Hélas Alice (3)
Mademoiselle, contentez-vous d’appliquer les consignes d’utilisation qui sont détaillées noir sur blanc dans le tiroir de votre terminal de saisie ! Terminal de saisie. C’était comme ça que disait la chef, au lieu de dire la caisse. La putain de caisse !
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C’était l’heure. Elle les entendait arriver. Un bruit sourd, imperceptible pour une autre oreille, mais elle, elle aurait pu distinguer ce petit bruit au milieu du plus grand des vacarmes. Un léger roulement, un frottement de plastique et l’écho des semelles sur le carrelage. Les clients et leurs caddies. Le surveillant-chef venait d’ouvrir la grille de métal à l’entrée de l’hyper, et la marée humaine faisait irruption, prolongée en un même corps androïde par les roulettes trépidantes des chariots à marchandises. Elle sentait la petite miette d’angoisse pincer un peu plus fort. Il en était entré une centaine d’un seul coup, la première fournée du matin. Le plus souvent il s’agissait de personnes âgées, des retraités, dans leurs chemises fermées jusqu’au dernier bouton sur la peau tremblante du cou, dans leurs châles et leurs bonnets enfoncés jusqu’au yeux, dans leur chaussures fourrées à mi mollets.
Ils allaient à pas glissant derrière le caddie nickel-chrome, lourd comme un camion, ils allaient au plus pressé, en valse-hésitation entre les rayons, rabougris de vie derrière le chariot géant. Il y avait aussi des plus jeunes, regards vidés par le chômage, des femmes fagotées dans des robes à quinze euros, des types en pantalons de survêt’, voûtés dans leurs tee-shirts froissés, mal rasés ou pas du tout. Pas la peine pour une simple course à l’hyper. C’était la première fournée du matin, les lève-tôt de l’hyper. Tous ceux-là faisaient des provisions calculées au plus juste, sans superflu, une consommation de survie au centime – du café-chicorée – des côtes de porc sous vide – du vin au litre – des boites de pâté en promo. Rien à voir avec les boulimiques du début de soirée qui tiraient leurs caddies-jumbos bourrés à craquer de pizzas surgelées, de sorbets, de kleenex parfumés et de whisky ou de vodka à déguster plus tard devant le feuilleton télé.
Là-haut, la musique d’ambiance rassurante avait commencé sa ritournelle et les premières annonces promotionnelles valsaient déjà aux quatre coins de l’hyper, ensevelissant les oreilles dans la consommation – Avec Carrefour je positive. Derrière la vitre de la caisse centrale, la caissière-chef veillait au mirador. Le premier chariot glissa vers elle – un pack de six laits – laser code-barres – quatre soupes en sachet – laser code-barres. Laser code-barres. Le départ était pris, elle était prête à déchiffrer tous les articles du monde. Laser code-barres.
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Elle sortit vers seize heures. Rien à faire, personne à voir. Il n’y avait rien que le temps à tuer, à mâcher comme un chewing-gum jusqu’à demain. Elle avait fait son dû. 8h30-15h30 – à la pioche derrière la caisse, sans bouger durant sept heures, au milieu des packs de bière, des barils de lessive, des couches culottes et des boîtes de « Kitekat ». Chaque jour rabâché, à 8h30, elle plongeait en apnée dans un monde où la chose qui importait était de faire marcher la pompe à fric, la caisse à toute vitesse pour ne pas faire s’impatienter les clients dans la queue –
Pas de temps à perdre, pas de temps à perdre, serinait la rombière de la caisse centrale.
De 8h30 à 15h30 six jours par semaine, sans compter les veilles de fête, elle était là à se presser la tête, à se touiller les doigts dans le clavier, à s’aveugler sur les étiquettes des articles. Pour faire tourner la caisse et livrer de la valeur d’usage contre paiement. À la fin de son poste, elle classait les chèques, les reçus de carte de crédit et signait le livre de comptes, derniers gestes fatigués dans la lumière blanche des néons de l’hyper, devant l’enfilade des rayons comme des avenues de bouffe. Dans cet un infarctus de fête triste, dans cette embolie de cirque sinistre, chaque jour.
Puis à 15h30, ça s’arrêtait net, comme une machine qu’on débranche et qui arrête de piocher, jusqu’au lendemain matin. On lui avait dit que c’était ça la liberté, qu’elle était libre de faire tout ce qui lui plaisait. Et donc, forcément, elle était libre.
Rien à faire, personne à voir.
Du temps encombrant comme un paquet-cadeau trop volumineux. Un emballage sans le cadeau. Elle avait vingt ans dans cette existence de nuit polaire – elle avait cent ans de désarroi inconnu dans sa mini-jupe noire et son maillot lycra, avec son rimmel, son rimmel étalé sur son reste d’enfance, avec ses petits seins ronds qui ne lui servaient à rien. Elle était sortie du vestiaire et arrivait dans l’allée principale du centre commercial. Barbes à papa et odeurs de pizzas. La plupart du temps elle restait là à regarder passer les heures dans le centre commercial, avant de s’engouffrer à nouveau dans les boyaux du métro. Elle flânait dans les allées, devant les devantures des magasins, à faire du lèche-vie dans les vitrines de la non-vie. Elle ne s’imaginait pas aller voir ailleurs. Aller voir quoi ? Et ailleurs, où ?
Rien à faire, personne à voir. De temps à autre, en début de mois, elle allait au Macumba avec sa copine Muriel qui était fille de salle à l’hôpital de Villejuif. Elles partaient avec le frère de Muriel en voiture, une Ford retapée « tuning » avec un volant sport. Elle bécotait un peu dans les lasers et les gin-fizz, après un piste ou deux, à-demi allongée sur les fauteuils techno. Rien que du provisoire, du pour ce soir, c’était ça la vraie liberté moderne, on n’est plus au Moyen-Âge se disait-elle. Et puis autour d’elle, dans les vestiaires de l’hyper ou bien à la télé on disait aussi que c’était ça la liberté. Alors.
Alors elle se frottaillait en boite de nuit une fois par mois, avec de temps en temps une coucherie à la clé. Puis, c’était le retour dans la voiture du frère de Muriel, en silence dans une dernière giclée d’autoradio. On la déposait au pied de chez elle –
Bonne nuit Alice – bonne nuit Muriel – bonne nuit Jean-François. Et aujourd’hui, elle déambulait entre les vitrines, comme presque tous les jours. Rien à faire, personne à voir.
Elle faisait station-jugeote devant un magasin de mode branché cool et pas cher, un ice-cream à la main, évaluant un blouson de skaï rouge en devanture entre les jeans taille basse et les tee-shirts fluo. Elle avait déjà un blouson, mais c’était un blanc, pas un rouge. Celui-là était plus flashant. Il y avait aussi le même pour mec. Un jour elle avait rencontré un type qui en portait un comme ça, un jour où elle était allée voir un concert de Dance Music à Bercy avec Muriel et son frère. Elle avait laissé repartir son amie en voiture et elle était restée avec le type dans un café. Il lui avait parlé longtemps – elle ne comprenait pas ce qu’il voulait. Elle attendait qu’il lui fasse une soirée normale, léchouille vite fait, sans mal et sans danger. Mais le type ne semblait pas vouloir se décider. Il demandait ce qu’elle aimait comme musique et comme livres, si elle voulait des enfants ou pas, si elle était déjà allée en Bretagne, si elle préférait la cuisine japonaise ou la cuisine antillaise, si elle pouvait se syndiquer ou pas, à l’hyper, si elle était heureuse et ce qu’elle attendait de cette vie.
Elle répondait comme ça avec deux mots ou trois, en se grattant la cuisse devant son coca, –
Oui – non – j’sais pas. Elle disait –
j’sais pas. Elle ne savait pas quoi dire, elle n’avait jamais appris à parler. On ne lui avait jamais appris à savoir –
Oui – non – j’sais pas. Le type ne collait pas. Elle lui avait dit qu’elle était crevée et qu’elle allait rentrer. Elle avait pris le dernier bus et le dernier RER vide. Seule dans la rame, elle avait eue peur. Et maintenant, elle regardait le blouson en skaï rouge qui lui rappelait le type bizarre, pas normal pour une soirée vite fait mal fait, le type de cette autre fois là. Le vêtement ne lui faisait pas trop envie, finalement. Et puis ce n’était pas le début de mois et c’aurait donc été trop cher.
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(àsuivre...)