Chapitre X: Que d'intensité dramatique, sisi !

Répondre
Partager Rechercher
Voilà, dix jours, dix chapitres, ça me paraît une moyenne convenable
Désolé pour l'heure, j'étais plutôt occupé dans la journée... mais pour compenser le chapitre est très long.

Introduction
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX


« Je t’avais dit de te méfier, Semos. Ne me dis pas que je ne t’avais pas prévenu » Gundron suivit doucement, presque sensuellement, la courbe de la cicatrice qui lui mangeait le visage. « Il est ici, maintenant, et tes manigances n’ont servi à rien. Il est ici, et il va te tuer »
« Tais-toi ! Par les Dieux présents et à venir, tais-toi ! »
Semos releva la tête des papiers qu’il examinait. Il était livide. Savoir que Gundron avait raison ne faisait qu’empirer son énervement. Avec rage, il se leva, repoussant sa chaise, et marcha jusqu’à la fenêtre.
Ils étaient dans les appartements du maître de l’Académie, établis rituellement au plus haut de la grande tour. L’aube allait bientôt arriver, et les premières lueurs du soleil allaient percer par-dessus le Mont Epineux. C’était habituellement un spectacle magnifique, qui avait le don d’apaiser le cœur de Semos et de faire paraître ses soucis insignifiants. C’était un embrasement fascinant, un jeu d’ombres et de lumières, dont la répétition systématique, jour après jour, ne parvenait pas à priver de sa magie. Mais aujourd’hui, le maître de l’académie savait pertinemment que cette vision ne suffirait pas à lui vider l’esprit.
En contrebas, il pouvait déjà voir les lanternes et les torchères scintiller dans certaines rues, alors que les boulangers se mettaient au travail, que les coursiers et les valets couraient dans tous les sens, et que la ville se préparait à renaître pour la journée. Après les boulangers, ce seraient les fermiers qui envahiraient les marchés, avec des produits fraîchement cueillis, encore humides de la rosée du matin. Et puis les échoppes ouvriraient les unes après les autres, les avenues se rempliraient… et Rekk le Banni pousserait la porte de l’Académie.

« Oh, des blasphèmes, maintenant ? Faut-il que le puissant Semos soit perturbé, lui toujours si pieux » Gundron s’empara du papier que lisait son vis-à-vis, le parcourut rapidement, puis le jeta dans le feu. « Les chasseurs de primes ont échoué. Tu t’attendais à autre chose ? »
« C’est une antiquité. Il a plus de quarante ans ! Comment a-t-il pu se battre aussi facilement contre dix hommes ? Ca n’a aucun sens ! »
Gundron haussa les épaules.
« Le vieux lion a encore des dents ; le vieux démon a encore des griffes. Mais tu as vraiment accumulé les erreurs. On dit toujours qu’il vaut mieux faire les choses soi-même. Tu aurais dû prendre des hommes de confiance et l’attaquer à vingt contre un. Nul doute qu’un épéiste tel que toi aurait trouvé cette situation à ton avantage. Les dés pipés, tu te souviens ? »

Semos se retourna brutalement, furieux.
« Ca t’amuse, cette situation, n’est-ce pas ? Tu prends plaisir à voir Rekk se rapprocher, n’est-ce pas ? »
« Je dois dire que tout cela ne manque pas d’un certain piquant » confirma Gundron, plissant son unique oeil. « J’ai hâte de voir votre combat. Qui va vaincre, du jeune loup ou du vieil ours ? »
Semos rugit de colère.
« Personne, si je peux l’éviter. C’est toi qui m’a mis toutes ces idées dans la tête, mais rien ne serait arrivé si tu ne m’avait pas dit d’essayer d’empêcher cet homme de venir ici. Après tout, je n’avais rien fait de mal. Sa fille est morte, elle était dans mon académie, et alors ? Ce n’est pas moi qui l’ai tuée, ni personne que je connais, et c’est elle qui a fui dans la nuit. Qu’aurais-je pu faire ? » Il haussa les épaules. « Tu as beau me dire que ce Rekk est tel que sa légende le décrit, je ne pense pas qu’il aurait essayé de me tuer pour cela. Et s’il l’avait fait, j’aurais pu le dissuader d’une manière ou d’une autre. Tandis que maintenant, si jamais il apprend qui a envoyé ces chasseurs de primes à sa poursuite… »
« Oh, il sait » fit tranquillement Gundron. « Il sait, car tu es une des seules personnes qui était au courant de la parenté de Deria. Même s’il ne le sait pas, je pense qu’il s’en doute fortement »
Le maître de l’académie resta les bras ballants. Puis il pointa un doigt accusateur.
« Tu le savais depuis le début, n’est-ce pas ? Tu le savais, que j’enverrais des tueurs à sa recherche, et tu savais qu’il saurait que cela vient de moi ! Tu m’as manipulé, Gundron ! »
Gundron caressa de nouveau sa cicatrice, alors que son sourire ressurgissait.
« Si peu, Semos, si peu. Mais ce sera un véritable plaisir de le voir te trancher la gorge. Cela faisait longtemps que j’attendais ce moment » Il ricana. « Je pensais à le faire moi-même, mais voilà qu’un homme envoyé par la providence va faire le travail à ma place. Si je m’attendais à cela ! »
« Maudit… » cracha Semos, tirant son épée. Il allongea une botte vicieuse au vieil homme dans le même mouvement, mais Gundron dégaina également et parvint à bloquer d’un coup de poignet.
« Allons, allons, Semos. Conduisons-nous en adultes responsables. Que se passerait-il, crois-tu, si on trouve mon corps ici ? Ne sois pas ridicule, et rengaine ton arme » Il sourit finement. « Aussi plaisant que serait un duel… équitable… entre nous, je pense que le temps n’est pas venu »
Après un instant de réflexion, Semos remit son arme au fourreau, humilié. Gundron fit de même, avant de se diriger vers la porte.
« Bonne chance, Semos, mon ami de toujours. Peut-être nous reverrons-nous un jour. Pour ma part, je vais partir un temps hors des griffes de tes informateurs, pour éviter que tu ne me prennes comme bouc émissaire » Il hocha la tête. « Ce fut un plaisir ! »
Et, en un froissement de cape, il eut quitté la pièce.
Semos resta seul, les sourcils froncés, le front plissé, à regarder la porte se refermer.
« Va au diable ! » hurla-t-il finalement mais, à qui ce message s’adressait, il n’aurait pas su le dire.
Le silence de l’aube était presque angoissant. C’était le même silence particulier qu’avaient les veilles de bataille, alors que l’on savait le lendemain que l’on risquait de mourir pour une cause qui n’était pas la nôtre, que notre cotte de mailles ne suffirait pas à nous protéger contre une lance ennemie, et que l’on pourrait très bien ne pas revoir sa famille. C’était bien différent du silence qui régnait juste avant le combat, où l’adrénaline envahissait les corps et où la peur s’envolait soudainement.
Mais Semos n’avait entendu ces effets que dans les chansons. Jamais il n’avait vu un véritable combat. A vingt-six ans, il était beaucoup trop jeune pour avoir connu l’Empire dans son temps de conquête et, désormais, les régions étaient en paix. Il n’y avait plus beaucoup de causes pour lesquelles se battre, plus grand chose à faire.
Il tira son épée, soupirant doucement. Il n’avait pas voulu tout cela.

Depuis son plus jeune âge, tout le monde s’était extasié sur l’énergie et l’habileté qu’il mettait à se battre à l’épée. Il était l’héritier du Duc de Lion, et le duc n’était pas homme à laisser de telles capacités sommeiller. Il avait eu les meilleurs professeurs, et s’était battu en duel contre les combattants les plus renommés de l’Empire. Toujours, il gagnait les joutes et les combats dans l’arène. Il avait gagné tous les honneurs, ainsi, s’imposant dans l’entourage de l’Empereur, jusqu’au moment où, à vingt-cinq ans, après son combat victorieux contre Gundron, on lui avait demandé de prendre en charge la plus prestigieuse académie de combat de l’Empire.
Une telle ascension était stupéfiante, bien entendu. Il n’y avait pas de mal à piper un peu les cartes, lors de certains duels. Les gens étaient tellement sensibles, lorsqu’on touchait à leur famille. Ils étaient tellement malléables. Personne ne s’était encore plaint à l’Empereur ; ses hommes de main étaient partout, écoutaient tout, rapportaient tout, et tous les nobles savaient qu’il était sans pitié si on le contrariait.
Mais désormais, il était seul, et il avait peur. Soupirant, il alla à la fenêtre pour la fermer.
… et recula de stupéfaction alors qu’une main s’accrochait au rebord.

« Que… » balbutia-t-il.
Un bras suivit la main, puis une tête, et enfin la totalité du corps. En quelques secondes, le grimpeur se rétablit et pénétra dans la pièce. Semos tira son épée et recula d’un pas.
L’homme était dégingandé sans être grand, mince sans être maigre. Il portait des habits gris sombre qui se fondaient avec les premières lueurs du jour, et un manteau à capuche qui devait habituellement dissimuler son visage, mais dont le capuchon était présentement baissé. Il n’avait aucune arme visible. Il n’aurait jamais pu réussir une telle escalade, encombré d’une épée.
Avant de laisser à l’homme le temps de réagir, Semos lui mit sa lame sous la gorge.
« Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Expliquez-vous »
La tour principale de l’académie faisait plus de quatre-vingt pieds de hauteur, et on y trouvait peu d’aspérité. Cela relevait de l’impossible de parvenir à se hisser aussi haut. Semos n’avait pas l’intention de prendre le moindre risque avec un individu capable de réaliser un tel exploit.
Mais si l’intrus parut troublé de se voir ainsi menacé, il n’en montra rien. Ecartant les bras pour montrer qu’il ne portait aucune arme, il se fendit d’un grand sourire.
« Voyons, Maître Semos, ce ne sont pas des manières d’accueillir un ami. J’ai eu beaucoup de peine à vous rejoindre, et voilà comment vous m’accueillez ? »
« Je ne vous connais pas » fit Semos d’un ton froid « Je le répète, qui êtes-vous ? »
Ses pensées tourbillonnaient dans sa tête. La journée avait déjà été riche en événements, et maintenant, ça ! Un assassin emmené pour le tuer dans son lit, pensant qu’il dormirait ? Qui avait bien pu le commanditer ? Pas Gundron, certainement. Le vieux roublard savait pertinemment que Semos ne dormait pas. Mais alors, qui ?
« Mon nom est Eleon » fit l’homme sans se départir de son sourire. « Je suis un chasseur de primes, et je suis là pour vous aider »
Semos fronça les sourcils. Le nom lui était vaguement familier.
« Eleon, eh ? Et qu’est-ce qui vous donne l’autorisation de grimper à ma tour aussi familièrement, en pleine nuit ? » Il avança sa lame jusqu’à ce que la pointe chatouille la glotte de l’intrus. « Donnez moi une bonne raison, une seule, de ne pas vous trancher la gorge sur le champ ? »
« Pour ce qui est d’escalader la tour, j’ai bien demandé une audience avec vous, mais on ne me l’a pas accordée. Que pouvais-je faire d’autre ? Comme je vous l’ai dit, je suis là pour vous aider. Contre ce Rekk, je veux dire » Pour toute l’attention qu’il portait à l’épée, elle aurait aussi bien pu ne pas être là.
Semos resta un instant immobile, saisi.
« Tu es au courant de bien des choses, je trouve »
« Il est difficile de ne pas l’être, Maître Semos. Vos hommes sont plutôt bavards, ceux qui offrent des récompenses à travers toute la ville. Ce n’est peut-être pas la meilleure manière de garder le secret. Et puis… » Il sourit « Il se trouve que j’étais justement sous votre fenêtre lorsque vous avez eu cette discussion passionnante avec ce Gundron. Un homme intéressant, vous ne trouvez pas ? »
Semos balaya les paroles de l’homme d’un geste de la main.
« Tu parles trop, et tu souris trop, pour un honnête homme. Que tu sois au courant de tout ça me donne une raison de plus de te tuer, pas de te laisser en vie »
L’homme haussa un sourcil. Lorsqu’il parla, son débit était plus rapide, à la grande satisfaction du maître de l’académie. Les gens imperturbables finissaient par le fatiguer.
« Nous avons observé ce Rekk se battre, mon compagnon et moi. Nous pensons que nous pouvons le tuer, si tel est votre désir. Cela simplifierait beaucoup de problèmes, ne trouvez-vous pas ? »
Semos grogna.
« Pourquoi ne l’avez-vous pas fait plus tôt, alors, si vraiment vous pensez pouvoir le faire ? »
« Ah, mais c’est que la récompense n’était pas satisfaisante, cher maître. Dix pièces d’or ? Pour risquer notre vie contre un monstre comme lui ? Il vaut mieux que le risque en vaille la chandelle »
« Pah ! Je connais cent de vos pareils qui risqueraient leur vie pour cinq fois moins »
« Ah, mais la différence, c’est que nous n’échouerons pas. Maintenant, si vous vouliez bien retirer cette lame de mon cou, elle me rend nerveux »
« J’aime te voir nerveux » grinça Semos, mais il recula néanmoins son épée de quelques centimètres
« Bien » fit Eleon, satisfait. « Maintenant que nous avons passé le cap des présentations, parlons affaire. Combien de pièces d’or nous offrez-vous pour la tête de Rekk ? »
« Aucune » répondit Semos, haussant les épaules. « C’est bien trop tard maintenant pour tenter quoi que ce soit »
« Trop tard ? Comment ça ? » Eleon haussa un sourcil, perplexe.
« Il est dans la ville, maintenant. Et il est hébergé au palais. Tu as raté ta chance, chasseur de primes. Tu aurais pu gagner tes dix pièces d’or, mais maintenant il est trop tard »
Eleon ne se laissa pas démonter. Son sourire s’élargit même.
« J’ai peine à voir où est le problème. Comme je vous l’ai dit, pour une somme convenable, nous le tuerons. Le reste n’est que discussion et marchandage » Il hocha la tête. « S’il est hébergé au palais, alors cela veut dire qu’il a des relations haut placées. Intéressant. Cela va faire monter le prix »
Semos regarda l’homme d’un œil nouveau.
« Tu penses vraiment pouvoir le tuer ? Discrètement ? »
« Plus discrètement que vos tentatives précédentes ? Certainement » La voix d’Eleon était teintée de moqueries. « Mais la discrétion a un prix, elle aussi »
Semos rengaina son arme d’un geste décidé.
« Combien ? »
« Cent pièces d’or » annonça le chasseur de primes, tranquillement. Semos s’étrangla.
« Cent pièces d’or ? Tu es fou, chasseur ! Une telle somme pourrait t’acheter une belle maison avec un grand jardin ! »
« Mon rêve » confirma Eleon, sans que son sourire ne vacille. « Avec des saules pleureurs, j’adore les saules pleureurs. Ils me donnent une idée de l’éternité »
« Je ne te donnerai pas cent pièces d’or ! » hurla Semos, hors de lui.
« Alors vous mourrez »
La menace était à moitié voilée. Le Maître de l’Académie hésita, puis montra la chaise vide devant lui.
« Discutons » fit-il.
L’autre s’assit.
Le matin se levait à peine lorsque Rekk, Shareen et Malek sortirent du palais.
Rekk avait délaissé la soie et le velours pour le cuir bouilli de son armure. Il avait bouclé son ceinturon, attaché sa longue épée, et jeta sa vieille cape de peau de loup sur ses épaules. Le temps n’était pas particulièrement froid, dehors. La matinée était douce, sans un nuage, et l’on pouvait sentir dans l’air des promesses de printemps. Il n’en resserra pas moins son manteau autour de lui.
« Aujourd’hui, je tue » murmura-t-il.
Shareen et Malek n’étaient pas d’humeur aussi belliqueuse. La nuit avait été courte, et Rekk avait insisté pour leur donner son premier cours d’escrime, plusieurs heures de suite. Le résultat n’était pas beau à regarder. Malek avait la lèvre inférieure éclatée, et plusieurs hématomes couvraient son visage. Shareen avait mal aux côtes, et du sang séchait sur sa joue gauche, là où le bambou de l’épée d’entraînement avait ripé. Rekk ne s’était certainement pas retenu.

Mais, malgré sa fatigue et la douleur qu’elle ressentait dans tous ses muscles, la jeune fille était heureuse.
« Je ne serai plus jamais une victime » se promit-elle. La souffrance qu’elle ressentait en ce moment était une souffrance agréable, car elle la ressentait comme une épreuve initiatique, comme quelque chose d’inévitable, qui lui permettrait enfin de contrôler sa vie.

Depuis qu’elle était née, il lui semblait qu’elle n’avait fait que suivre et subir. Subir le sort des orphelines, abandonnée dans la rue à sa naissance. Suivre les cours de l’orphelinat, puis être envoyée dans l’Académie pour se prostituer, et subir cela, encore. Suivre Deria dans ses rébellions, puis suivre Rekk, puis… Mais sa vie allait lui appartenir, à partir de maintenant. Elle toucha doucement l’épée qu’elle portait. Grâce à cela, je serai invulnérable !

« Où allons-nous, exactement ? » bailla Malek. Il avait moins bien supporté la leçon qu’elle. Convaincu d’être un bon escrimeur, les commentaires acerbes de Rekk avaient complètement détruit sa confiance en soi. Il avait tenté toutes les astuces qu’il connaissait, toutes les techniques qu’il avait apprises, il s’était lancé contre Rekk de toute sa fougue mais celui-ci, à mains nues, lui avait prouvé qu’il y avait toujours quelqu’un de supérieur. De bien supérieur. Shareen sourit discrètement. Un peu d’humilité ne ferait pas de mal au jeune homme. Voilà quel était le prix de s’en prendre à un Dieu.
« Nous allons dans le Centre Ville » répondit Rekk sans ralentir le pas.
« Pour venger Deria ? »
« Pour trouver quelqu’un qui pourra nous donner quelques informations » Rekk haussa les épaules, le visage fermé. « Cela fait près de deux mois que les événements ont eu lieu. Personne ne se souviendra de la mort d’une jeune fille si nous cherchons au hasard. Je suppose que ce genre de mort est hélas assez commun »
« Mais alors ? »
« Alors j’avais de nombreux contacts dans le Centre Ville. Je ne suis pas sûr qu’ils seront ravis de me voir, mais c’est par là que j’ai l’intention de commencer. La seule chose qui m’inquiète, c’est que je ne suis pas sûr de les retrouver. Les hommes que je cherche sont comme des rats. Ils puent comme eux, et ils se cachent comme eux. » Il plissa le nez. « Sans compter qu’en quinze ans, les choses changent beaucoup. La plupart de ceux que je connaissais ont dû finir dans une allée sombre, un couteau dans le dos »
« Mmh mmh » fit Shareen. Elle cherchait depuis un moment à se souvenir de quelque chose qu’avait dit Rekk, à un moment. Brusquement, elle se souvenait. « Lorsque nous sommes rentrés à Musheim, vous nous avez dit que vous étiez Maître de la Garde, à une époque ? » Rekk se tendit. « Champion de Justice, également ? »

Le Banni ne répondit pas. Ils marchèrent ainsi en silence pendant plus de cinq minutes. Le soleil était maintenant tout à fait levé, et les rues s’encombraient au fur et à mesure de milliers de travailleurs, de camelots, de marchands et d’acheteurs de tous poils. Les étalages se montaient alors que les paysans arrivaient de la province environnante, et il devint rapidement difficile d’avancer.

« C’était il y a très longtemps » finit-il par dire. « Et ça n’a plus tellement d’importance maintenant mais, oui, j’étais Maître de la Garde pendant quelques années » Il haussa les épaules. « J’ai fait de Musheim une cité sûre, dans laquelle il était agréable de se promener. Il n’y avait plus de meurtres, et très peu de vols. Le commerce était florissant… » Il avait les yeux dans le vide. « Mais tous ce dont les gens se souviennent dans les chansons, ce sont les méthodes que j’ai employé »
« Quelles méthodes ? » s’enquit Shareen, connaissant d’avance la réponse.
« Les techniques habituelles. J’ai tué tous les gens que l’on suspectait de viol. J’ai pendu ceux que l’on trouvait à voler. Je tuais leur famille sous leurs yeux, aussi » Il eut l’air amusé « Le nombre de dénonciations de brigands par leurs propres parents a augmenté de manière impressionnante, une fois qu’ils surent que cela leur permettrait d’avoir la vie sauve.
Malek leva des yeux outrés.
« Mais il devait y avoir des innocents, dans le tas ! Des erreurs, des dénonciations ? Et puis… pendre des voleurs ? Un morceau de pain vaut-il une vie ? »
Rekk haussa les épaules.
« Ce ne sont pas mes problèmes. On m’a demandé de rétablir l’ordre, et c’est ce que j’ai fait. Comme dans toute guerre, il y a des victimes »
« C’est répugnant » cracha Malek. « Parfois, j’oublie qui vous êtes réellement. J’oublie ce que l’on dit de vous, et je me mets à penser que vous avez un bon fond. Et tout d’un coup, vous dites des choses comme ça ! »

Avoir retrouvé sa famille et son titre rendaient Malek plus courageux, semblait-il. Shareen regarda le jeune homme un instant, puis se tourna vers Rekk, attendant l’explosion de colère qui n’allait pas manquer d’arriver. Cependant, le Banni restait calme et composé.
« Pense ce que tu veux, gamin. Pense ce que tu veux. Ah, nous arrivons dans le centre ville ! »

Shareen n’avait pas besoin de lui demander comment il le savait, lui qui n’avait pas mis les pieds ici depuis près de quinze ans. La coupure était vraiment très nette. D’un côté, on avait des échoppes noires de monde, de la vie, des maisons en bon état et des casques coniques de gardes visibles au-dessus de la foule. De l’autre, les rues se changeaient en ruelles boueuses et sales, les maisons tombaient en ruine, et les gens se faisaient rare. Machinalement, Shareen mit la main à son épée.

« Je ne suis jamais allée ici, jamais de ma vie. On dit vraiment que c’est un quartier dangereux. Que se passera-t-il si jamais on nous agresse ? »
« Le preux redresseur de torts abattra la vermine de son épée étincelante, qui détermine les coupables des innocents ! » persifla Malek. Mais s’il avait espéré froisser Rekk, ce fut peine perdue. L’homme hocha la tête, prenant ce qu’il venait de dire au premier degré.
« Exactement. Mais je ne crois pas que ce soit nécessaire. Les brigands sont rarement des lève-tôt »
De fait, les rues semblaient réellement aussi désertes qu’elles avaient paru au premier abord. Ce n’était pas particulièrement rassurant. Shareen se rapprocha instinctivement de Rekk.

Il ne fallut pas plus de cinq minutes pour atteindre l’endroit que le Banni recherchait. Il arbora un sourire satisfait alors qu’ils s’arrêtaient devant une petite maison identique aux autres.
« C’est là » fit-il.
L’endroit ne payait pas de mine pourtant, terne et humide comme le reste du voisinage. Il régnait une atmosphère de saleté presque palpable, et une odeur d’urine âcre. Rekk ouvrit la porte sans frapper, puis s’introduisit dans la maison sans un regard en arrière. Il tira néanmoins son épée. Shareen et Malek firent de même derrière lui.
« Dani ! » cria Rekk alors qu’il rentrait dans la première pièce. « Ohe, Dani ? »
Seul le silence lui répondit. Pourtant, quelqu’un vivait clairement ici. La poussière et la saleté, omniprésentes à l’extérieur, semblaient disparaître une fois le perron franchi. Quelqu’un tenait cette maison avec amour malgré sa localisation, c’était évident. Il y avait peu de meubles, mais tous étaient propres également, et quelques bibelots traînaient dessus.
« Dani ! » répéta Rekk, haussant encore la voix.
« Puis-je savoir ce que vous faites à répandre de la boue dans ma maison ? »
La voix était digne et profonde, pas le moins du monde effrayée. Si jamais la femme qui venait d’apparaître était surprise de voir arriver trois personnes armées dans sa demeure, elle ne le montrait pas. Elle était grande, avec des épaules de bûcheron et la voix qui allait avec. Elle portait un tablier de cuisine, et la farine qui maculait ses doigts prouvait qu’on venait probablement de la déranger alors qu’elle faisait cuire le pain. Mais elle tenait une arbalète dans ses mains en ce moment, et le carreau visait clairement Rekk.
« Dani ? » fit-il, hésitant.
« Dani, c’est moi. Mais je ne me souviens pas d’une foutue tête de coq comme la tienne, et pourtant j’ai une bonne mémoire. Alors tu vas me dire pourquoi tu amènes tes bottes sales ici, ou je te cloue contre le mur d’en face, et je me sers de tes testicules pour recharger mon arbalète ! » Elle gesticula en direction des deux jeunes gens. « Quant à vous, mes mignons, vous seriez bien mieux à vous embrasser sous un porche plutôt que de rentrer comme ça dans la maison des gens. Peut-être que quand j’en aurai fini avec le vieux, là, je m’ocuperai de vous pour vous apprendre à ne pas faire de bêtises ! »
Rekk avait ouvert trois fois la bouche pour parler, mais autant tenter d’arrêter une avalanche. Il finit par soupirer et attendre tranquillement la fin du discours.
« Tu n’as pas tellement changé, Dani ! » fit-il enfin, souriant. « Un peu vieilli, un peu grossi, mais toujours le même tempérament de cochon ! »

La femme ouvrit la bouche, furieuse, mais soudain ses yeux s’étrécirent.
« Rekk ? Rekk, c’est toi ? » Elle éclata de rire. « J’en suis sûr, c’est bien toi. Tu as toujours su parler aux femmes, et ça non plus, ça n’a pas changé ! Eh oui, j’ai grossi, c’est l’âge. Tu n’es pas trop mal, par contre, toi ! Ca te va bien, ces cheveux gris ! » Elle abaissa l’arbalète comme si l’affaire était réglée. Avoir le Démon Cornu, le Faiseur de Veuves, dans son appartement, ne semblait pas la troubler outre mesure. « Si tu es venu jusqu’ici après autant de temps, c’est que tu as pas mal de choses à me dire, je pense. Et qui sont ces gredins qui se cachent derrière toi ? Tes enfants ? » Elle pointa un doigt épais comme une saucisse vers Shareen. « Ca serait Deria, alors ? C’est que ça pousse, hein, quand on ne regarde pas ! Eh bien quoi ! Qu’est-ce que tu as, à me regarder avec ces yeux stupéfaits, petite ! Ton père ne t’a rien appris, on dirait ! »
« Il va falloir qu’on parle, Dani » fit Rekk, les yeux baissés. Il avait l’air plus humble qu’il ne l’avait jamais été. « Beaucoup de choses se sont passés, et j’ai besoin de toi. Ma fille… est morte »
Le sourire glissa du visage de la femme comme une truite dans une rivière. La peau pendait de ses joues alors qu’une véritable tristesse semblait l’envahir. L’arbalète tomba de ses mains.
« La petite ? Morte ? Comment donc, mais comment ça ? Quand ça ? Non, ne réponds pas, je vais amener un peu de thé et nous allons discuter et vous allez pouvoir tout me raconter. Ne restez pas là la bouche ouverte, les enfants, asseyez-vous, j’arrive dans quelques minutes »
Plutôt que quelques minutes, il s’agissait véritablement de l’affaire de quelques secondes. Malek et Shareen n’avaient pas plus tôt pris place, échangeant des regards stupéfaits, qu’elle revenait déjà, chaloupant sur ses grosses hanches, portant un plateau et quelques tasses.
« C’est du thé des îles de Mordagg, le meilleur qui puisse se faire » fit-elle en claquant de la langue avec satisfaction. « Enfin, moins bon que celui qu’on trouve à Koush, mais mon réseau ne s’étend pas jusque là. La contrebande, ca reste dangereux, même maintenant que ce n’est plus toi qui nous surveille » Elle éclata de rire, alors que Rekk baissait la tête, gêné. « Enfin, les gars sont toujours là, et ce n’est pas demain que la vieille Deni se fera attraper, ça non ! » Aussi vite qu’elle avait ri, elle se renfrogna. « Tu me disais que ta petite était morte ? »
Le Banni hocha la tête.
« Elle est morte ici même, il y a deux mois environ. Mutilée et violée, retrouvée dans le canal »
La consternation envahit les traits de la grosse femme. Ses mains se mirent à trembler, et quelques goutes de thé se répandirent sur la table. En hâte, elle reposa la théière.
« Ici, à Musheim, hein ? Tuée et violée ? » Elle entreprit de nettoyer les tâches qu’elle venait de faire à grands coups de tablier. « C’est terrible, ça, terrible. C’est la pire manière de partir, ça. Si jamais je voulais mourir, ce serait avec un carreau dans le cœur, ça oui, ça c’est propre. Mais là… la pauvre petite… » Soudain, une étincelle de compréhension passa dans son regard. « Ah, mais je comprends ! Tu es là pour la venger, la petiote ! Pour essayer de retrouver le fils de catin qui a fait ça ! J’ai raison, hein ! Je te connais bien, va !
« Oui, j’ai bien l’intention de le retrouver, et de l’éviscérer » fit Rekk calmement. « Mais pour ça, j’aurai besoin de tes informations. Toi, mieux que quiconque, sais ce qui se passe dans la ville. Tu étais formidable, il y a quinze ans ! Et aujourd’hui… »
Dani hocha la tête tristement.
« Je verrai ce que je peux faire, mais la vieille Dani n’est pas toute-puissante. Une jeune fille disparue il y a deux mois ! Dieu Cornu, mais il y en a une qui disparaît presque toutes les semaines, en ce moment ! Ca ne sera pas facile de trouver quoi que ce soit ! C’est d’ailleurs surprenant, maintenant que j’y pense. J’ai entendu dire… »

Avec un craquement sec, la porte vola en éclats, projetant des morceaux de bois dans toute la pièce. C’avait été une solide porte, de bon chêne robuste, près d’un pouce d’épaisseur. Pourtant, elle avait explosé comme un mur de paille séchée.
Un homme s’introduisit dans la maison d’un pas tranquille. Il était grand, il était fort, et il portait une épée aussi grande que lui dans les mains.
« Il est temps, Rekk. Temps pour toi de mourir. Temps pour moi de m'enrichir.»
Citation :
Provient du message de Grenouillebleue
Merci beaucoup à tous
Ca n'est jamais facile d'écrire, et si je tiens ce rythme, c'est grâce à ces encouragements !




LA SUIIIIIIITEUUUUUUH !!!

fais toi editer, tu feras fortune.

Ekios futur campeur de librairie pour se faire singer un totografe
Ah ! On retrouve une fin digne des premières fins de chapitres

(enfin, vu la situation, je pense voir les 2 mercenaires manger la poussière rapidement... )
Répondre

Connectés sur ce fil

 
1 connecté (0 membre et 1 invité) Afficher la liste détaillée des connectés