[Chroniques d'un saltimbanque] Gloires et déchéances

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Posée sur le pan d'une table vermoulue, la partition patientait, attendait que la pointe de la plume l’effleure, égratignant alors sa virginité. L’encre en semence créatrice permettrait ainsi à l’artiste, partisan de cette rencontre, de voir poindre avant l’aurore une œuvre digne de ce nom.

Le rythme de la musique était là, non loin, Xuh’ le sentait. Chaque battement de cœur entraînait un tempo, chacune de ses tempes frappait la mesure. Et pourtant, rien. Sa muse en devenait aphone, son poignet anxieux de voir sa jouissance artistique ainsi retenue fut pris de tremblements comme un puceau agité de spasmes involontaires devant l’antre de sa première fille de joie. D’ailleurs, quelques gouttes précoces de couleur ébène s’échappèrent de l’instrument emplumé et vinrent souiller la traîne parcheminée du feuillet.

Un soupir rageur glissa des lèvres du barde en mal d’inspiration.
Perfectionniste dans l’âme, il ne pouvait laisser une telle tâche sur sa future composition.

La plume retrouva place prêt de l’encrier, l’éloignant pour un temps de sa promise. De sa dextre, Xuh’ empoigna sa dague et commença à gratter le parchemin afin de lui rendre sa vertu.

Les yeux à quelques centimètres de la feuille, il s’appliqua à ne pas creuser de sillons, simplement de frotter la surface. L’encre était joueuse, et une simple égratignure sur le papier lui donnerait matière à glisser, à couler dedans pour en remplir l’imperfection.

Langue tirée, le visage ancrée dans un rictus de concentration, le barde exécuta sa besogne avec le plus grand soin.
Une sueur froide commençait à perler de son front. Elle lui contourna les sourcils, dansa sur ses pommettes saillantes avant de se perdre dans les poils d’une barbe entretenue.

Soudain, les cinq lignes tracées au préalable sur le document afin de guider les notes à venir s’extirpèrent du parchemin. Tels les tentacules d’une créature obscure, elles happèrent la tête de Xuh’. Ce dernier en lâcha son arme, surpris, et porta ses mains à l’encontre de la poigne chimérique.

Mais la force de l’apparition surpassait celle du troubadour. Peu à peu, il perdait le combat, se laissant à son grand dam entraîner vers le pan de table et le parchemin duquel sortaient les doigts longilignes.

Dans un dernier soubresaut, Xuh s’arqua violemment en arrière. Ses lombaires le firent souffrir, ses cervicales craquèrent sous la pression. Mais déjà l’apparition, la portée* en guise de main, reprit le dessus. Le visage de nouveau à quelques centimètres de la partition, le barde savait le combat perdu d’avance.

N’était-ce pas là, peut être, une fin idéale pour l’artiste, une mort à la hauteur de l’homme ?

Finir happé par le feuillet de son dernier requiem, sa cervelle et son sang en épitaphe charnel, devenait alors une conclusion atypique pour une personne de sa démesure. L’excès, toujours l’excès qui le suivait telle une ombre, de ses moments de gloire à ses périodes de déchéance, du sommet jusqu’à la chute … Une conclusion à la dimension de sa vie.

Ainsi soit-il, songea le saltimbanque en lâchant prise.

Paupières closes, une prière muette aux bords des lèvres, il attendait l’impact de son front sur le bureau.

Mais aucune douleur n’éclata dans son cerveau. Aucun bruit d’os cassé, de choc sur le pan de bois ou d’effusion de sang ne suivirent.

Au contraire, il sentait une douce bise lui caresser le visage, lui effleurer la peau comme une main aimante touchant du bout des doigts l’épiderme de son promis.
Décontenancé, Xuh ouvrit les yeux et posa alors le regard sur un paysage impensable : Devant lui s’étendait une plaine vallonnée, vierge de tout herbe, fleur ou arbre. Seul un chemin composé de cinq lignes parallèles balafrait l’étendue.

Une idée germa dans son esprit quant à l’endroit où il se trouvait, mais la graine peinait à percer le terreau de sa logique tant elle semblait inconcevable.

Et pourtant, il reconnaissait le tracé régulier typique d’un gaucher, la texture de l’encre et la façon dont elle imprégnait le parchemin.

- Je…je suis dans ma partition…


-à suivre-

*une portée désigne les cinq lignes parallèles qui permettent à l'auteur d'y inscrire ses notes de musique que l'on retrouve sur les diverses partitions.

Dernière modification par Le boiteux ; 21/02/2014 à 07h35.
Tout simplement superbe, j'adore

Difficile à souhait, j'ai du lire certaines phrases plusieurs fois pour bien en comprendre toute leur portée ! Une réalisation très soignée pour un sujet que j'ai trouvé conçu en 2 parties. Mon coeur balance pour la première bien que la seconde n'en soit pas moins à la hauteur.

La suite
Merci à vous deux d'avoir arpenter, le temps de quelques lignes, mon imaginaire.

Et en plus, Israphil, si mes mots ont pu te transporter jusqu'à la fin sans que tu ne t'en rendes compte, c'est un joli compliment^^

Le boiteux
Xuh ne pouvait détourner le regard du paysage onirique qui s’étalait devant lui.

Une goutte s'écrasa sur son épaule sans qu'il y prenne garde, suivie d’une seconde au sommet de son crâne. D’instinct, il ouvrit la paume pour cueillir les larmes du ciel, comme le ferait n’importe quel vagabond sillonnant les routes de Tamriel.

Mais ce qui tomba dans le creux de sa main n’avait rien d’une pluie ordinaire. Sortant de la contemplation de cette terre étrange, le troubadour posa les yeux sur un liquide noir, aussi sombre qu’une nuit sans lune.

Intrigué, il plongea l’index de sa senestre dedans et fit rouler l’ondée ainsi récoltée entre ses doigts.

-De l’encre, murmura-t-il, stupéfait.

Soudain, la goutte en question se tortilla tel un vers sortant de sa chrysalide. Elle rampa vers une phalange, s’agrippa autour et se mit à descendre de son perchoir.
La panique serra le cœur du saltimbanque d’une poigne glaciale. Il ressentait l'emprise de l'effroi se répandre dans son corps, suinter des pores de sa peau.

D’un geste sec, il envoya la créature obscure à terre. Pris d'une soudaine frénésie, il entreprit, dans une gigue hystérique, de se débarrasser de celles reçues plutôt. Aussi, se mit-il à se frotter la tête et les épaules, gesticulant comme un beau diable. Dans une rue bondée, nul doute que les badauds se seraient écartés de ce fou hurlant, de ce danseur à camisole. Mais ici, aucune âme ne pouvait juger la démesure du Bréton.

Enfin, après de multiples efforts, les gouttelettes vivantes atterrirent au sol. Aussitôt, elles se tortillèrent l’une sur l’autre, s’enlacèrent mutuellement pour ne devenir qu’une. De cette symbiose parfaite, de cette communion idéale naquit une larve de jais à la taille double.

La nouvelle nymphe ne tarda guère à se mettre en marche, ondulant en direction de Xuh.

Ce dernier recula d’un pas, anxieux.

Si d’aventure, l’encre vivante s’approchait encore, il l’écraserait du talon, se promit-il.

Mais, loin de se soucier de lui et de sa vaine menace, la créature rampante attrapa dans ses anneaux une des lignes dessinées par terre. Alors, elle s’étira en longueur, puis se mit à créer, avec l’encre de son corps, un tracé tout en arabesque.

L’œil expert du troubadour en capta les courbes et les ellipses pour comprendre rapidement, bien avant que le symbole se finisse, qu’apparaissait sur la trame une clef de sol.

Le signe graphique était parfaitement ajusté, se mariant avec les cinq parallèles de la portée. Mais Xuh n’eut guère loisir de le contempler car déjà le ciel s’assombrissait. Les gouttes couleur corbeau tombées à l’instant ne représentaient que les éclaireuses de l’averse à venir.

Inquiet, le saltimbanque leva le regard.

-à suivre-
Des nuages noirs s’amoncelaient dans les cieux, tourbillonnaient en amas vaporeux à l’écume sombre. Les Huit semblaient avoir ouvert en grand le barrage céleste et les flots noirâtres de l’apocalypse donnaient l’illusion de se déverser sur terre.

Puis, telle une mer intérieure se scindant devant le prophète, la nuée s’ouvrit en deux pour laisser apparaître une main gigantesque. Les doigts du colosse maintenaient une plume et pointaient cet outil de scribe vers Xuh.

Tétanisé face à l’apparition, ce dernier ne cilla pas. Il semblait ancrer dans le sol, l’effroi en guise de terreau, la peur enracinée dans cette terre immuable. Pourtant, ce n’était pas la dextre géante qui l’impressionnait, qui le clouait sur place, mais le fait qu’il en reconnaissait la physionomie. Des ongles aux phalanges, des tâches d’encre incrustées sur l’épiderme à l’ustensile affûté, de la callosité de l’index et du pouce par force de manipuler la mandragore, tout lui appartenait.

Soudain, le bras plongea vers lui, la penne gorgée de liquide noir en avant, telle une lance enduite du poison de la création.

Les réflexes du saltimbanque lui sauvèrent la mise. Il esquiva en un roulé-boulé arrière tandis que la pointe de l’instrument, loin de s’appesantir sur l’échec de son attaque, entreprit l’écriture de quelques notes sur le parvis.

À peine inscrite que les « Si » et « La », que les « Do » et « Ré » se mirent à résonner, créant une cacophonie musicale, un maelstrom artistique qui vibra jusqu’aux tréfonds de l’âme du Bréton.

La main céleste reprit son envol, comme pour goûter au plaisir de son œuvre avant de récidiver une tentative, toujours Xuh en ligne de mire.

Le troubadour se mit à courir pour échapper à son agresseur onirique. Chaque coup manqué faisait trembler le sol pour ensuite laisser loisir aux notes de s’élever crescendo. Le fuyard tenta de quitter la partition, de s’éloigner de ces cinq lignes tracées sur lesquelles mélodie et harmonie s’érigeaient.

Mais rien n’y faisait, la portée suivait le moindre de ses pas, le moindre mouvement pour que toujours la tablature soit sur son chemin.

-à suivre-
Pourtant, Xuh s’acharnait dans l’effort, récidivait dans les tentatives. Il s’essayait dans des feintes à droite, des pas chassés à gauche, accélérait subitement pour ralentir par la suite. Rien n’y faisait, la tablature lui collait aux semelles aussi sûrement que la main divine, armée de sa plume, le poursuivait.


Chaque attaque laissait son lot de notes qui s’ajustaient à la perfection avec la mélodie précédente. Les cieux grondaient au rythme de la musique, tonnerre symphonique pour opéra climatique.


Dans cette course effrénée, les battements de cœur du troubadour battaient la mesure en concerto fuyarde. Sa survie ne dépendait que de sa vivacité à éviter les charges aériennes de ce bras titanesque. Plus d’une fois la pointe gorgée d’encre l’effleura, traçant alors à quelques centimètres de ses bottes des « mi » et « sol » vengeurs ; plus d’une fois une roulade salvatrice le préserva de l’estoc emplumé et ce fut des « do » et la » qui résultèrent de l’échec.


Soudain, la trame lui fit un croc en jambe vicieux. Xuh s’écroula à terre pour finir enchevêtré dans la portée. Les cinq lignes qui jusqu’ici se contentaient de dessiner un chemin dans cet horizon monochrome, devinrent alors un filet aux fibres de jais, serrant dans l’étreinte de mailles vivantes le corps exténué du barbe.


Tel le papillon prisonnier de la toile arachnide, le Bréton s’agita en tout sens, battant des mains, des bras et des jambes pour se libérer de l’embrassade gluante. En vain.


Pris au piège, il ne pouvait plus qu’espérer une fin rapide, sans souffrance ni douleur. Des yeux, il fixa la main colossale piquée vers lui et se crut, l’espace d’un instant, devenu le mulot tétanisé devant le faucon pèlerin, la plume en liant mortuaire.


L’instrument en question au bout duquel suintait une goutte ébène s’approcha, s’approcha encore, le cœur du malheureux captif en ligne de mire. Alors vint l’impact … et avec le retour à la réalité.

Xuh se tenait là, assis sur la chaise de sa chambre loué pour la nuit. Sur la table devant lui s’étalait son matériel : un encrier à demi vide dont quelques gouttes perlaient contre la paroi, la dague qui lui avait servi de grattoir plus tôt, son pot de mandragore à l’origine de son délire onirique et le parchemin, vierge jadis, désormais rempli de notes où les clés ascendantes et descendantes se succédaient, alternants les lignes et interlignes pour devenir une œuvre originale.


Enfin, dans sa senestre, le troubadour tenait une plume. Avec peine, il desserra les doigts et la laissa choir sur le pan de travail.


La drogue quittait peu à peu son organisme. Un mal de crâne lancinant lui dévora les tempes. Par la vitre encrassée de sa chambre, les rayons du soleil cherchaient à pénétrer le caveau de l’artiste dépravé.

Le jour se levait … il était temps que Xuh se couche…

Fin du premier acte
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