Les villageois nous avaient distribués plein de petits baluchons, et je me réjouissais d’en avoir pris plusieurs, parce que les baluchons étaient aussi petits que les Eniripsas, et j’avais vraiment faim !
- Oh non… s’écria Ahulane en déballant son paquet.
- Bah quoi ? demanda Orpin, la bouche pleine de cawottes râpées.
- J’aime pas le Scarafeuille…
- Je t’échange tes sandwiches au Scarafeuille contre mes tartines de pâté de Piou ! lui proposais-je.
Comment peut-on ne pas aimer le Scarafeuille ? Ça croque sous la dent, tout en libérant un petit jus légèrement amer, qui rappelle un peu la chair de larve fraîchement chassée. Je croquais dans le sandwich à pleines dents : il y avait même des petits bouts de fromage de Bouftou… Il y en a vraiment qui ne savent pas ce qui est bon.
Tout le monde mangeait de bon cœur, on n’entendait plus que les bruits de mastication, tout le monde était bien trop affamé pour parler. Latigo laissa sortir son compagnon à plume de sa poche, et émietta un peu de pain Gre pour lui. Ret’Syo était assis avec nous, mais ne mangeait pas. Apparemment, cette rumeur comme quoi les Xelors n’avaient pas besoin de manger était vraie… Je ne l’avais pas vu dormir non plus. Feth-Fiada avait enlevé son voile pour manger, je me demande bien pourquoi elle porte ce truc, ça lui cache tout le visage… c’est un gâchis incommensurable ! Je me demande si elle dort avec, tiens. C’est quand même une drôle d’idée de montrer ainsi ses cuisses, son ventre et son décolleté, mais cacher son visage. Ocicat était assis avec nous, et mangeait ses larves croq’sel en silence, en avalant une gorgée de lait-lait de temps en temps. La petite Callune, à côté de moi, grignotait à petites bouchées sa part de gâteau. Elle s’aperçut que je l’observais, et sortit vivement une seconde part de son baluchon.
- Oh pardon… je ne vous en ai pas proposé, quelqu’un veut du gâteau à la Rose Démoniaque ?
- Ah bah écoute, c’est pas pour ça que je te regardais, mais si t’en veux pas, j’en veux bien !
Elle me donna sa part de gâteau.
- Tu as un bout d’aile de Scarafeuille là, dit-elle en montrant le coin de sa bouche.
Je reçus un bout de gelée en pleine figure.
- T’as un peu de gelée, là, dit Selco en me montrant sa joue.
- Tututu, on ne joue pas avec la nourriture ! dit Dino en secouant son index vers Selco.
- C’est pas de la nourriture, c’est Catimuron !
- De la gelée fraise, en plus ! s’indigna Fiada. Si vous en voulez pas, donnez la-moi !
- Voyons, Fiada, et votre ligne ? dit Latigo en s’emparant du pot de gelée.
- Quoi ma ligne ??? s’écria Fiada, vexée. Elle va très bien, ma ligne…
Dino acquiesça silencieusement en lorgnant sur le décolleté de la dame.
- Bon… je propose une expédition-pipi dans la salle d’à côté, mesdemoiselles. dit Obside en essuyant les miettes de pain sur son pantalon.
- D’accord, bonne idée, dit le Iop en se levant.
- Selco… t’es con, ou tu le fais exprès ?
- Qui ne tente rien n’a rien… dit-il en se rasseyant.
- Moi aussi j’aimerais pisser, alors on se grouille ! dit-je.
Elles disparurent derrière la porte que nous venions de franchir. Ocicat entreprit de mélanger ses cartes, avec une dextérité impressionnante.
- Je vous fais un tour de magie ? demanda-t-il au bout de quelques minutes.
C’est la première phrase presque aimable que j’entendais sortir de sa bouche. Je n’étais pas le seul étonné par cette proposition, nous nous regardâmes tous les yeux écarquillés. Même Orpin avait l’air curieux de voir la suite, oubliant sa rancune. Ocicat continua de mélanger ses cartes sans rien sembler remarquer.
- Euh, oui, ok… dit Dino.
Il mis ses cartes en éventail, et les tendit vers Orpin.
- Pioche une carte, sans me la montrer
Orpin s’exécuta.
- Montre-la aux autres, et mémorisez-la bien.
Nous nous penchâmes sur lui pour voir sa carte. C’était un quatre de carreau.
- C’est bon.
- Remets la dans le paquet, n’importe où.
Il tendit à nouveau son jeu, en tournant la tête et en fermant les yeux pour ne pas voir où Orpin la remettait.
- Voilà.
Ocicat réunit son jeu en petit tas, et le plaça sur le sol.
- Coupe.
Orpin coupa le jeu, puis Ocicat le pris dans une main, le lança dans son autre main en faisant voler les cartes, dans un sens, puis dans l’autre, et même horizontalement. Puis il refit un paquet, le tint fermement dans sa main gauche, et donna une pichenette sur le côté avec sa main droite. Une carte sortit à moitié du jeu, et il fit signe à Orpin de la prendre. Orpin tira la carte : c’était un quatre de carreau…
- Attends… Tu peux refaire ?
La porte se rouvrit, et les filles sortirent des toilettes improvisées en caquetant comme des Poolays.
- Alors, c’était bien ? leur demandais-je.
- Super, vous auriez dû venir ! me répondit Latigo.
- Mais je VOULAIS venir ! s’indigna Selco.
- Désolé mon pote, c’est avec nous que tu pisseras ! dit-je en entourant son cou de mon bras, le traînant à travers la porte.
Nous nous alignâmes face au mur, et l’arrosâmes généreusement.
- Je sais pas pourquoi, mais ça m’excite beaucoup moins…
Nous étions tous les 5 alignés face à un mur de terre, 5 personnes de race différente, de l’Eniripsa de la taille de trois Tofus empilés à moi-même, qui dépassais Selco de deux têtes… Tous les 5 alignés, en train d’uriner sur le même mur. C’était beau et complètement ridicule à la fois.
- Il pisse pas le Xelor ? demanda Ocicat.
- Non, et il ne mange pas non plus, ni ne dort. Enfin si, mais pas aussi souvent que nous : leur horloge interne est complètement différente de la nôtre, leur cycle est plus long, et ils vivent deux fois plus longtemps, expliqua Dino.
- Ah c’est pratique ça… dit-je en remontant mon slip.
- Dis donc, t’en sais des choses, papi ! dit Selco.
- Ah non ! Ne m’appelle pas « papi » !! J’ai à peine 50 ans !
- C’est ce que je dis.
Nous ressortîmes de la salle, et trouvâmes les filles en train de bavarder plus que jamais. Même Ahulane-la-timide s’y mettait : c’est dingue comme pisser ensemble peut créer des liens…
- Rapides les gars ! dit Prytwen.
- Oui hein ? Pas eu le temps de faire un tour de magie ? lança Ocicat.
- Heu… quoi ?
- Non, rien… répondit-il avec un sourire en coin.
Ça y est, Ocicat se met à faire de l’humour, c’est le début de la fin des cawottes sont cuites.
Nous ramassâmes les reste de notre pique-nique, Prytwen fit l’inventaire de ce qui n’avait pas été mangé, et rassembla le tout dans un baluchon.
- Il reste un paquet de chips goût Tofu grillé, un paquet de Shingelax multicolores, un fond de gelée fraise, quelques cuisses de Bouftou rôti, plein de briochettes et une gourde pleine de bière. On va garder tout ça pour la suite, on ne sait pas combien de temps il nous reste avant de voir le bout du tunnel…
- Je veux bien encore de la bière… dit Dino avec un air gourmand.
- Dino, je trouve que ça n’est pas très prudent avant un combat… le prévint Prytwen.
L’Enutrof prit une rasade de bière, puis s’essuya la moustache du revers de la main.
- Et pourquoi ? Il y a des guerriers qui se saoulent exprès avant les combats, voire pendant, ça leur confère courage et force !
- N’importe quoi…
- Mais bien sûr que si, ma jolie, sur une île loin à l’est d’Astrub vit un peuple adorant la Déesse de la boisson et de la fête…
- Non mais N’IMPORTE QUOI…
- Mais SI ! Puisque j’y suis allé !
- Et pourquoi personne à part toi n’en a jamais entendu parler ?
- Mais parce que c’est loin, et parce que vous ne connaissez rien, et parce que j’ai voyagé, moi !
- Et t’as rien trouvé de mieux pour pouvoir boire tranquille ?
- Mais… mais PAS DU TOUT ! Je vous jure que c’est VRAI ! Une île recouverte de forêts, et avec des monstres terribles ! Et un village dont les habitants boivent pour vénérer leur Déesse ! Même les femmes boivent et… Ha les femmes, elles sont superbe, ces courbes, ce pelage, rhaaahhh…
- Bon, Dino…
- JE JURE QUE C’EST LA VERITE !!!
- Dino, mon pote, je te crois moi, je te crois… lui dis-je en le prenant par les épaules. Quand tout ça sera terminé, tu m’y emmèneras, et on boira tout ce qu’on pourra, entre hommes, c’est trop beau pour ne pas être vrai ce que tu dis !
- OUAIS CATIMURON MON POTE ! ET ON LEUR EN LAISSERA PAS UNE GOUTTE !!
- Eh nan moi je veux venir eh…
- OUAIS, SELCO AVEC NOUS !!
Tout à coup, le sol trembla sous nos pieds, nous arrachant à nos délires, nous rappelant à la dure réalité…
Un silence de mort était retombé dans la salle… Nous nous regardâmes les uns les autres, l’oreille tendue, à l’affût du moindre bruit. J’avais machinalement porté ma main à mon bâton…
- C’était lui… chuchota Orpin.
En guise de réponse, un cri terrible retentit, le même cri que celui que nous avions entendu dehors, mais d’une puissance telle que les murs en tremblèrent. Callune se boucha les oreilles et hurla de frayeur, mais je l’entendis à peine. J’étais tétanisé, les yeux exorbités fixant la porte, incapable de bouger le moindre muscle. Cet instant me parût durer une éternité…
Le cri s’éteignit brusquement, répété en écho pendant quelques secondes encore. Nous étions figés comme des statues, seuls les sanglots de Callune venaient troubler le silence de mort qui était retombé sur nous. Je me retournais lentement vers mes camarades. Callune était dans les bras d’Orpin, qui lui disait des paroles réconfortantes en bégayant. Ahulane serrait mon bras comme une poupée. Selco, derrière ses allures de fier chevalier sans peur, n’en menait pas bien large non plus… Ret’Syo n’avait pas bougé, et regardait la porte fixement, ses bandages masquant toute trace d’émotion. Il mit cependant un long moment avant de réaliser que son chapeau était tombé. Ocicat avait fait un bond impressionnant en arrière, et avait sorti son épée de son fourreau, toutes griffes dehors, les poils de la queue hérissés.
Moi-même, je crois bien que si je n’avais pas été aux toilettes juste avant, je me serais fait dessus…
Feth-Fiada fut la première à recouvrer ses esprits. Ses yeux écarquillés quittèrent enfin la porte, elle se tourna vers nous et pris la parole d’une voix qui se voulait ferme et rassurante, mais qui tremblait cependant un peu.
- Bon, au moins on sait où on est dans notre avancée. On a bien fait de s’arrêter à cet endroit… On ne se laisse pas impressionner, d’accord ? Il crie plus fort que nous, c’est un fait, mais ça n’est pas un concours de cris ici, on est venus lui défoncer la tronche, et on va le faire. Alors c’est parti.
- Non attendez, c’est pas parti : on va en profiter pour mieux se préparer, et élaborer un plan de combat, clama Dino en se plaçant au milieu du groupe.
- Pour commencer, une chose importante : il faut tout d’abord qu’Orpin et Callune lancent un sort de stimulation, qui nous sera plus qu’utile. Il faudra vous placer comme ils vous l’indiqueront.
- En fait c’est assez simple, dit Orpin, qui serrait toujours Callune dans ses bras. Au début du combat, restez près de nous, bien alignés. On s’occupe du reste. Veillez à ne pas trop vous éloigner de nous au cours du combat, qu’on puisse intervenir à tout moment en cas de besoin.
- Je connais également un sort utile en début de combat, dit Ret’Syo. Un sort de dévouement, qui vous accélérera. De même que pour Orpin et Callune, essayez de rester alignés.
- Ok, Orpin, Callune et Ret’Syo se placent au milieu de la ligne, reprit Dino.
Il s’accroupit, et dessina des symboles au sol en donnant des indications. J’avoue que je n’ai pas vraiment tout écouté, le décolleté de Feth-Fiada étant, ma foi, bien plus intéressant, mais on ne me demandait pas grand-chose de bien difficile pour ce combat.
- …et Selco, toi, tu tapes.
- OK CHEF !!
Je remarquais alors le regard de Latigo : elle regardait quelque chose derrière moi avec des yeux horrifiés. Je me retournais pour voir : Obside était adossée au mur de la galerie, sans expression, ses yeux sans pupille perdus dans le vague. Elle était en train de se lacérer consciencieusement l’avant-bras avec son canif… Elle le plantait dans ses chairs, faisait glisser la lame le long du bras, la tournait pour écarter la plaie et faire couler le sang, puis recommençait. Je me retournais vers Dino, espérant une explication sur cet étrange rituel. Il leva les yeux de son plan de bataille, et remarqua alors la scène à laquelle nous étions tous en train d’assister sans la comprendre.
- Oh… ça n’est rien, ne vous inquiétez pas, Obside va bien et elle sait très bien ce qu’elle fait, nous dit-il à voix basse. C’est un rituel Sacrieur destiné à canaliser la douleur, à la dominer, pour la transformer en force. Attendons qu’elle termine, rééquipez vous en attendant.
Nous nous mîmes à l’œuvre, en gardant néanmoins un œil inquiet sur elle. Le sang tombait à grosses gouttes sur ses pieds nus. Elle continua jusqu’à ce que son bras soit recouvert de rouge, de son coude au bout de ses doigts.
- Bon, ça suffit là, elle va arrêter quand même… murmura Latigo, pâle.
En effet, Obside laissa son bras gauche en paix. Elle changea sa lame de main, et la planta dans son bras droit avec le même calme et la même concentration. Latigo porta une main à sa bouche, et détourna les yeux.
Callune, elle, à mon grand étonnement, n’étais nullement dégoûtée. Elle l’observait tranquillement, l’air intéressé. Après tout, elle est médecin, elle doit en avoir vu des bobos… Je décidais d’examiner une dernière fois mon sac de graines, et d’en faire l’inventaire, pour détourner l’attention de mon envie de vomir. Le silence pesant qui régnait était impressionnant. Nous étions tous tendus, concentrés, et – il faut bien l’avouer – morts de trouille.
- Allons-y.
Obside quitta son mur, les bras plus rouges que si elle les avait plongés dans un pot de teinture, et se plaça devant la porte. Une étrange aura de puissance se dégageait d’elle.
- Prêts ?
- Ouvre !
Elle fit voler la porte en éclat d’un puissant coup de pied. Nous nous précipitâmes dans l’ouverture à sa suite, nous plaçant en ligne comme Dino l’avait dit. Orpin et Callune prononcèrent leurs formules magiques à voix basse, Ret’Syo faisait des gestes que je devinais dans la pénombre, et je me sentis tout à coup prêt à l’impossible, la fatigue du chemin avait disparu, je me sentais plus en forme que jamais. Il faisait chaud comme dans un four, et quelque part devant moi, j’entendais une respiration sourde et profonde.
- Attention ! chuchota Ahulane, haletante. Prêts ?
Sans attendre de réponse, elle décocha une série de flèches enflammées qui allèrent se ficher dans les parois de l’immense grotte où nous nous trouvions. Nous découvrîmes alors le visage de notre adversaire.