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Berlin, 20 décembre 2009, Kempinski hôtel Bristol, Kurfürstendamm.
On ne sait pas comment ces choses arrivent, on sait encore moins pourquoi. Mais elles arrivent pourtant, même dans les pires circonstances. Et quand bien même les victimes chercheraient à s’en défaire, elles n’y parviendraient pas.
C’est une force plus puissante que les êtres : un moment infini qui s’écoule en un instant, Un mouvement indéfini dont l’élan bouleverse des galaxies. Toujours semblable, jamais pareil, la raison n’a pas de mal à le reconnaître, mais elle ne peut rien y faire. Le vide qui était là, entre chaque molécule, entre chaque pensée, entre chaque souffle, entre chaque souffrance est soudain rempli, c’est ainsi.
Lorsque le représentant espagnol était venu rejoindre la diplomate américaine au bar, elle l’avait regardé avec méfiance, persuadée qu’il préparait une entourloupe. Il était tard, Sylvia Natanael venait de rentrer d’une longue réunion soporifique à la chancellerie. Lassé des bavardages sans intérêt elle avait laissé sur place l’un de ses suppléants et envisageait de prendre une bonne nuit de repos.
Avant ça elle avait pris le soin, pour le repas, de se vêtir d’une robe de soirée élégante mais stricte. Une tenue noire et blanche, dégageant une épaule pour le charme, mais sans décolleter, pour le sérieux. Deux sortes de larges pétales noirs venaient couvrir sa poitrine et son dos depuis la droite pour s’élever au-dessus de son épaule gauche. Coulant de sa hanche gauche jusqu’au-dessus du genou droit un drapée noir barrait ses jambes robustes pour finir de couler en une autre diagonale vers le sol jusqu'au pied gauche. Laissant apparaître le mollet droit la robe gardait tous de même un aspect strict en dissimulant totalement les cuisses. D’autant plus que ses bras étaient presque entièrement recouverts par de long gant qui remontait presque jusqu’aux épaules, l’un noir, à gauche, l’autre blanc. Tout le reste était d’un blanc immaculé, bien que quelques plis, sur ses formes arrondies, viennent ajouter des ombres suggestives. Moulante cette tenue laissait deviner sa musculature de sportive. Des épaules larges mais élégamment dessinées, des cuisses solides une taille fine, un ventre arrondi et un déhanchement de naturel. Sa coiffure : cheveux court et bouclé d’une teinte châtain-clair, presque blond, laissant échapper quelques mèches sur son front et sur ses oreilles, l’auréolait d’une aura de détermination d’où s’échappait une touche de rébellion. Ses petits yeux en amande d’un noir profond maquillés d’un simple trait noir étaient comme un couperet pour les mensonges, un puits sans fond pour la duperie. Ses pommettes saillantes, un nez long droit, sa bouche aux lèvres pleines achevait de souligner son caractère conquérant.
Sa tenue était une manière de dire aux notables qui occupaient l’hôtel qu’elle acceptait de se prêter au jeu de la séduction diplomatique, mais qu’elle privilégiait malgré tout son rôle d’ambassadeur à celui de femme.
« Il faut que je vous présente quelqu’un Mademoiselle Natanael, lui avait dit l’Espagnol en arborant un sourire figé. Un jeune homme plein d’espoir. »
Plein d’espoir… En effet il l’était Carlos Soares Santiago. Il rêvait d’un monde de paix et d’harmonie entre les hommes, d’une terre nettoyée de toute pollution humaine, de tolérance entre les peuples et les individus, d’échange même pour le bien de toutes les cultures. Il rêvait de solidarité entre les hommes et les nations, de dialogues, de compréhension, de paix, d’harmonie. Il rêvait d’un monde parfait… et il était à mille lieux de son monde idéal.
Carlos Santiago sourit de ses divagations. Vêtu d’un costume gris trois pièces on ne peut plus classique, d’une cravate et de chausses noires, il avait tous de même pris la liberté de se vêtir d’un gilet de couleurs sur lequel jouaient différentes teintes de vert, de jaune et d’or. Il avait un visage aux pommettes saillantes, les yeux en amande, d’un gris-vert lumineux. Fils métisse d’une européenne et d’un indien, un observateur aurait pu lui attribuer des origines asiatiques s’il n’avait pas su sa nationalité.
Au dehors le ciel était gris de nuages opaques. Une pluie fine tombait sur la terrasse du bar. Les eaux grises glissaient sur les chaises et tables de bois, assombrissaient le carrelage ocre et allaient se perdre en un ruisseau sous une rambarde de lianes tressées. A l’image des temps sombres que vivait l’humanité, l’eau vive devait traverser les méandres de vapeurs grisâtres et charrier avec elle les détritus des puissants avant d’atteindre la rue. Il était dangereux de boire les discours parasités qui tombaient d’en haut vers les masses, mais les pauvres, les ignorants, avaient-ils vraiment le choix ?
Carlos Soares n’était pas décidé à se laisser submerger par les bavardages des dirigeants planétaires. Il n’avalerait pas les ordres, donné à travers lui pour sa nation, sans filtrer les déchets. Et la force des argentins, les risques qu’ils devraient encourir pour préserver quelques parcelles de libertés humaines entre deux ogres, il entendait les vendre à prix fort. Tirer parti de la mission suicide qu’on leur imposait sous couvert de diplomatie. Leur caméra sera la force des argentins, et au-delà même de toute l’Amérique latine, dans ce conflit interplanétaire.
« Un de vos amis j’imagine ? demanda Sylvia Natanael à son interlocuteur espagnol, pour explorer le terrain.
- En quelque sorte. Un ami commun à nos deux pays en tous cas. Et quelqu’un qui va faire de grande chose si mes prédictions ne me trompent pas » Et son sourire devint soudain énigmatique.
Sylvia Natanael visualisa mentalement la liste des invités au forum européen, en se demandant de qui pouvait parler l’ambassadeur ibérique. Plusieurs nom lui vinrent en tête, mais celui de Carlos Soares Santiago de détachait comme surligné de rouge sur une liste atone. Le moment était donc venu pour ses hôtes d’ajouter ce nouvel obstacle à sa mission. Quand elle avait lu ce nom il était clair, pour elle, que l’Argentin n'avait été invité que dans le simple but de lui compliquer la tâche. Le Latino-américain n’avait rien à faire dans un tel colloque, et si les membres du traité de Lomé avaient voulu envoyer ici un ambassadeur ils ne l’auraient sûrement pas choisit lui. Cette décision avait dû leur être imposé par les Européens sous un prétexte quelconque. Et si les membres de l’UE avaient pris la peine d’imposer leur représentant aux pacifistes, au risque de leur montrer qu’ils les déconsidéraient, c’est qu’ils avaient en tête un autre souci. Et ce souci c’était elle et les Etats unis.
Carlos Soares avait été amené ici pour être une distraction. Il l’avait compris dès l’invitation, lorsqu’on lui avait présenté la liste des invités. Il savait bien qu’un autre que lui aurait pu jouer le rôle d’observateur pour le conglomérat de Lomé. Mais si les Européens avaient choisit l’Argentine, c’est qu’ils craignaient l’œil de l’Amérique du Nord. Ils voulaient faire de lui un paravent contre la bourrasque nord-américaine pour dissimuler leurs bavardages secrets. Ils ne tenaient aucun compte des ravages que son peuple aurait à endurer. C’était la règle, les faibles prenaient les plus gros risques pour protéger leur ressources, tendis que les forts, bien au chaud, à l’abri, s’en repaissaient. Puis, sortant après la tempête, ils venaient tendre des mains hypocrites. C’était la règle qu’un jour il faudrait briser. Santiago croyait à la paix, mais il savait qu’elle ne serait pas éternelle. Pas tant qu’il y aurait des tyrans.
Elle, ne pouvait rien faire contre leur démarche, il ne lui restait plus qu’à prendre le parti de tourner la situation à son avantage. Quitte à passer du temps avec cet homme, chose qu’elle ne pourrait éviter, autant mettre ces moments à profit. Le traité de Lomé était plein d’intentions louables, mais complètement hors sujet. Elle voyait bien qu’il avait fallu la menace de la fin du monde pour que les pays pauvres trouvent un nouveau sens à leurs existences, mais agir de cette manière c’était accepter que tous meurent dans 80 ans, pire encore que le « projet soumission » des européens qui avaient au moins l’espoir de continuer à vivre.
Pour le moment en tous cas, il était prêt à prendre le risque. Peut être le temps lui montrerait-il qu’il se trompait, et la paix durerait suffisamment longtemps pour permettre la naissance d’une nouvelle humanité. Les négociations qui l’attendaient avec la diplomate américaine faisaient partie de ces moments qu’il exécrait. Il se préparait à un échange de mots inutiles, plein de sous-entendu, de menaces voilées, de précautions exagérées et de séductions hypocrites. Mais il fallait en passer par là. Cette compromission il l’avait accepté en s’engageant sur la voie de la diplomatie.
Dès lors, pensait Sylvia, il faudrait que les Américains aident quelques-uns de ces pays à revenir à la raison. Si ce n’était des capitaux (sur lesquels les Etats unis avaient déjà mis la main) ces pays tiers pourraient leur fournir de la main d’œuvre à bon marché, des militaires pour l’avant-garde, et même constituer une bonne réserve de ressources agricoles et d’élevage.
Profitant de ce moment de silence l’ambassadeur espagnol s’éloignait en signalant qu’il reviendrait vite. Sylvia ajusta sa tenue, et se préparait à accueillir l’Argentin. Lorsque Carlos Soares Santiago vit le diplomate ibérique s’approcher de lui, il sut que le moment était venu, et le suivit sans aucune réticence.
On ne sait pas pourquoi ces choses là arrivent, on ne sait pas non plus comment, mais elles arrivent. On aurait beau les chercher, on ne les verrait pas. On aurait beau les appeler, elles ne viendraient pas. Mais quand le moment à été choisi, non pas par celui qui le vit, mais par cet étrange destin, elles viennent à vous, sans que vous n’ayez rien y faire. Elles vous donnent la force, même quand cela semble impossible, elle vous donne le courage, même lorsque vous êtes submergé par la peur, elle vous donne la vie, alors que vous n’aviez que des idées de mort. C’est ainsi.
Lorsqu’il vit Sylvia Natanael près du bar, Carlos Santiago fut pris par la surprise. Une drôle de sensation montait depuis son ventre vers sa tête, comme des ondes d’une énergie inconnue.
Lorsqu’elle vit Carlos Soares venir vers elle, Sylvia Natanael eus un léger vertige. Une main portée à sa poitrine, elle se contrôla pour ne pas fermer les yeux sous le choc. Elle ne comprenait pas.
Lorsqu’il s’approcha d’elle, son corps s’empli de joie. En lui tendant la main, elle retint quelques larmes.
Les présentations étaient faites, et bien qu’au milieu de la foule, ils étaient seuls au monde. Et durant une éternité, ils purent se contempler. Elle était charmante, il était beau, elle était douce, il était puissant, elle était fragile, il était protecteur, elle était intelligente, il était perspicace, elle était attendrissante, il était séduisant. Elle était lui, lui était elle, ils étaient émotions.
« Miss Natanael ? Lui demanda l’Espagnol. Vous allez bien ?
- Juste une poussière dans l’œil, ne vous inquiétez pas. »
A peine avait-elle commencé à fouiller dans son petit sac, que Carlos lui tendis un carré de soie sorti de sa pochette. Elle le remercia avec un sourire, en cillant des yeux, avant de passer délicatement le tissu sur ses paupières. Puis elle s’adressa l’ambassadeur européen.
- Je crois que j’ai présumé de mes forces mon cher ami, je vais finalement devoir vous abandonner. M'accompagnez-vous jusqu’au guichet de l’hôtel ? Vous aurez ainsi l’occasion de me présenter officiellement à Monsieur Santiago. »
C’est ainsi que les choses se passèrent. Sylvia demanda la clef de la chambre 32, s’excusa auprès de ses deux collaborateurs, et abandonna leur compagnie. Sans omettre bien sûr, de garder le carré de soie prêté par Carlos.
« Les Américains m’ont toujours paru étrange », dit-il pour son collègue. Mais elle est plus surprenante que tous, pensa-t-il.
« Je vais prendre un dernier verre à la terrasse, et ensuite je vais vous quitter à mon tour. ». L’autre restait indifférent, et ne s’y opposa pas. Après tous, il n’avait pas grand chose à lui dire.
Muni d’un parapluie, il jouait avec un verre de cognac. Il hésitait à monter dans la chambre 32. Stupidement il crut avoir peur de se faire rejeter, mais il savait qu’entre eux il n’y avait pas de doute. Ce qu’il craignait c’était plutôt d’en perdre la raison. Il avait trop de question à lui poser, il voulait la connaître, l’entendre encore parler, il voulait la voir sourire, l’entendre murmurer, Il voulait entendre son cœur battre, la prendre dans ses bras, et l’aider à s’envoler.
Arrivé dans sa chambre, Sylvia Natanael avait un sourire aux lèvres et les yeux pétillant. Elle pris un coussin, et lui envoya un direct du droit, puis un uppercut du gauche, un autre direct du droit, et le coussin eus même droit à un coup de genoux avant de finir KO sur le lit. Elle se jeta dessus, la tête enfoncée dans le coussin, mordant à pleine dent l’oreiller innocent. Et elle hurla un son qui mélangeait une joie euphorique et une colère sans limite. Elle maudissait le nom de dieu, et le remerciait tous à la fois.
Et soudain Carlos Soares Santiago fut pris de la plus grande terreur qu’il ais jamais connu. Comment osait-il trahir ainsi son pays ? Qui était-il lui pour faire passer son intérêt, sa pulsion devant l’urgence des nécessités de sa nation ? Noyé dans la tourmente il se mit à pleurer, retira le parapluie protecteur, et laissa ses larmes disparaître avec la pluie. C’était son bonheur à elle qu’il voulait. Personne ne souffrirait, mis à part lui, peut être. Il se le promit. C’était plus fort que lui, il se dirigea vers la chambre 32, et il n’y pouvait rien, car c’est ainsi.
Elle acheva le coussin en lui donnant un coup de coude, et retira sa robe pour aller prendre une douche. Elle pensait à lui, et elle avait peur d’en devenir folle. Et s’il ne venait pas ? Non, cela ne se pouvait pas. Elle voulait savoir qui il était vraiment, le voir la regarder. Elle voulait le voir rougir, l’entendre respirer. Elle voulait le serrer contre elle, le protéger de ses ailes, et avec elle l’emporter. Quand il frappa à la porte, elle ne prit pas la peine de se vêtir. Elle ouvrit la porte, et le tira contre elle, car c’est ainsi.
(A suivre)
HC
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