et le coin détente? (#11)

Répondre
Partager Rechercher
Hélas Alice (2)



Et ce matin-là – 7h15, RER A – un type monte à une station et s’assoit face à Alice qui reste plongée dans son Télé-Star. La rame repart.

_____________

Le type se tenait raide, dos droit contre le siège, visage fixe devant lui, doigts croisées sur un mystérieux étui fin, long et cylindrique. Un étui pour flûte traversière ? Drôle d’objet. Le type aussi était bizarre. C’était un grand mec dans les trente-cinq ans, un visage de banlieue encore empreint de sommeil, des lèvres fines, livides, et des yeux gris sous les sourcils d’un roux pâle. Il portait un blouson de popeline bleu clair. Sa tête oscillait légèrement au rythme des bogies, sous le frottement des rails. Elle n’avait pas levé le visage. Elle ne lui avait prêté aucune attention, plongée dans la tiédeur aigre-douce du plastique et du métal de la voiture, concentrée – hors du train – sur ses photos de stars papier fluo. Le RER crissait sous terre quand les yeux gris du type s’accrochèrent soudain sur elle.

Il la fixait, d’un regard impassible, impavide, figé dans sa raideur. Les paupières lui tombaient à-demi, lourdes et bombées sur l’iris délavé entre les cils couleur de paille. Un regard lisse qui glissait sur Alice, un regard gris et sans lumière. Un regard qui, lentement, s’étalait sur sa peau comme de l’huile. Un regard qui lui léchait le corps, sans émotion, la dénudant comme un objet. Un regard qui suintait sur la peau blanche d’Alice, qui rampait comme un mollusque sur le front lisse, puis descendait, visqueux, le long du cou. Un regard qui suivait en silence la courbe de la gorge, puis descendait, baveux, à la naissance des seins sous le décolleté, soupesant les courbes, examinant la peau et la chair, s’insinuant à travers le tissu. Un regard qui se lovait, gluant, sous le vêtement et descendait encore, sur le ventre, puis plus bas sur les genoux d’Alice, rampant et s’enfonçant en couleuvre sous le voile du collant, larvaire entre les cuisses, glaireux au creux de l’aine.

Elle releva brusquement les yeux, comme alertée par la violence, et croisa en répulsion ce regard vide qui la palpait comme un boucher triture la viande. Les yeux gris soutenaient son regard à elle, sans ciller. Il afficha un sourire satisfait, un instant plus tard, lorsqu’il détourna enfin son visage. Elle fut prise d’un haut-le-cœur, d’une envie de vomir sur les pylônes et les potences électriques noires qui passaient contre la vitre dans le bruit des rails. Elle alla simplement s’asseoir en silence deux rangées de sièges plus loin. Il tourna le visage pour la suivre, reniflant à plein nez son odeur et son parfum pas cher, dans une dernière tentative de viol.

_____________

Quarante minutes plus tard, elle patientait avec la horde molle des banlieusards agglutinés au pied de l’escalier mécanique, dans une station de la ligne 8 quelque part à Créteil. Elle était là, serrée dans l’entonnoir compact de la foule au bas de la montée – un pas avant – une seconde sur place – un pas – une seconde. Une procession. Tête baissée ou regard perdu sur les carreaux de faïence blanche aux murs, chacun suffoquait de l’odeur des autres et évaluait en silence la distance qui restait avant d’atteindre l’escalateur libérateur. Elle posa le pied sur la marche de fer qui se dépliait à la chaine. Elle montait immobile, la main posée sur la rampe de caoutchouc qui montait avec elle, bien calée sur le côté droit de l’escalier roulant, laissant libre la partie gauche, obéissant ainsi comme chaque passager, à une coutume implicite absente des règlements de la RATP : côté droit file lente, côté gauche pour les gens pressés. Une convention tacite pour le stress à deux vitesses. Un homme passa près d’elle sur la gauche, grimpant quatre à quatre les marches. Peur du retard par peur du chef. En vis-à-vis, un escalier jumeau glissait en descente, charriant ses passagers anonymes vers le ventre de la ville.

Air libre enfin, fraîcheur piquante, pour un court instant avant sa journée de caissière à l’hypermarché. La masse de l’hyper se cachait juste là, derrière les panneaux de publicité géants du centre commercial – Avec Carrefour je positive. Elle poussa une porte de service contrôlée par un gardien de nuit, doberman-muselière au pied et talkie-walkie à la ceinture. Couloir, puis vestiaire pour dames – Salut Alice – Salut Christelle – Bonjour madame Andréa – madame Andréa était plus âgée, elle était mariée et mère de deux enfants, elle n’osait pas la tutoyer. Blouses bleues rayées de blanc, uniformes de caissières, on se préparait en silence dans le vestiaire. Il était 8h10, ça ouvrirait dans une vingtaine de minutes. Juste le temps de sortir derrière l’entrepôt fumer une cigarette éphémère.

Elle avait comme une miette de pain dans la gorge, un morceau d’angoisse qui venait chaque matin avant le turbin. Elle n’avait jamais su pourquoi. Peut-être l’idée du temps immense et désertique, l’image de la caisse bientôt devant elle, le tabouret réglable sur lequel elle s’assoira pour sept heures non-stop, à peine le droit d’aller aux toilettes. Peut-être l’idée du premier client, du premier code-barres, celui qui marquera le top-départ. Sept heures à s’esquinter à tirer les boîtes de conserve et les paquets de nouilles. Presque une tonne par journée. Derrière la caisse et devant les dix-mille mètres carrés de l’hyper. En ligne de front avec trente-cinq autres caisses.

Elle fit tourner la clé dans la serrure, appuya sur l’interrupteur, puis pressa la grosse touche « connect » sur le clavier de la machine. La caisse se mit à ronronner doucement. Dans le brouhaha de la journée, ça ne s’entendait bien sûr pas, mais là, dans le grand hyper encore vide ça vibrait et ça vivait d’un inquiétant murmure électrique. Il y eut quelques signes qui passèrent furtivement sur la console digitale où s’affichaient les prix et les codes-articles. Chaque fois qu’elle allumait la caisse, ça faisait des chiffres, des lettres à l’envers, des étoiles et des trucs. Puis les signes étranges disparaissaient. On lui avait dit – un jour – que c’était normal, que c’était la liaison avec l’ordinateur qui gérait les stocks – un jour. C’était lors d’une « formation » de quelques minutes, pour les nouvelles caisses que l’hyper venait d’acheter (avec les caisses d’avant c’était moins pratique, on ne calculait pas les stocks assez vite, avait dit le type de la « formation »). Elle, ça lui faisait surtout peur, ces nouvelles caisses. Si jamais elle faisait une fausse manœuvre sans le faire exprès ? Si jamais elle déréglait l’ordinateur ? Ce serait peut-être une faute professionnelle…

Elle avait tenté d’exprimer ses craintes à la chef, mais elle s’était mélangée les mots et n’avait pas pu terminer son explication. Et elle avait simplement fait un geste rageur du menton, vers la saloperie de caisse, recroquevillant sa peur dans une dure coquille de rancune. Elle n’avait plus su quoi dire. Elle n’avait jamais appris à parler. On ne lui avait jamais appris à savoir. La chef l’avait toisée de la tête aux pieds, et lui avait aboyé dans le dos tandis qu’elle retournait à son poste – Mademoiselle, contentez-vous d’appliquer les consignes d’utilisation qui sont détaillées noir sur blanc dans le tiroir de votre terminal de saisie ! Terminal de saisie. C’était comme ça que disait la chef, au lieu de dire la caisse. La putain de caisse !

_____________


(à suivre...)
Hélas Alice (3)



Mademoiselle, contentez-vous d’appliquer les consignes d’utilisation qui sont détaillées noir sur blanc dans le tiroir de votre terminal de saisie ! Terminal de saisie. C’était comme ça que disait la chef, au lieu de dire la caisse. La putain de caisse !

_____________


C’était l’heure. Elle les entendait arriver. Un bruit sourd, imperceptible pour une autre oreille, mais elle, elle aurait pu distinguer ce petit bruit au milieu du plus grand des vacarmes. Un léger roulement, un frottement de plastique et l’écho des semelles sur le carrelage. Les clients et leurs caddies. Le surveillant-chef venait d’ouvrir la grille de métal à l’entrée de l’hyper, et la marée humaine faisait irruption, prolongée en un même corps androïde par les roulettes trépidantes des chariots à marchandises. Elle sentait la petite miette d’angoisse pincer un peu plus fort. Il en était entré une centaine d’un seul coup, la première fournée du matin. Le plus souvent il s’agissait de personnes âgées, des retraités, dans leurs chemises fermées jusqu’au dernier bouton sur la peau tremblante du cou, dans leurs châles et leurs bonnets enfoncés jusqu’au yeux, dans leur chaussures fourrées à mi mollets.

Ils allaient à pas glissant derrière le caddie nickel-chrome, lourd comme un camion, ils allaient au plus pressé, en valse-hésitation entre les rayons, rabougris de vie derrière le chariot géant. Il y avait aussi des plus jeunes, regards vidés par le chômage, des femmes fagotées dans des robes à quinze euros, des types en pantalons de survêt’, voûtés dans leurs tee-shirts froissés, mal rasés ou pas du tout. Pas la peine pour une simple course à l’hyper. C’était la première fournée du matin, les lève-tôt de l’hyper. Tous ceux-là faisaient des provisions calculées au plus juste, sans superflu, une consommation de survie au centime – du café-chicorée – des côtes de porc sous vide – du vin au litre – des boites de pâté en promo. Rien à voir avec les boulimiques du début de soirée qui tiraient leurs caddies-jumbos bourrés à craquer de pizzas surgelées, de sorbets, de kleenex parfumés et de whisky ou de vodka à déguster plus tard devant le feuilleton télé.

Là-haut, la musique d’ambiance rassurante avait commencé sa ritournelle et les premières annonces promotionnelles valsaient déjà aux quatre coins de l’hyper, ensevelissant les oreilles dans la consommation – Avec Carrefour je positive. Derrière la vitre de la caisse centrale, la caissière-chef veillait au mirador. Le premier chariot glissa vers elle – un pack de six laits – laser code-barres – quatre soupes en sachet – laser code-barres. Laser code-barres. Le départ était pris, elle était prête à déchiffrer tous les articles du monde. Laser code-barres.

_____________


Elle sortit vers seize heures. Rien à faire, personne à voir. Il n’y avait rien que le temps à tuer, à mâcher comme un chewing-gum jusqu’à demain. Elle avait fait son dû. 8h30-15h30 – à la pioche derrière la caisse, sans bouger durant sept heures, au milieu des packs de bière, des barils de lessive, des couches culottes et des boîtes de « Kitekat ». Chaque jour rabâché, à 8h30, elle plongeait en apnée dans un monde où la chose qui importait était de faire marcher la pompe à fric, la caisse à toute vitesse pour ne pas faire s’impatienter les clients dans la queue – Pas de temps à perdre, pas de temps à perdre, serinait la rombière de la caisse centrale.

De 8h30 à 15h30 six jours par semaine, sans compter les veilles de fête, elle était là à se presser la tête, à se touiller les doigts dans le clavier, à s’aveugler sur les étiquettes des articles. Pour faire tourner la caisse et livrer de la valeur d’usage contre paiement. À la fin de son poste, elle classait les chèques, les reçus de carte de crédit et signait le livre de comptes, derniers gestes fatigués dans la lumière blanche des néons de l’hyper, devant l’enfilade des rayons comme des avenues de bouffe. Dans cet un infarctus de fête triste, dans cette embolie de cirque sinistre, chaque jour.

Puis à 15h30, ça s’arrêtait net, comme une machine qu’on débranche et qui arrête de piocher, jusqu’au lendemain matin. On lui avait dit que c’était ça la liberté, qu’elle était libre de faire tout ce qui lui plaisait. Et donc, forcément, elle était libre. Rien à faire, personne à voir.

Du temps encombrant comme un paquet-cadeau trop volumineux. Un emballage sans le cadeau. Elle avait vingt ans dans cette existence de nuit polaire – elle avait cent ans de désarroi inconnu dans sa mini-jupe noire et son maillot lycra, avec son rimmel, son rimmel étalé sur son reste d’enfance, avec ses petits seins ronds qui ne lui servaient à rien. Elle était sortie du vestiaire et arrivait dans l’allée principale du centre commercial. Barbes à papa et odeurs de pizzas. La plupart du temps elle restait là à regarder passer les heures dans le centre commercial, avant de s’engouffrer à nouveau dans les boyaux du métro. Elle flânait dans les allées, devant les devantures des magasins, à faire du lèche-vie dans les vitrines de la non-vie. Elle ne s’imaginait pas aller voir ailleurs. Aller voir quoi ? Et ailleurs, où ? Rien à faire, personne à voir. De temps à autre, en début de mois, elle allait au Macumba avec sa copine Muriel qui était fille de salle à l’hôpital de Villejuif. Elles partaient avec le frère de Muriel en voiture, une Ford retapée « tuning » avec un volant sport. Elle bécotait un peu dans les lasers et les gin-fizz, après un piste ou deux, à-demi allongée sur les fauteuils techno. Rien que du provisoire, du pour ce soir, c’était ça la vraie liberté moderne, on n’est plus au Moyen-Âge se disait-elle. Et puis autour d’elle, dans les vestiaires de l’hyper ou bien à la télé on disait aussi que c’était ça la liberté. Alors.

Alors elle se frottaillait en boite de nuit une fois par mois, avec de temps en temps une coucherie à la clé. Puis, c’était le retour dans la voiture du frère de Muriel, en silence dans une dernière giclée d’autoradio. On la déposait au pied de chez elle – Bonne nuit Alice – bonne nuit Muriel – bonne nuit Jean-François. Et aujourd’hui, elle déambulait entre les vitrines, comme presque tous les jours. Rien à faire, personne à voir.

Elle faisait station-jugeote devant un magasin de mode branché cool et pas cher, un ice-cream à la main, évaluant un blouson de skaï rouge en devanture entre les jeans taille basse et les tee-shirts fluo. Elle avait déjà un blouson, mais c’était un blanc, pas un rouge. Celui-là était plus flashant. Il y avait aussi le même pour mec. Un jour elle avait rencontré un type qui en portait un comme ça, un jour où elle était allée voir un concert de Dance Music à Bercy avec Muriel et son frère. Elle avait laissé repartir son amie en voiture et elle était restée avec le type dans un café. Il lui avait parlé longtemps – elle ne comprenait pas ce qu’il voulait. Elle attendait qu’il lui fasse une soirée normale, léchouille vite fait, sans mal et sans danger. Mais le type ne semblait pas vouloir se décider. Il demandait ce qu’elle aimait comme musique et comme livres, si elle voulait des enfants ou pas, si elle était déjà allée en Bretagne, si elle préférait la cuisine japonaise ou la cuisine antillaise, si elle pouvait se syndiquer ou pas, à l’hyper, si elle était heureuse et ce qu’elle attendait de cette vie.

Elle répondait comme ça avec deux mots ou trois, en se grattant la cuisse devant son coca, – Oui – non – j’sais pas. Elle disait – j’sais pas. Elle ne savait pas quoi dire, elle n’avait jamais appris à parler. On ne lui avait jamais appris à savoir – Oui – non – j’sais pas. Le type ne collait pas. Elle lui avait dit qu’elle était crevée et qu’elle allait rentrer. Elle avait pris le dernier bus et le dernier RER vide. Seule dans la rame, elle avait eue peur. Et maintenant, elle regardait le blouson en skaï rouge qui lui rappelait le type bizarre, pas normal pour une soirée vite fait mal fait, le type de cette autre fois là. Le vêtement ne lui faisait pas trop envie, finalement. Et puis ce n’était pas le début de mois et c’aurait donc été trop cher.

_____________

(àsuivre...)
Citation :
Publié par caterina
Waouh, Yasu 1er de retour des limbes !!

caterina
Citation :
Publié par Shanina
Bonjour et welcome back ... Yasu 1 ou 2
Je suis dans une phase de schizophrénie aigüe

Citation :
Sympa de pouvoir lire tes nouvelles à nouveau
Merci

La suite ce soir sans doute...
Hélas Alice (4)

Et maintenant, elle regardait le blouson en skaï rouge qui lui rappelait le type bizarre, pas normal pour une soirée vite fait mal fait, le type de cette autre fois là. Le vêtement ne lui faisait pas trop envie, finalement. Et puis ce n’était pas le début de mois et c’aurait donc été trop cher.

_____________

Elle avait fini par atterrir dans un McDonald’s à l’angle de deux allées du centre commercial. Il y avait des tables dehors dans l’allée, une terrasse reproduite avec soin sous le ciel de béton. Ambiance « McDo festival-tropical », c’était l’animation de la semaine : des mini palmiers en plastique, des orangers en caoutchouc et aux feuilles de ripolin chlorophylle, et même, en peinture sur le sol, une plage avec des baigneurs. C’était chouette. Elle aspirait un soda en tétant la paille plantée dans la boite en carton protégée par son couvercle hermétique, et trouvait que c’était bien comme truc, ça ne pouvait pas se renverser, et puis l’hygiène c’est mieux avec un couvercle, pensait-elle. Elle avait allongé les jambes sous la table, sur la plage acrylique, les pieds posés sur une dune de carrelage. Le temps formait un nuage immobile. Le soda était terminé, et les frites elle en avait assez. Elle avait repoussé le cornet à-demi vide. Il y avait les silhouettes des gens qui passaient, sans questions. Un œil à la montre, bientôt six heures du soir, il était temps de rentrer. Elle se leva et vida le plateau-repas dans la poubelle à côté des palmiers.

Ca puait un peu, juste là, ici, avec cette poubelle. Petite moue et grimace tandis qu’elle s’essuyait précautionneusement les doigts.

_____________

18h07 à l’horloge de la station du métro ligne 8 de ce matin. Il y avait foule à cette heure-ci, on se pressait les uns sur les autres, on se marchait sur les pieds, on se collait en masse compacte sur le quai, à quelques centimètres des rails luisant plus bas. Ballotée avec les autres, elle tenait son télé-star du matin dans les starting-blocks, parée pour le chemin du retour. La masse humaine indifférenciée gardait cependant ses enveloppes protectrices. C’était une multitude fœtale isolée dans ses placentas barbelés, interdits aux autres. Certains se concentraient de façon acrobatique sur leur quotidien d’information plié en huit, se regardant dans le miroir du papier, d’autres se retranchaient dans la musique de leur téléphone en boules-quies sur l’extérieur. Surtout, surtout ne pas regarder, surtout ne pas se parler, on ne savait jamais… Surtout ne pas exister.

Des gens plongés dans rien, et des gens plongés dans tout – les dettes ou le chômage, l’alcoolisme et le chagrin. Le bonheur aussi peut-être pour certains, mais dans la promiscuité de la foule ça ne se voit pas très bien. Et de partout sur le quai, ça montait en un cocktail de parfum urbain fait des effluves de méthane et de l’odeur aigre de la sueur des fins de journée.

Le métro arriva et le troupeau fut englouti. Coincée debout à l’angle de la porte, entre une grande femme revêche et un maghrébin poids plume qui oscillait dangereusement à chaque secousse de la rame, elle n’avait pas pu déplier son télé-star. Après quelques stations pourtant, la voiture bondée avait vomi trois ou quatre passagers, et elle avait rapidement déplié le siège d’un strapontin, vite avant que quelqu’un d’autre s’en empare. Enfin assise, elle pouvait ouvrir son magazine. Mais il y avait dans l’air une sensation de gêne, quelque chose qui l’empêchait de plonger le nez dans ses rêves de papier. Un œil à droite, à gauche, furtif sous le cil d’ébène, aux aguets. Non, il n’y avait rien, rien de particulier ou d’anormal. Pourtant il y avait quelque chose de gluant, là dans ce compartiment. Elle tenta d’oublier, posant bien ouverte la revue sur les genoux, lissant du plat de la main les pages devant elle, et se concentrant le front plissé sur les lignes sirupeuses des textes au-dessous des photos en couleur. Mais la gêne persistait, c’était une sorte de caresse molle au creux de la nuque, un souffle tiède et lourd.

_____________

Elle releva la tête. Rien. Elle tourna le cou, pivotant sur son siège. Rien. Elle allait se replonger dans son technicolor, quand soudain elle aperçut au milieu de la voiture, à deux mètres entre les corps coincés, une main qui serrait la barre de maintien, une main au bout de la manche bleue d’un blouson de popeline bleue – une main qui tenait un long étui fin pour flûte traversière – une main couverte d’un duvet blond-roux sur les phalanges – une main qu’elle avait déjà vu ce matin. Le voyeur, le violeur au regard vide, l’ordure de limace baveuse.

Elle se releva d’un bond, et se plaqua à la paroi du train, dos contre la vitre. Le type lui présentait son profil rougeaud miné de taches de rousseur, il ne l’avait pas vu. Comme ce matin, les yeux gris et gonflés sous les paupières bombées coulaient et bavaient sur le corps-objet d’une femme assise non loin. Ce regard. Ce regard fixe qui disséquait en secret la chair après l’avoir décapitée de son âme. Elle se faufila au fond du compartiment, entre les passagers comprimés, se cachant le visage derrière les mèches noires sur les joues, guettant le type à travers la longue frange brune sur son front. Le type tanguait au fil des rails grinçants, immobile, laissant ramper son regard sur les corps exhibés à leur insu. Elle devait absolument sortir de ce métro, pour vomir.

Signal, arrêt de la rame. Elle bondit dehors dès l’ouverture des portes, haletante, agitée de hoquets. Elle se retourna. Et perçut avec effroi l’homme à la popeline bleue et à l’étui de flûte qui émergeait lui aussi hors du train, raide et tout en lenteur. Il avait dû la voir, il avait feint d’ignorer sa présence tout à l’heure dans la voiture, mais il avait dû la voir. Et là il sortait pour la traquer. Elle pressa le pas, glissant entre les gens, scrutant derrière elle par instants, pour surveiller. Elle marchait presque seule maintenant, dans le dernier couloir de faïence avant les escaliers et la sortie. Encore un regard tandis qu’elle gravissait les marches. Sa bouche se déforma en rictus. La popeline bleue était là, au pied des marches, le long étui fin s’était encore allongé, au bout de la main, battant le sol dans des reflets de métal menaçants. Il avançait lentement, reniflant l’air à plein nez devant lui, et rythmant sa marche de cliquetis secs sur le couloir en ciment.

_____________

L’objet résonnait en battant comme un métronome au bout du bras sous la lumière crue qui se mirait sur les murs de faïence, raclant en demi-cercles le sol et le bas des marches. Écarquillant les yeux, elle reconnut soudain la cause de sa panique montante. Une canne d’aveugle.
_____________

(à suivre...)
Hélas Alice (5)


L’objet résonnait en battant comme un métronome au bout du bras sous la lumière crue qui se mirait sur les murs de faïence, raclant en demi-cercles le sol et le bas des marches. Écarquillant les yeux, elle reconnut soudain la cause de sa panique montante. Une canne d’aveugle.

_____________

Tout ce qu’elle avait de rancune et de rejet trimballés inexpliqués depuis toujours au fond de la coquille dure du ventre s’effrita et fondit lentement dans un gémissement. Elle eut une larme soudaine comme on a ses premières règles à l’adolescence, avec un mélange de révolte et d’espoir. Il y eut un vertige, un éblouissement qui brisait tout – une farandole qui faisait danser les murs de la banlieue, qui faisait éclater les caisses alignées de l’hypermarché, qui soufflait d’un coup le visage acariâtre de la chef, qui effaçait les devantures des McDonald’s. Elle descendit de quelques pas, tendant la main. Elle dit – Monsieur, attendez, il y a des marches, là. Il ne répondit pas, il agitait sa canne devant lui. Elle ne savait pas quoi dire, elle n’avait jamais appris à parler, on ne lui avait jamais appris à savoir. Elle répéta simplement – Monsieur. Et elle lui prit le poignet. Alors, ensemble, prudents et étonnés, ils gravirent les marches à pas lents. Arrivés en haut, il dit – Merci... Depuis ce matin votre parfum m’enivre de ses courbes. Vous êtes sûrement très belle. Et il caressait les contours de son visage, à l’odeur, inspirant largement.

_____________

La lampe de soixante watts éclairait l’évier et les murs blancs, jaunis, de la cuisine. Sans fard. Blafard. Elle regardait sa cuisinière déglinguée qui fuyait d’un souffle surgelé. Lasagnes d’hier réchauffées dans la barquette encore givrée. Dans la pièce à côté ça sentait la télé, et là, sur ses cheveux brillantine ça sentait le métro parfumé. Elle avait une mèche noire entre les yeux rimmel rafistolés. En ce soir ordinaire. Elle remontait son sous-tif sous le pull lycra qui colle. Alice est lasse, elle danse en rêve au Palace. Mégot mort sur les pelures de pommes de terre dans le sac-poubelle au pied de l’évier. Trace de rouge à lèvres sur le filtre, comme un baiser raté trop longtemps appuyé et qui a dérapé. Dans la pièce à côté il y avait la pub à la télé. Elle, elle venait de rentrer après sa caissière de journée, par le métro comme une automate. Et cette rencontre révélée.

_____________

Elle était malheureuse pour la première fois. Parce qu’elle s’ouvrait à la vie pour la première fois. Et elle regardait cette vie comme une enfant regarde un habit de carnaval, découvrant soudain qu’il n’y a ni perles ni satin. Rien que du papier crépon. On n’est pas heureuse quand on a vingt ans et qu’on découvre d’un bloc qu’au final on ne fait que se shooter au radio-réveil pour aller à l’hyper piocher sur une caisse sept heures par jour et six jours par semaine. Quand on découvre que même les heures supp’ sont au rabais. Comme toute la vie. Au rabais. On est malheureuse quand on regarde pour la première fois sa misère nue et le spectacle désolé du temps passé en solitude à attendre l’heure de la télé. On est mal dans sa peau quand on comprend qu’on vous baise la jeunesse à grands coups de magazines en quadrichromies, dans un leurre à deux euros contre les coups de gueule de la chef et les coups de reins du métro. Elle ne savait pas encore que tout cela était organisé, planifié, contrôlé et distillé. Elle était simplement malheureuse et révoltée. Elle avait vu, ce soir, en révélation, le reflet de son existence dans les yeux morts de l’homme à qui elle avait offert son bras et qui l’avait complimentée. C’était de l’amour. Une enfant qui s'éveillait au monde.
_____________

(à suivre)
Hélas Alice (fin)

Elle avait vu, ce soir, en révélation, le reflet de son existence dans les yeux morts de l’homme à qui elle avait offert son bras et qui l’avait complimentée. C’était de l’amour. Une efant qui s'éveillait au monde.

Le lendemain passa – un mercredi. Et le jour suivant passa aussi. Puis, le vendredi matin elle quitta le lit un peu plus tôt, un quart d’heure plus tôt. Elle prit le RER avant l’heure. Elle descendit à une station peu après, une station nulle part, dans l’immensité de la banlieue, une station où les yeux vides avaient pris le train, l’autre matin. Elle attendait un bruit de canne. Bientôt ça vibra dans les escaliers, un cliquetis de métal régulier. La popeline bleu clair descendait. Elle fit un pas. L’homme s’assit sur un banc de plastique rouge. Elle avança encore et prit place de même. Elle attendit, puis entrouvrit les lèvres. Il ne lui restait plus qu’à apprendre à parler. Pour être libre. L’homme tourna la tête, aux aguets, le nez en éveil. Il cherchait l’odeur proche.

Hélas Alice, tu avais changé de parfum ce matin-là. La popeline bleue se leva et s’éloigna. Tes fragrances nouvelles lui étaient étrangères, Alice.

(fin)
J'ai aimé aussi.

Sans doute parce que l'héroïne n'en n'est pas une, un personnage ordinaire, jeune mais pas jolie, avec son boulot de caissière, difficile, mal payé, peu valorisé et valorisant. Une de ces personnes maladroites qui passent toujours à côté du bonheur. Une personne qui n'a pas appris à s'exprimer parce que déjà on ne lui demande jamais son avis.

Cela me rappelle un peu l'univers de "La vie rêvée des anges".

Ton style est efficace Yasu. Et pas de happy end possible.
Voilà ce que tu mérites

La vie n'est pas parfaite , mais je suis un bisounours alors je boude

Moi je te dis qu'ils se sont retrouvés plus tard , les âmes soeurs se retrouvent toujours

Merci pour la lecture même si c'est trop noir pour moi

Je vis d'arcs en ciel sinon à quoi bon vivre
Suis pas la seule bisounours, merci Cat ... ça m'a donné des idées

En fait, Yasujiro s'est trompé, voilà la vrai fin... (OK, à ma sauce bien sûr )

**********************

Le lendemain passa – un mercredi. Et le jour suivant passa aussi. ............ Puis, le vendredi matin, après une mauvaise nuit, elle quitta le lit un peu en retard. Elle se hâta dans la salle de bains, et dans sa précipitation, fit tomber son nouveau parfum sur le sol, la journée commençait bien !

Elle prit le RER, et après une course contre la montre, arriva finalement à l'heure à la station. Elle espérait pouvoir entendre un bruit de canne. Soudain ça vibra dans les escaliers, elle reconnut le cliquetis de métal régulier. La popeline bleu clair descendait. Elle fit un pas, les jambes un peu chancelantes. L’homme s’assit sur un banc de plastique rouge. Elle avança encore et prit place de même.

Elle attendit, un peu fébrile, puis entrouvrit les lèvres. Il ne lui restait plus qu’à apprendre à parler. Pour être libre.

L’homme tourna la tête, aux aguets, le nez en éveil. Soudain, il reconnut les fragrances du parfum d'Alice, un subtil extrait de fleur s'évadait parmi ces odeurs de station. Il tendit une main un peu hésitante , elle la prit dans la sienne. Deux sourires se dessinèrent en silence .... A ce contact, ils savaient. Les mots étaient devenus inutiles. Désormais, elle sera sa vue, il sera sa voix.

Alice, une nouvelle vie en prémice

(fin ... à peine modifiée )


**********************

Ahh trop cool la fin ..... j'ai pas pu résister,
pardon pour le style inégalé, Jasujiro, suis une novice

Bon dimanche à tous

Hello Shanina, voici une petite "chose", en réponse... Même si cela n'a rien - à priori - à voir.


tweet poème


corps iambe
sans andre ni genre
caviar du cœur encor
épris du vert et du verbe et du vers
à prix d'or

appris jamais
qu'encor j'aimais
le décor et les jambes

(Fontenay-sous-bois le 9 avril 2017).
Citation :
Publié par Shanina
Suis pas la seule bisounours, merci Cat ... ça m'a donné des idées

En fait, Yasujiro s'est trompé, voilà la vrai fin... (OK, à ma sauce bien sûr )

**********************

.......................................
**********************

Ahh trop cool la fin ..... j'ai pas pu résister,
pardon pour le style inégalé, Jasujiro, suis une novice

Bon dimanche à tous

Pas tout cité vu la longueur mais MERCI , MERCi ,MERCI

Mince qu'est ce que je me sens mieux

Yasu , prends en de la graine ............. l'arc en ciel est la couleur de la vie pas que le sombre
Citation :
Publié par Cat.of.Library
Yasu , prends en de la graine ............. l'arc en ciel est la couleur de la vie pas que le sombre
D'accord

Dis donc camarade Soleil
tu ne trouves pas
que c´est plutôt con
de donner une journée pareille
à un patron ?

Prévert.

Merciiiiii Cat hehe moi aussi je me sentais mieux en relisant cette fin, mais j'avoue que point de vue chute, Yasujiro fait fort pour surprendre


Jasujiro, j'ai pas tout capté de ton tweet ... c'est grave docteur ?
J'espère que tu ne t'es pas offensé pour la ptite fin à ma sauce, c'était pas le but, et c'est avec plaisir que je lirai une prochaine nouvelle

Et qu'est ce qu'il a raison, ce Prévert ... bon je retourne prendre le soleil ... derrière mon bureau
Citation :
Publié par Shanina
bah c'est normal.... ça doit être pendant une de tes phases de schizophrénie aigüe ... entre Yasujiro 1 et 2
Maiiis euuuhh

Pour ta peine, voici un passage d'une nouvelle que je suis en train d'écrire :

L’avion volait maintenant à 27.000 pieds, ils avaient tout juste traversé la Manche. Dans ce vol « nolisé », dans les vents alizés. Au pays des merveilles. Sous le ventre de l’avion, la mer veille, en pointillés d’argent, et les ailes lisses soupirent, hélices au pays des mers veilles, et elle, lasse, s’endort en bouton d’or, assoupie au zéphyr. Ils s’étaient levés si tôt, alors elle dormait. Forcément. Il déroula une couverture de voyage pliée dans son plastique et l’étendit sur elle, le long des jambes, puis remonta le tissu sur son ventre et ses seins. Elle offrait son être en confiance, bercée dans la coque fragile qui filait dans l’air des hautes atmosphères. Il n’y avait plus rien à faire qu’à la regarder, ou à la caresser. Mais il n’osa pas, et il ouvrit un livre, jambes glissées sous le siège devant lui. Près d’elle. C’était un bouquin de Jo Nesbǿ - un truc norvégien - un polar polaire dans la chaleur frisquette de l’avion, un livre à grignoter au milieu du ciel. Son sommeil à elle parfumait l’air autour d’eux. Parfois c’est ça le bonheur, il suffit d’avoir les pieds glissés sous le siège de devant, un polar dans les doigts et un amour qui dort juste là dans le bruit sourd du fuselage au-dessus des nuages.
Répondre

Connectés sur ce fil

 
1 connecté (0 membre et 1 invité) Afficher la liste détaillée des connectés