n'avait pas le souvenir d'avoir été soigné à quelque moment que ce soit. De même, une assiette reposait près de son épaule, un reste de soupe froide dedans, mais il ne se rappelait pas avoir mangé quoi que ce soit. Pourtant, son estomac ne le faisait pas souffrir. Il se souleva sur un coude.
"Tu es réveillé ?" fit Dani. "Ca devient une habitude, de devoir te nourrir de force pendant ton sommeil. Prends garde à ce que je n'y prenne goût, un charmant jeune homme dans mes jupons !"
Il cilla. La grosse femme veillait au chevet de Rekk, mais elle s'était retournée au bruit qu'il avait fait en bougeant ses couvertures. Maintenant, elle se dirigeait vers lui.
"Les autres ?"
"Ils dorment encore. Tu as une sacrée endurance, je dois dire, pour te réveiller aussi vite"
Malek lança un regard ensommeillé vers l'ouverture de la caverne. Dehors, c'était la semi-obscurité. Le soleil n'avait visiblement pas encore fini de se lever.
"Combien de temps est-ce que j'ai dormi ? Une heure ?"
Dani éclata de rire, faisant s'agiter ses doubles mentons.
"Une heure ? Mais, pauvret, ça fait plus de treize heures que tu dors ! C'est bientôt la nuit, là !"
"La… nuit ?"
Alors, ce n'était pas l'aube, mais le crépuscule ? Malek avait du mal à le croire.
"Et Rekk, comment va-t-il ?"
"Nina lui a fait boire plusieurs potions censées l'aider à guérir, et a appliqué de nombreux bandages et compresses. Mais il lui faudra plus que du repos pour récupérer ses forces. Elle a dit qu'il ne serait pas totalement rétabli avant un mois. Un mois de repos complet.
"Un mois – mais il ne va jamais accepter !"
Dani serra les lèvres, l'air déterminé.
"Fais-moi confiance, je vais te me le faire accepter, ça ne va pas faire un pli"

Malek ne savait pas comment elle s'y était pris, mais Rekk ne se leva pas le lendemain. Allongé sur son lit, il reprenait lentement des forces. Il mangeait comme quatre, et faisait jouer des heures durant les doigts de ses mains, perdu dans ses pensées. Il ne parlait plus de ses projets, de guerre ou de vengeance. Il avait presque l'air sage, se laissant nourrir par Dani sans opposer la moindre résistance.
"Tu crois qu'il a renoncé ?" murmura Shareen, se serrant contre lui.
"Je ne sais pas. Je ne pense pas"
"Tu aimerais ?"
"Je n'en ai aucune idée" murmura-t-il. "Moi-même, je ne sais pas où aller, maintenant"
"Tu veux aller faire un tour en ville ? Je n'en peux plus, de rester ainsi enfermée dans cette grotte humide. Ca nous changera les idées"
"Je viens avec vous !" fit aussitôt Laath, et Malek dissimula une grimace. Ces derniers temps, il avait envie de rester plus longtemps seul avec Shareen. Il ne savait pas si c'était le fait d'avoir échappé à la mort, ou bien la récente prise d'assurance de la jeune fille, mais il se sentait inexplicablement attiré par elle. Il lui lança un regard de biais, et elle lui sourit.
"Je crois que je vais rester ici, finalement" marmotta le cambrioleur, surprenant l'échange de regard. "Le soleil, ça ne me ferait pas de bien. Je préfère l'obscurité. Oh, oui, l'obscurité" Il renifla et s'approcha de Dani, surveillant avec elle le repas de Rekk.
"Merci" murmura Malek, lui tapotant l'épaule.

Cela faisait deux jours qu'ils n'étaient pas sortis. Malek sentait tous ses muscles ankylosés, et il avait de nombreuses courbatures provenant de leur aventure de l'avant-veille. Lorsqu'il commença à marcher, avançant à grands pas pour suivre le rythme de la jeune fille, ses nombreux hématomes se rappelèrent à lui. Mais il serra les dents et les ignora. Rien n'aurait pu faire baisser son moral. Le soleil brillait, il était encore en vie, et il se promenait aux côtés d'une fille absolument charmante. Pas beaucoup de poitrine, certes mais, après tout, qui se souciait des formes ?
"Alors, finies les pensées pessimistes ?" demanda Shareen, souriant à pleines dents, alors qu'ils longeaient le Verdoyant. "Prêt à te dégourdir un peu les jambes en ville, et profiter enfin du soleil sur ta peau ?"
Il lui rendit son sourire. Il souriait toujours en s'avançant vers elle, et en posant ses mains sur ses épaules.
"Shareen…" murmura-t-il.
"Malek.." fit-elle. Ses lèvres s'entrouvrirent. Elle hurla, lorsqu'il la poussa à l'eau.
"Alors, comment cela fait, de recevoir un peu de son propre traitement ?" fit-il, riant, les poings sur les hanches. "Je t'avais dit que je me vengerai, n'est-ce pas ?"
"Malek, espèce d'immonde fils de pourceau, sors-moi de là !" gronda-t-elle, les yeux lançant des éclairs, alors qu'elle agitait les bras pour rester à la surface. L'eau était plus profonde, ici, et elle n'était pas très grande.
"Si je te tends la main, tu promets de ne pas me tirer dans l'eau ?" fit Malek, prudent.
"Je te le jure !"
Il s'approcha pour l'aider à revenir, mais elle s'accrocha à son pourpoint et le fit tomber, dans un torrent d'éclaboussures.
"J'ai menti !" rit-elle.
"Tu vas voir…" commença-t-il.
Et puis il ne dit plus rien, car sa bouche était sur la sienne, et elle l'embrassait à perdre haleine. Ca avait un goût de pêche, un goût de prune, un goût de fraise, un goût de myrtille, ça avait un goût de fruit, et il lui retourna son baiser, et il prit sa tête dans ses mains, et elle lui mordilla la lèvre, et ses mains trouvèrent ses seins, et ils n'étaient pas si petits, finalement.
Lorsqu'ils remontèrent enfin sur la berge, ils étaient trempés, mais heureux. Pour la première fois depuis deux mois, Malek riait, et Shareen lui faisait écho. Ils étaient jeunes, ils étaient en vie, et ils n'avaient certainement pas l'intention de penser à la suite. Ni maintenant, ni plus tard.
"Il faudrait peut-être qu'on aille en ville, quand même" observa Malek, alors qu'ils se séchaient.
"Tu trouves ? Tu en as vraiment envie ?"
"Ne serait-ce que pour trouver une auberge" fit innocemment le jeune homme.
Elle suivit le contour de sa mâchoire d'un doigt amusé, et lâcha un rire bref.
"Ne vas pas aussi vite en besogne, mon ami. Il va falloir me mériter, et je peux te dire que ça ne sera pas facile"
"Je tâcherai de me montrer à la hauteur" fit-il, sincère. Sa voix se chargea de regrets. "Alors, pas d'auberge aujourd'hui ?"
"Pas aujourd'hui. Mais tu devrais déjà apprécier le simple fait de nous promener ainsi, ensemble, sans que personne ne soit en danger, que personne n'ait besoin de notre aide, et que nous n'ayons pas à nous battre"
"Tu n'as pas tort…"

Le voyage prit un certain temps, au gré de leurs embrassades, mais ils finirent par atteindre les contreforts de la ville. Le soleil n'était pas très vigoureux, pourtant il avait suffi à sécher leurs vêtements. Malek éternua par deux fois.
"Si j'ai attrapé un rhume par ta faute…"
"Je serai aux petits soins pour toi, ne t'inquiète pas" fit-elle en riant. "C'est moi qui t'apporterai ta bouillie de céréales"
"Ah oui ? Tu me moucheras le nez ?"
"Ne sois pas aussi exigeant, pour un début"
"Tu vois bien que tu…"
"Silence !"
Il voulut répondre, vexé, mais ferma la bouche sans rien dire en observant son trouble. Elle s'était brusquement arrêtée, les yeux écarquillés, et toute couleur paraissait s'être retirée de son visage. Sa main crocheta son bras comme dans un rêve, et elle s'appuya sur lui, comme s'il était tout ce qui l'empêchait de tomber.
"Shareen ? Qu'est-ce qu'il se passe ?"
"Regarde…" murmura-t-elle d'une voix atone, pointant le doigt vers le mur d'une maison.
Malek plissa les yeux contre le soleil, observant l'endroit qu'elle lui désignait. Elle avait toujours eu une meilleure vue, et il ne distingua au début que quelques carrés de mauvais papier placardés sur le mur, ornés de dessins étranges. Il lui fallut avancer pour mieux détailler les panneaux, et sa respiration se bloqua.
"Non…" murmura-t-il.
"On dirait bien que les beaux jours sont finis" fit Shareen, récupérant lentement du choc.

Il y avait trois portraits, visiblement réalisés par un artiste de cour, le choix des couleurs fort aléatoire. Mais on reconnaissait sans peine le visage de Rekk, mangé par une barbe naissante, les yeux sombres et menaçants, le nez aquilin. De même, Malek était parfaitement représenté, les traits fins et délicats, le regard dans le vague. Une image de Shareen représentait le trio. L'artiste avait visiblement passé plus de temps sur son portrait, et on pouvait presque imaginer que le dessin allait prendre vie sous leurs yeux, tant les lèvres étaient charnues, le regard plein de vie. Une récompense de trente pièces d'or pour qui aidera à la capture de l'un quelconque de ces dangereux criminels, disait la légende. Recherchés morts ou vifs, précisait une note sous les portraits des deux hommes. Celui de Shareen se voyait épargné cette dernière précision.
"Qu'est-ce que c'est que ça" balbutia Malek, interloqué.
"Il faut qu'on file d'ici avant de nous faire remarquer. Vite !" lança Shareen. Elle avait vu les portraits en premier, elle fut donc la première à récupérer de la surprise et à se lancer en courant dans la direction par laquelle il était venu. Ignorant ses crampes et ses muscles douloureux, Malek la suivit. Toute pensée d'amour et de caresses lui étaient brutalement sorties de l'esprit. Ils ne s'arrêtèrent de courir qu'après dix bonnes minutes, lorsqu'un point de côté douloureux obligea Shareen à ralentir. Elle était essoufflée, les cheveux collés en plaque sur son front par la sueur. Malek ne valait guère mieux.
"C'est… impossible" murmura-t-elle entre deux halètements.
"C'est tout à fait possible, au contraire" fit Malek, reprenant lui aussi sa respiration. "On aurait même dû s'en douter. Il n'avait pas l'air très enclin à pardonner, le nouvel empereur. Je ne pense pas qu'il ait apprécié notre petite escapade dans son donjon"
Shareen gémit.
"Qu'est-ce qu'on va faire ? On ne peut pas rentrer en ville ! Tu te rends compte ? Trente pièces d'or par personne ? Pour une telle somme, n'importe qui nous dénoncera !"
"Oui" murmura sombrement Malek. "Je ne ferais même pas confiance à ma propre famille. Les coffres sont vides, et je vois bien mon père me vendre pour acheter un pardon impérial"
"Tu es injuste envers ton père, non ?"
"Non. C'est un lâche sans aucune volonté. Aaah, peu importe. Retournons à la caverne. Il faut prévenir les autres"
Shareen acquiesça.
"Heureusement, ils n'ont pas l'air de soupçonner l'existence de Laath et Dani"
"Oui, eh bien justement. J'espère que eux-mêmes ne chercheront pas à nous dénoncer"
"Mais tu deviens aussi méfiant que le Banni, ma parole !" fit la jeune fille, ulcérée. "Laath est un garçon charmant, qui a risqué sa vie pour nous aider et aider Rekk. Pareil pour Dani. Je ne les vois pas nous dénoncer"
"Bon, bon, d'accord" maugréa Malek.

Ce fut dans une ambiance bien plus lourde qu'ils rejoignirent la caverne. Ils avaient tant attendu de cette journée, et elle avait tellement bien commencé, que c'en était d'autant plus dur de devoir rentrer ainsi, les épaules basses, en apportant de mauvaises nouvelles. Malek tenta par deux fois de se rapprocher de la jeune fille, mais elle le repoussa fermement, les sourcils froncés. Il finit par hausser les épaules.
"Mieux vaut chercher à comprendre les Dieux que les femmes" murmura-t-il.
"Qu'est-ce que tu as dit ?" fit-elle, acide.
"Rien, rien. Je n'ai rien dit"
Lorsqu'ils arrivèrent dans la caverne, Rekk était debout pour la première fois. Il arborait une grimace stoïque alors qu'il bougeait doucement son épée, revoyant quelques mouvements de base. Laath le regardait avec attention, Dani avec fureur. La grosse femme avait certainement essayé de le maintenir au lit, mais le Banni ne l'avait pas entendu de cette oreille.
"Tiens ? Vous rentrez bien tôt" fit Rekk, un demi-sourire aux lèvres. "C'était bien la peine que Laath reste à s'ennuyer près de moi, si vous n'en avez pas profité"
Malek aurait bien rougi, si la situation n'avait pas été aussi préoccupante. En quelques mots, ils les mirent au courant. Laath pâlit, et Dani poussa un juron fort imaginatif, impliquant la copulation d'une déesse et d'un taureau. Rekk resta à les regarder sans ciller.
"Il fallait s'y attendre" murmura-t-il. "Vous avez eu de la chance de ne pas vous faire voir avant de repérer ces affiches. Vous ne vous êtes pas faits voir, n'est-ce pas ?"
"Non" firent-ils de concert, indignés.
"Parfait. Ca ne m'empêchera pas de vous demander de faire des tours de garde, désormais. Je prendrai le premier, puis ce sera à vous de jouer jusqu'au matin. Les nuits peuvent se révéler dangereuses. Demain, nous partirons pour Bertholdton"
"Pas question !" fit Dani, alors que Laath articulait: "Bertholdton ?" et que Shareen et Malek le regardaient d'un air stupide.
Il sourit froidement.
"Vous pouvez rester ici, si vous le voulez. Pour ma part, je ne vais pas risquer de mettre Dani en danger plus longtemps. Je n'ai plus besoin d'autant de sommeil, je me reposerai à dos de cheval. Ici, tout le monde risque la mort. A Château Bertholdton, nous serons en sécurité" Il grimaça. "Si jamais l'empereur me laisse arriver jusqu'à ma baronnie, je lui réserve quelques surprises désagréable. Nous partirons demain"
"C'est hors de question !" fit la grosse femme, furieuse. "Nina l'a clairement dit: il faut que tu te reposes. Tu ne partiras pas d'ici avant deux bonnes semaines, ou je ne m'appelle plus Dani !"
"Ce nom ne te convenait pas, de toute façon" sourit Rekk, avant de l'embrasser sur la joue. "Demain, nous partons pour le nord."
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