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J'ai reçu cet article d'un ami pigiste qui vit aux U.S.A. Le journal, que je ne nommerai pas pour des raisons évidentes, lui avait commandé un papier il y a un mois. Cette semaine, on lui a fait comprendre qu'il pouvait se le mettre sur l'oreille et se le fumer plus tard. Motif invoqué : parler de la criminalité aujourd'hui dans la presse républicaine est un acte incivique. Comme quoi tout change... L'article était en anglais, il l'a réécrit en français et m'a autorisé à le poster ici.
Note : la note en bas de page est de moi : je doute que beaucoup de Français connaissent le père Mather.
Plus de neuf cent disparitions, suicides, accès de démence et meurtres insolubles. Au cœur de la très puritaine Nouvelle-Angleterre, Arkham fait l’effet d’un cafard dans un cheeseburger. Quand Howard P. Lovecraft écrit l’histoire de la ville dans les années trente, les traditions d’horreur et de folie qui la hantent déclenchent une curiosité frénétique dans tout le Massachusetts. Refuge des sorcières de Salem, siège de sectes démoniaques, haut-lieu de recherches occultes, Arkham a tout pour fasciner.
L’intérêt morbide pour ses ruelles pavées et ses toits en croupe abritant on ne sait quelles abominations culmine dans les années soixante, puis retombe peu à peu. Cinéma, bande dessinée, télévision, romans, Satan est partout. Et donc nulle part. Omniprésent, il est devenu vulgaire, et les livres de Lovecraft commencent à rejoindre le rayon fiction dans les librairies. Mais au bureau de Statistique Criminelle de Boston, les visages consternés qui accompagnent l’examen des bilans annuels révèlent une réalité oubliée : Arkham est toujours le cauchemar absolu des officiers de police en attente de mutation.
Cauchemar bien tangible, car la ville que Lovecraft qualifiait d’immuable a peu changé. Les industries y sont rares et la seule ressource locale est la peur, peu cotée à Wall Street. Traversée par le Miskatonic aux eaux fangeuses, implantée de façon quasi-médiévale, mal éclairée, Arkham est à elle seule un Disneyworld de l’innommable. Les seuls efforts de rénovation s’étant portés sur le sud de la ville, autour de l’université de Miskatonic. C’est là que se joue encore l’avenir de la ville qui fut un des centres culturels du Massachusetts. Chaque année, plusieurs milliers d’étudiants viennent y écouter certains des plus éminents professeurs du pays et préparer des doctorats d’alchimie ou de métaphysique médiévale, matières que seule Miskatonic dispense aujourd’hui.
Effervescence artificielle, pourtant, affirment les enseignants : « Ils s’attendent à des cours de démonologie appliquée. C’est tout ce qui les intéresse », laisse tomber le professeur Henry W. Akeley. Beaucoup retournent à Providence ou Boston en cours d’année » admet Joseph Curwen, théologien réputé. « Sans parler de tous ceux qui ne s’inscrivent que pour l’accès à notre fond d’ouvrages anciens » ajoute-t-il, amer.
Car les livres rares se bousculent à la bibliothèque Miskatonic. Des ouvrages sulfureux rescapés d’autodafés, pour lesquels des amateurs paieraient cher : les Manuscrits Pnakotiques, le livre d’Eibon, l’Unaussprechlichen Kulten de von Juntz. Et surtout le terrible Necronomicon, écrit vers 730 par l’arabe Abdul Alhazred. Mais pas touche. Depuis cinquante ans, ces ouvrages ésotériques sont devenus plus difficiles à consulter que les archives de la Maison Blanche, et bien peu ont pu vérifier de visu si les incantations du Nécronomicon peuvent réellement faire revenir Yog-Sothoth sur terre.
« Nous recevons des centaines de lettres par mois. Certains nous demandent même des photocopies ! Wilbur F. Whateley, bibliothécaire, est indigné : « D’autres signent avec leur sang, ou nous menacent de possession si nous n’accédons pas à leurs désirs. » Les étudiants ? « Débauchés. Ils pensent qu’une heure dans la section livres anciens va leur donner tous les pouvoirs. « L’interdit qui pèse toujours sur ces livres mythiques n’a pour lui aucune origine maléfique : « Ce sont des ouvrages d’un importance historique considérable, c’est tout. Notre bibliothèque est la seule à les posséder. Depuis cette publicité indécente qu’a fait Mr Lovecraft dans les années trente, six des sept exemplaires connus du Nécronomicon, pour ne citer que lui, ont disparu. Le nôtre est sous clé et le restera. »
Dans une aile rénovée, des étudiants se hâtent vers leur prochain cours. Jeans et baskets, difficile ici de penser que Miskatonic n’est pas un campus comme les autres : « La vérité est qu’ils n’ont plus un seul fichu bouquin ». Dave Stewart, barbe en pointe et tee-shirt « the devil with us », suit des cours de sanskrit : « C’est la C.I.A. qui a mis la main dessus », ajoute-t-il, conspirateur. L’évocation du taux de criminalité d’Arkham le rend plus évasif : « Il se passe des tas de choses, c’est sûr. Mais rien au grand jour. Sans le Dagon’s Club, cette ville serait mortelle. Au figuré, je veux dire. »
Le Dagon’s Club a investi la cave d’une masure de Crane Street. Dans un décor de train fantôme, d’inquiétantes statuettes observent de leurs orbites vides les étudiants venus y boire un cocktail « Shub-Niggurath » ou caler un petit creux avec une coupe « Cthulhu ». Bob Swaim, maître des lieux, fait irrésistiblement penser à un Hell’s Angel rangé des motos. Son expression débonnaire contraste pourtant avec ses tatouages, son ventre proéminent et son attirail ésotérico-nazi. Son club, considéré par toute la ville comme un blasphème et un lieu d’orgies, est bondé vers 19 heures : « Les jeunes viennent ici pour s’amuser, c’est tout », hurle-t-il pour couvrir les quatre cent watts de la sono qui débite du heavy métal en boucle. « Il ne se passe rien à Arkham. Si je fermais boutique, la moitié des étudiants rentreraient chez eux ». Objet presque chaque mois d’un sermon du révérend Père Gilman, Bob reste pragmatique : « Cette boite rapporte beaucoup d’argent. Et je veux bien être damné si l’argent n’est pas plus sacré qu’une tribu de divinités aux noms biscornus ! »
Tout au bout de Lich Street, dans sa petite église de Bayfriars, le R.P. Gilman s’enflamme et manie l’anathème comme d’autres l’ostensoir : « Un prétexte à débauches, voilà ce qu’est devenue cette ville. Arkham est aussi démoniaque qu’il y a quatre siècles et personne ne bouge. Les responsables ? « Tous ! Tous sont complices ! L’université fait semblant de ne rien voir, les élèves sont dépravés au dernier degré, les habitants se taisent, les autorités font ce qu'elles peuvent, c'est-à-dire rien. De toutes façons, la mairie a trop peur du scandale pour laisser une enquête aller à son terme. » Le R.P. Gilman n’a aucune hésitation sur les moyens à employer : « Il faut rallumer les bûchers, assainir cette ville impie. Si le Révérend Mather * revenait aujourd’hui, c’est ce qu’il ferait. »
A la mairie d’Arkham, on est évidemment plus modéré. Même si l’attentisme laisse transparaître une inquiétude réelle : « Cette ville a un passé difficile à assumer » affirme Ronald S. Slater, maire d’Arkham depuis dix-sept ans. « Nous travaillons à faire oublier ce passé, en particulier par les travaux de rénovation au sud de la ville ; mais les vieilles rivalités et les superstitions ne peuvent disparaître comme par enchantement. » Quand on lui fait remarquer que de nombreux habitants disparaissent, eux, comme par enchantement, le maire de la ville la plus redoutable du Massachusetts a du mal à garder son calme : « Il n’y a aucun mystère ici. Notre police dispose de moyens dérisoires. Mes demandes de subventions attendent depuis cinq ans sur le bureau du gouverneur. Arkham est une ville très dure où la loi du silence prime plus qu’ailleurs. Imaginez le travail que représente une enquête quand personne, pas même les proches de la victime, n’accepte de témoigner. Il faudrait tripler les effectifs de la police et interdire les journaux à scandales qui entretiennent cette psychose d’état de siège. Il y a à Arkham un asile et une prison, comme partout ailleurs. Ni plus, ni moins. »
John D. Merchewitz, rédacteur en chef de l’Arkham Advertiser, ricane « Un asile et une prison, comme partout ? C’est vrai. Mais ici, l’asile est plein à craquer et la prison est vide ! Il faut une sacrée dose de culot pour comparer Arkham à n’importe quelle ville de l’état ». John, petit-fils d’immigrés hongrois, arrive à Arkham en 1963. « Le journal battait de l’aile. Ce n’était ni plus ni moins que la gazette de la mairie. Tout juste s’ils mentionnaient un fait divers de temps à autres. « Flairant l’opportunité, il va trouver l’éditeur Arkham House, alors en plein essor. « C’est l’époque où Lovecraft devenait célèbre. Ils n’en finissaient plus d’envoyer leurs bouquins aux quatre coins du monde. »
John convainc rapidement August Derleth de la nécessité d’un journal indépendant à Arkham. « Deux mois plus tard, nous avions racheté l’Arkham Advertiser et le tirage doublait » se souvient-il. « La mairie ne l’a jamais digéré. Ils ont essayé tous les moyens de pression pour nous faire taire ». La diatribe du maire le rend sarcastique : « C’est son speech préféré. Pour lui, les cinq cadavres de nouveau-nés que l’on a retrouvé il y a trois semaines méritaient à peine un entrefilet. C’était le lendemain de la nuit de Walpurgis, et chaque année c’est l’hécatombe. On retrouve des corps toute l’année, d’ailleurs. Et pas toujours entiers. Les suicides sont aussi nombreux que dans une colonie de samouraïs et je ne parle même pas de tous ces types qui commencent par avoir des visions et deviennent cinglés en quelques mois. Même si le nombre baisse depuis que le vieux Whateley a cadenassé son rayon grimoires. Livres précieux, ils disent. La vérité, c’est que le livre d’Eibon ou le Nécromicon ont failli obliger le maire à faire agrandir le cimetière. »
Une situation désespérée ? « Je ne sais pas », avoue-t-il. Il faudrait étudier Lovecraft plus sérieusement. De tous ceux qui ont consulté les livres maudits, il est le seul à avoir gardé toute sa tête, ou presque. Il y a cette phrase du Necronomicon, dans The Tomb : « Dans sa demeure de R’Lieh la morte, Cthulhu rêve et attend. » La seule chose dont je sois sûr, c’est que Cthulhu n’attendra pas éternellement. Et s’il est un endroit au monde où il peut s’éveiller, c’est bien ici. A Arkham.
* Le R.P. Cotton Mather fut l’instigateur du procès de Salem en 1692. Plusieurs dizaines d’hommes et de femmes furent torturés, dix-neuf furent pendus
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